Pour un véritable service public du médicament

Au plus fort de la pandémie, nous avons vécu au rythme du décompte quotidien des victimes du Covid-19. Chaque jour, son lot de nouveaux cas, de nouvelles hospitalisations et de nouveaux décès. À chaque semaine son intervention du directeur général de la santé pour livrer des chiffres bruts, sans aucune mise en perspective, sans aucune analyse, sans aucune réflexion. Imaginez maintenant le même décompte macabre pour ces maladies non émergentes, mais aux statistiques pour le moins effroyables. Le paludisme, par exemple. Cette année, il y aura plus de 200 millions de cas, dont plus de 400 000 mortels. Comme en 2019. Comme en 2018. Et comme les années précédentes. Majoritairement des enfants de moins de 5 ans. À l’issue du confinement, le 11 mai, on aurait pu comptabiliser environ 150 000 mort.es, dont 100 000 enfants de moins de 5 ans. Le lendemain, cela aurait été 151 000 mort.es. Dont 100 700 enfants de moins de 5 ans. Les mort.es s’accumulent ainsi, inexorablement, dans le plus grand silence. Et au premier janvier 2021 les compteurs seront remis à zéro – pour suivre la même courbe silencieuse une année supplémentaire. Pourquoi Jérôme Salomon n’a-t-il jamais pris la parole pour égrener le bilan hebdomadaire du paludisme ? Pourquoi n’y a-t-il pas de plan d’urgence international, de milliards de dollars investis pour financer la recherche contre ce parasite à la hauteur du problème de santé publique qu’il représente ? Parce qu’aux yeux de l’industrie pharmaceutique, un malade est avant tout un client. Et des client.es qui crèvent de faim dans la misère, qui doivent survivre avec moins d’un ou deux dollars par jour, ne sont pas des client.es solvables.

C’est la réalité crue. Quel que soit le secteur d’activité, le moteur de l’économie capitaliste reste le même : la recherche de profit. Il en est de même pour l’industrie pharmaceutique. De ce point de vue, son moteur est une des perles des marchés : des bénéfices astronomiques et des dividendes sans précédent. Le malheur des uns faisant le bonheur des autres, la crise sanitaire actuelle représente une aubaine pour le secteur. Cette fois-ci, les client.es sont solvables. On les compte en millions, voire, potentiellement, en milliards. Comme ils s’engageraient dans une ruée vers l’or, les laboratoires se sont lancés dans une course frénétique pour être le premier à mettre sur le marché une molécule un tant soit peu efficace pour prévenir ou traiter le Covid-19.

Soi-disant afin de “partager les risques”, ils veulent profiter de la crise pour obtenir de l’argent public. Le Directeur Général de Sanofi, Paul Hudson, a fait scandale en annonçant que les États-Unis, qui avaient investi 30 millions de dollars pour soutenir les recherches de son groupe, obtiendraient les vaccins en premier. Ce chantage visait à mettre en concurrence les États entre eux afin de faire monter les enchères d’aides publiques. Pour une firme qui a réalisé un chiffre d’affaires de 36,13 milliards d’euros en 2019, 30 millions de dollars est une somme presque dérisoire. Pourtant, mises bout à bout, ces aides représentent déjà “un pognon de dingue ” ! Sur dix ans, outre les millions américains pour le programme vaccinal, le groupe a bénéficié de la part des pouvoirs publics français d’au moins 1,5 milliard d’euros de crédits d’impôt (Crédit d’Impôt Recherche -CIR- et Crédit d’Impôt compétitivité Emploi -CICE- sans compter d’autres niches fiscales comme le mécénat, l’apprentissage, etc.). Dans la même période, Sanofi a supprimé 40% de ses postes de recherche en France. Comble de l’hypocrisie, au titre de l’exercice 2019, le groupe a versé début mai près de 4 milliards d’euros de dividendes à ses actionnaires !

“La santé est un bien commun”

Voici l’expression que nous avons pu entendre en boucle après les annonces de Paul Hudson. Même le gouvernement s’est cru obligé de réagir en prétendant vouloir que le vaccin soit “extrait des lois du marché”. C’est une expression qui ne mange pas de pain. Pourtant, si on la prend au sérieux, elle est lourde de signification. Il est contradictoire d’imaginer que la propriété d’un “bien commun” puisse être privée. Quel cadre nos sociétés ont-elles créé pour que la propriété d’un bien commun puisse être commune ? Celui des services publics.

