Les petits agriculteurs pris au piège du système capitaliste

Il n’aura fallu qu’une semaine au Premier Ministre, Gabriel Attal, après que la mèche du mouvement de blocages des autoroutes par les agriculteurs ait été allumée, pour s’engager sur des mesurettes rapides et annoncer « mettre l’agriculture au-dessus de tout » pour tenter d’éteindre le feu de leur colère.

Mise en place d’aide d’urgences, accélération des versements de la PAC, simplification des contrôles administratifs, tentatives de pressions sur la grande distribution, abrogation du délai de recours pour la mise en œuvre de certains projets (mégabassines), placement de l’Office Français de la Biodiversité sous la tutelle des Préfets, simplification des curages, dérogations sur les jachères, opposition à l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur… Bref, « du concret et du solide »… Le gouvernement Attal, accueille dans un premier temps la lutte des agriculteurs, contrairement à d’autres luttes, avec bienveillance, en la qualifiant de « colère saine ». Malgré les blocages, les barrages filtrants et les actions coup de poing, le ministre de l’Intérieur n’a pas souhaité faire intervenir les forces de l’ordre immédiatement, en tant qu’élu d’un territoire rural, habitué aux « coups de sang légitimes de ceux qui souffrent, qui ne gagnent pas beaucoup d’argent et qui travaillent très fort ». Selon lui « on ne répond pas à la souffrance en envoyant les CRS ».

Si la colère des agriculteurs est légitime, force est de constater l’inégalité de traitement qui est faite par le gouvernement entre les militants écologistes, qui luttent pour préserver les ressources et la biodiversité, qualifiés de « terroristes », et les agriculteurs qualifiés de « patriotes ».

À 5 mois des élections européennes et après la défaite des candidats Renaissance dans les territoires ruraux lors des dernières élections législatives, le gouvernement adopte des mesures électoralistes pour notamment contrer la montée du Rassemblement National. Si à court terme ces mesurettes peuvent permettre une légère amélioration des conditions de travail des agriculteurs, elles ne s’attaquent pas aux racines du malaise dans lequel les agriculteurs sont embourbés. Elles répondent pour partie aux revendications de la FNSEA, premier syndicat agricole, présidé par Arnaud Rousseau, homme d’affaires et patron de la puissante multinationale Avril, avec 9 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2022 et quatrième plus grosse entreprise de l’agro-industrie, derrière Danone, Lactalis et Pernot Ricard. Arnaud Rousseau tente d’instrumentaliser la colère des agriculteurs afin de faire pression sur le gouvernement et l’Union européenne. Il avance le mot d’ordre de « retrouver la liberté d’entreprendre » en fustigeant les charges administratives incohérentes et les normes environnementales, nuisibles selon lui aux grandes firmes de l’agro-industrie.

Un mouvement aux revendications divergentes

Ce mouvement multiforme porte des revendications et des visions du système agricole parfois divergentes, entre celles portées par la FNSEA et les Jeunes Agriculteurs, d’un côté, et celles portées par la Confédération Paysanne, de l’autre. Si pour les premiers, le bouc émissaire tout trouvé face à ce malaise est en grande partie l’Europe et son Pacte vert, avec sa stratégie de réduction des pesticides et son « soutien » à la biodiversité. Pour la Confédération paysanne, il s’agit de mettre fin au libre-échange, qui accentue la concurrence entre agriculteurs partout dans le monde. Une revendication majeure, en revanche, les rassemble, celle de pouvoir vivre dignement de son métier en ayant les garanties d’un revenu juste et digne pour tous les agriculteurs.