Si, à gauche, tout le monde s’accorde à dire qu’il faut préserver et étendre les services publics, peu sont ceux qui répondent à la question : comment ? Concernant l’industrie pharmaceutique, le PCF, la France Insoumise où encore la CGT portent une revendication commune :  la création d’un Pôle public du médicament. Le PCF et la France Insoumise ont chacun déposé leur projet de loi en ce sens, respectivement en octobre 2019 et avril 2020. Leurs propositions législatives dessinent les contours d’un dispositif équivalent, où la question de savoir comment sera mise en place une ligne de production publique n’est pas même effleurée. Nous tâcherons cependant de démontrer en quoi cette proposition programmatique de Pôle public du médicament n’est ni possible, ni même souhaitable et pour quelles raisons nous défendons l’idée d’un service public du médicament – obtenu par une attaque directe à la propriété capitaliste : l’expropriation.

Un Pôle public du médicament : ni possible …

Dans un de ses articles[1], Fabien Cohen, membre de la Commission Nationale Santé / Protection sociale du PCF et un des tenants du Pôle public du médicament, affiche l’ambition de “mettre en concurrence le monopole du privé”. Non seulement une telle ambition ne remet pas en cause la règle du jeu, mais elle prétend qu’il est possible de s’y imposer.

Un Pôle public n’aurait certes pas à payer de dividendes. Mais on attendrait de lui de meilleures conditions de travail, des prix plus bas que ses concurrents et des efforts de recherche et développement dans des domaines dictés par les intérêts de santé publique, où la perspective de bénéfices n’est pas celle à laquelle se sont habitués les industriels du secteur. Existe-t-il ne serait-ce qu’un seul exemple d’une entreprise publique qui ait pu rester compétitive, ou bien même seulement viable économiquement, en remplissant ces conditions ?

Dans un monde capitaliste, la compétitivité est définie selon les critères du marché. Une société qui souhaite concurrencer le secteur privé devra se soumettre à ces critères. Les exemples de France Télécom et d’Air France, ou de ce que sont en train de devenir La Poste et la SNCF parlent d’eux-mêmes. La mise en concurrence d’une entreprise publique dégrade les conditions de travail de ses travailleuses et ses travailleurs.

Mais à y regarder de plus près, l’ambition de la concurrence est bien modeste. Pour Fabien Cohen, une des missions de ce Pôle public serait “notamment” de permettre “de stopper l’abandon par les trusts pharmaceutiques des produits financièrement “non rentables””. Le projet de loi du PCF ne s’encombre même pas d’un “notamment” : pour ce qui est de la production, il limite la fonction du Pôle à “assurer la continuité de la production de médicaments essentiels pour lesquels il existe des tensions d’approvisionnement”(Art. L. 5111‑1‑A.-I-4). Autrement dit, le Pôle public serait voué à “concurrencer” le privé précisément là où il n’y a pas de concurrence, dans les secteurs que ce dernier souhaite de toute façon abandonner puisqu’il n’y fait pas suffisamment de profits. Les firmes pourraient alors abandonner totalement une production sans la crainte de scandale pour défaut d’approvisionnement puisque le public se donnerait pour mission de prendre le relais. En fin de compte, cela reviendrait à prendre une part active à la socialisation des pertes pour mieux laisser les capitalistes privatiser les profits.

Un Pôle public du médicament : … ni souhaitable

Mais admettons le Pôle public parvienne malgré tout à concurrencer le secteur privé sur des secteurs “rentables” : cela signifierait que le Pôle public gagnerait des parts de marché au détriment du secteur privé. Il y aurait en conséquence une diminution des bénéfices du secteur privé et, donc, des restructurations de celui-ci pour redevenir compétitif. In fine, cela aboutirait à une accélération du processus actuel : des fermetures de centre de recherche, des délocalisations et des licenciements. Un objectif diamétralement opposé aux intérêts des salariés du privé. On pourrait promettre d’embaucher les licenciés dans le secteur public, mais dans quelle mesure cela serait à leur avantage puisque le secteur public serait devenu compétitif en calquant sa gestion sur le privé ? Et puis, que proposer maintenant aux salariés en lutte dans les laboratoires privés ? Nous leur proposons de lutter pour que l’État crée une entreprise visant à concurrencer la leur !

Il est illusoire de croire que le secteur public puisse concurrencer efficacement le privé dans l’arène du libre marché, sauf s’il accepte de le prendre pour modèle. Et même en admettant l’hypothèse que cela puisse être le cas, la concurrence public-privé se ferait en définitive au détriment de l’ensemble des salariés. Pour souligner une dernière aberration : la constitution de lignes de productions publiques nécessiterait l’achat d’outils productifs (au secteur privé, mais passons) pour détruire ceux du secteur privé. Pourquoi diable s’acharner à vouloir créer une filière publique de toutes pièces quand il serait possible d’exproprier les capitalistes et prendre le contrôle des outils de production et du savoir-faire déjà existants ?

Pour un service public du médicament !

Afin d’intégrer tout ou partie d’un secteur privé à un secteur public, nous ne voyons que deux options possibles, l’une légale, l’autre révolutionnaire.

La voie légale n’est rien d’autre que le rachat. Thierry Bodin, secrétaire CGT Sanofi, rappelle que “la constitution actuelle nous imposerait d’indemniser les actionnaires en cas de nationalisation. Au regard du coût exorbitant de l’entreprise, cette solution semble difficile.” Dans le même entretien, il explique pourtant que la production publique de principes actifs française est, à l’heure actuelle, quasi nulle. Démarrer des lignes de productions publiques demanderait par conséquent un investissement massif – et donc un coût, là aussi, exorbitant. Mais peu importe : au fond la question n’est pas celle du coût de l’entreprise. Là où les tenants du Pôle public excluent de racheter, nous excluons de payer. Un euro d’argent public dépensé pour faire l’acquisition des laboratoires privés serait un euro de trop.

Les communistes ont la prétention d’être des militants révolutionnaires, car ils défendent le droit de la majorité à s’approprier, sous la contrainte s’il le faut, l’outil productif qui permet à une minorité de s’enrichir sur son dos. Les communistes ont l’insolence de penser que la santé publique passe avant le droit à la propriété capitaliste. Ils considèrent que la fortune accumulée par les grands actionnaires n’est pas légitime : elle repose sur l’exploitation du travail salarié. Ce sont les salariés qui créent les richesses, c’est à elles et eux qu’elles doivent revenir.

Et puis que parle-t-on de racheter ? L’histoire de Sanofi, troisième groupe pharmaceutique mondial, leader mondial dans les vaccins, est typique de ces géants industriels issus de la fusion de groupes publics et de groupes privés ayant profité des commandes et du soutien des pouvoirs publics. La firme a bénéficié pour son développement de la recherche publique. Son chiffre d’affaires, comme toutes les ventes de produits pharmaceutiques sur le territoire français, elle le doit avant tout à la Sécurité Sociale et aux agences publiques étatiques qui fixent les prix des médicaments. Ces agences garantissent non seulement un prix, mais aussi un volume de vente. Les investisseurs se targuent de prendre des risques, mais de quels risques peuvent-ils se prévaloir lorsque les autorités publiques se portent garantes de leurs chiffres d’affaires ? Et n’ont-ils pas profité de salarié.es formé.es par un système éducatif public ? Ou encore le public ne leur épargne-t-il pas de supporter les “coûts” de la recherche fondamentale ?

Le programme historique des communistes propose une alternative en rupture avec le cadre légal actuel. Niant la légitimité de la propriété capitaliste, assumant que le droit à une vie décente est supérieur à celui de la propriété sur un outil de travail, nous proposons l’expropriation comme moyen d’obtenir l’extension du secteur public. Cette expropriation ne serait compensée par aucune forme d’indemnisation des grands actionnaires. Il s’agit d’une attaque directe à la propriété capitaliste des moyens de production, qui devra être exercée sous la contrainte, par la mobilisation des salariés et de la population. C’est la voie révolutionnaire.

Cela ne se fera pas sans obstacle. On peut déjà anticiper un des arguments des tenants de la voie légale : Sanofi, par exemple, est une multinationale, détenue à plus de 60% par des capitalistes étrangers  et dont la production est répartie sur 32 pays. Nous ne pourrions que nous approprier les sites situés sur le territoire français. Les capacités de production seraient-elles suffisantes ? Probablement pas. Mais cela constituerait une bonne base de départ. On prend ce qui existe et on complète avec ce dont on a besoin.