La situation est plus complexe. La profession est marquée par des écarts de rémunérations parfois très importants entre les exploitations, en fonction du type de production et du circuit de commercialisation, selon l’évolution des prix sur le marché et en fonction de la taille des exploitations. De nombreux agriculteurs peinent ainsi à dégager un revenu suffisant. Selon l’INSEE, plus d’un exploitant agricole sur sept a connu des revenus nuls ou déficitaires en 2021. Pour les exploitations non rentables, les seuls paiements annuels de la PAC ne permettent pas de vivre correctement. Alors que certains exploitants agricoles peinent à joindre les deux bouts, d’autres sont nettement mieux lotis. Les grosses exploitations représentent 54,9 % des exploitations de la France métropolitaine, de Guadeloupe et de La Réunion. Elles reçoivent 68,9 % des subventions et réalisent 75,7 % de la production brute. L’année 2022 a notamment été une année de bénéfices records pour les plus grandes exploitations. L’excédent brut d’exploitation (EBE)[1] a été supérieur de 45,2% à la moyenne des 20 dernières années. Les grandes exploitations ont augmenté leurs résultats de 53,5%. Dans un contexte de forte inflation de l’énergie liée au conflit en Ukraine et de hausses des charges, et malgré les vagues de chaleur et la sécheresse qui ont pesé sur certaines productions, les grandes exploitations ont écrasé les petites exploitations dans le jeu de la concurrence du marché « libre ».

Les grands groupes capitalistes se gavent de profits records

Au-delà des écarts de résultats et de revenus entre les agriculteurs, à chaque bout de la chaîne, les grands groupes industriels exploitent au maximum la concurrence sur le marché agricole pour générer des profits records, et reversés des dividendes à leurs riches actionnaires. En 2023, la marge des entreprises de l’industrie agroalimentaire est au plus haut depuis 1991, avec un pic d’évolution inégalé comme le montrent les graphiques ci-dessous.

Source : Conjoncture : Filière alimentaire (France), Fédération du commerce et de la distribution, septembre 2023

Entre fin 2021 et début 2023, le taux de marge des industries agroalimentaires est passé de 28% à 48 % soit une augmentation de 71% en 18 mois. Entre les premiers trimestres 2022 et 2023, les profits bruts de l’industrie agroalimentaire ont plus que doublé, passant de 3,1 milliards d’euros à 7 milliards. Alors qu’une partie des agriculteurs issue des petites exploitations peine à joindre les deux bouts et que, devant la flambée des prix alimentaires, près d’une personne sur trois a du mal, en France, à se payer trois repas par jour, de leur côté, les grands groupes capitalistes de l’industrie agroalimentaire profitent de la situation pour augmenter leurs profits et participent de façon scandaleuse, voire criminelle, à l’augmentation de l’inflation alimentaire !

Les multinationales des engrais ne sont pas en reste non plus. Le marché mondial des engrais est contrôlé par un oligopole de quelques multinationales telles que le géant norvégien Yara, le Nutrien (Canada) ou Borealis (Autriche). Les plus grands producteurs d’engrais ont réalisé des bénéfices records en 2021 et 2022. Les neuf plus grands fabricants d’engrais du monde ont réalisé environ 84 milliards de dollars de bénéfices en 2021 et 2022, soit quatre fois plus qu’en 2020. Les pays du G20 ont vu leur facture d’engrais importés augmenter de 189 % en 2021 et de 288 % en 2022 par rapport à 2020.

En France, hormis les éleveurs de porcs, la grande majorité des agriculteurs peinent à faire face au triplement du prix de leurs intrants. Ils limitent la montée de leurs prix pour rester concurrentiels sur le marché, mais au détriment de leurs revenus. L’augmentation du prix des engrais pourrait affecter jusqu’à 20 % de la population mondiale qui pourrait ne plus pouvoir se nourrir. En septembre 2022, le Directeur exécutif du Programme alimentaire mondial (PAM) affirmait que les conséquences de la guerre en Ukraine avaient poussé 70 millions de personnes au bord de la famine, principalement à cause de la hausse du prix des engrais[2].

Dans les dépenses inhérentes aux agriculteurs, on trouve également celles des semences. Les semences constituent le premier intrant de production utilisé par les exploitants agricoles. L’activité de production de semences a représenté un chiffre d’affaires de 3,6 Md€ pour la période 2021-2022. Ce sont des groupes français, des coopératives agricoles comme Limagrain ou des semenciers comme Florimond Desprez, qui dominent le marché national. À titre d’exemple, Limagrain Europe a augmenté son chiffre d‘affaires de plus de 60% en 10 ans pour atteindre 646 millions d’euros en 2022[3]. La filière semence est une activité stratégique pour la France. Premier producteur européen, premier exportateur mondial, le secteur semencier français contribue grandement au rayonnement agricole hexagonal, avec un impact non négligeable sur la balance commerciale (+ 1 109 millions d’euros d’excédent)[4].

Juste rémunération pour les travailleurs de la terre, préservation des ressources et de la biodiversité, adaptation au changement climatique, sécurité alimentaire !

Le malaise des agriculteurs met en lumière l’impasse du système capitaliste et ses contradictions, avec son marché concurrentiel qui oppose les agriculteurs entre eux, les obligeant à augmenter leur rendement et leur productivité. Cette situation provoque une surproduction des denrées agricoles qui exerce une pression toujours plus importante sur les ressources. Cette façon de produire ne permet ni de fournir une alimentation variée, qualitative et saine, ni de préserver les ressources et la biodiversité, ni d’assurer un prix rémunérateur pour les agriculteurs et accessible pour les consommateurs.

Les agriculteurs et les consommateurs se retrouvent piégés dans ce système à la merci des profits capitalistes. Le problème de l’agriculture, c’est le problème du capitalisme, c’est-à-dire la domination d’une minorité de capitalistes regroupée derrière les multinationales de l’agro-industrie, et la concurrence entre les agriculteurs au profit des grandes exploitations dans un marché régi par les lois du capitalisme. Ils existent des expérimentations sur d’autres modèles d’agriculture, plus durables, mais leur développement à grande échelle ne pourra se faire sur les bases de la production capitaliste.

La nécessité d’adapter l’agriculture aux enjeux du changement climatique, de la préservation de notre écosystème et de la sécurité alimentaire de l’humanité tout entière signifie que nous ne pouvons plus tolérer la soumission de la société aux intérêts capitalistes. La cause de la crise de l’agriculture et de l’appauvrissement d’une partie des agriculteurs ne réside pas dans les normes environnementales, mais dans les ravages du capitalisme.

Aussi notre tâche est de préserver notre biodiversité, offrir des conditions de vie descentes à la population et permettre à chacun de se nourrir. Pour répondre à cet enjeu, il va falloir :

  • Exproprier les propriétaires des grandes entreprises de la grande distribution, de l’industrie agroalimentaire, de l’agrochimie et de la pétrochimie et nationaliser les entreprises sous le contrôle démocratique des travailleurs
  • Nationaliser les terres des plus grandes exploitations et les mettre au service des besoins de la population.
  • Planifier la production des denrées alimentaires pour :
    1. Mettre fin à la concurrence entre agriculteurs et la filière agroalimentaire.
    2. Réguler la production agricole en fonction des besoins réels avec un mode de production plus durable.
    3. Assurer un revenu qui permette à tous les agriculteurs de vivre correctement et dignement.
  • Instaurer un système de coopération internationale au service de la recherche et de l’expérimentation de modes de production plus durables et solidaires.
  • Mettre en place la sécurité sociale de l’alimentation[5]

Chloé S. PCF Seine Maritime.

[1] L’excédent brut d’exploitation (EBE) est l’un des soldes intermédiaires de gestion. Il correspond à la ressource d’exploitation dégagée par l’entreprise au cours d’un exercice comptable. L’EBE indique la capacité d’une entreprise à générer des ressources de trésorerie en se basant uniquement sur son exploitation. En effet, l’EBE ne tient pas compte des investissements, financements, amortissements, etc.

[2] Source : Énergies fossiles dans nos assiettes, la face cachée des engrais, Les amis de la terre.

[3] Source : Limagrain

[4] Source : Union Française des Semenciers

[5] https://securite-sociale-alimentation.org/outils-pedagogiques/la-ssa-en-video/

One thought on “Les petits agriculteurs pris au piège du système capitaliste

  1. “Après la faucille, le marteau”

    La seule chance des petits paysans pour la satisfaction de leurs revendications, c’est l’alliance de classe sur le terrain avec le prolétariat des villes ! Prolétaires des villes et des champs unité !

    Excellent article de la camarade Chloé, qui trace une perspective politique….

    Fraternellement,
    Laurent,
    De La Riposte en Bourgogne

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