Une telle mesure serait une déclaration de guerre contre les marchés financiers. La classe dirigeante réagirait notamment par une fuite massive de capitaux, à laquelle il faudrait s’opposer, que ce soit des capitaux français ou étrangers. En prenant l’initiative de dévoiler tous les documents relevant du secret des affaires, nous dévoilerions leur cynisme, leurs magouilles et leurs corruptions. Nous convaincrions les derniers hésitants que les grands actionnaires ne méritaient aucune indemnisation. En prenant en même temps l’initiative de dévoiler tous les brevets et secrets industriels, les peuples du monde pourraient distinguer nos intentions réelles de la propagande de leurs gouvernements. En mettant en place un dispositif sécurisé pour recueillir les fuites de “lanceurs d’alertes” et en leur garantissant, si besoin, une sécurité physique et une assistance matérielle d’urgence, nous aurions la garantie d’un flux de “PharmaLeaks” international. Les pouvoirs publics commettraient alors cet affront impardonnable : donner libre accès à ces connaissances à l’ensemble de l’humanité. Nous pourrions produire et exporter des médicaments à bas coût. Nous pourrions proposer, par exemple, le Sofosbuvir, un médicament contre l’hépatite C, à un prix proche de son coût de fabrication (moins de 200 euros) plutôt que de son prix de vente (près de 30 000 euros la cure en France). Les gouvernements qui refuseraient au motif que cela contreviendrait aux règles du marché auraient à faire face à la pression de leurs populations respectives. En acceptant d’importer ou même en se lançant dans une production nationale, ils contribueraient à assécher les sources de profits des multinationales. Nous encouragerions la classe ouvrière de tous les pays à nous emboîter le pas : ce ne serait que lorsque d’autres pays suivraient qu’une véritable coopération internationale deviendrait possible, libérée de la concurrence et de l’impératif de profit immédiat.

La propriété commune d’un bien commun est-elle suffisante ?

Les exemples de nationalisation du passé ne sont pas des exemples à suivre. Bien souvent, ces nationalisations ont permis de socialiser les pertes pour, lorsque l’entreprise était de nouveau florissante, la privatiser à nouveau. De plus, la gestion actuelle des services publics démontre que la question de la propriété n’est pas une garantie en soi de démocratie sur le lieu de travail.

La société capitaliste souhaite faire de nous des consommateurs passifs. Mais nous sommes avant tout des producteurs de richesses. En tant que tels, nous devons éviter le piège du « consom’acteur ». Nous ne voulons pas choisir ce que nous consommons : nous voulons choisir ce que nous produisons. Et c’est particulièrement le cas pour les produits pharmaceutiques.

Cela implique d’étendre les droits démocratiques de la vie civile aux lieux de production et des administrations publiques. Cela passe effectivement par de “nouveaux droits” pour les travailleuses et les travailleurs. Le premier de ces droits serait posé : un droit de propriété égal pour tous. Pour ensuite assurer une maîtrise collective de l’outil de travail, il faudra créer un cadre permettant l’intervention et un contrôle direct de la production par les premier.es concerné.es. Cela demande une transformation de toutes nos structures institutionnelles. Enfin, pourquoi ce qui serait vrai pour l’industrie pharmaceutique ne le serait-il pas pour les autres secteurs clés de l’économie ? Une gestion démocratique de l’économie permettrait une planification harmonieuse de la production, afin de répondre aux réels besoins de la société et de partager le temps de travail. C’est le programme avec lequel nous devrions renouer.

Boris Campos, PCF Lorient

25 juillet 2020

[1] “Une politique industrielle du médicament par la mise en place d’un Pôle public du Médicament en France et en Europe”, dans Les cahiers de santé publique et de la protection sociale, n°16, p.63

[2] Aussi incroyable que cela puisse paraître, pour Fabien Cohen, le “point central” du financement du Pôle public “serait qu’il puisse être propriétaire des brevets qu’il a financé et qu’il puisse les commercialiser ou encore fabriquer les produits issus de cette recherche”. Drôle de façon de concevoir le médicament comme “un bien commun universel” !

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