Une lecture d’été : L’ordre du jour, d’Eric Vuillard

Prix Goncourt 2017, Actes Sud

KRUPP/ BAYER / BASF/ AGFA/ OPEL/IG FARBEN/ SIEMENS/ ALLIANZ/ TELEFUNKEN/ VARTA/

“Nous les connaissons tous même très bien. Ils sont là parmi nous, entre nous. Ils sont nos voitures, nos machines à laver, nos produits d’entretien, l’assurance de notre maison, la pile de notre montre…Notre quotidien est le leur. Ils nous soignent, nous vêtent, nous éclairent, nous transportent sur les routes du monde, nous bercent.”

Eric Vuillard, dans un texte vif, court et incisif ( 160 pages) revient sur le déroulement de la marche vers l’abîme de l’Europe à travers deux moments phares de la grande histoire :

Dans une première partie, il raconte la réunion à l’initiative d’Adolf Hitler, de 24 des plus puissants industriels allemands autour d’une table de négociation.

Puis il s’attache au déroulement et aux tenants et aboutissants de L’Anschluss (annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie).

Eric Vuillard écrit principalement des récits assez courts, sur un un événement historique , soit  national ( 14 juillet ) soit international  (Tristesse de la Terre, texte poignant sur la triste histoire des Indiens d’Amérique du Nord) ou encore La guerre des pauvres sorti en janvier cette année.

Des récits courts car c’est en effet la puissance de son écriture, la concision qui les rend percutants et inoubliables.

Dans l’ordre du jour, il relate la réunion secrète du 20 février 1933 à l’initiative du nouveau chancelier Hitler. Le parti nazi, à cette date, n’a plus un sou. Hitler décide donc avec Göring de réunir 24 des plus riches industriels allemands. Le voilà donc “ce bel ordre du jour” de cette réunion : récolter des fonds pour financer les élections du 5 mars prochain ! C’est donc “un moment unique de l’histoire patronale”, de magouilles industrielles et politiques qui est raconté. Mais c’est aussi “la compromission totale avec les nazis” qui est dénoncée avec sarcasme. Un ordre qui est garanti pour libérer les entreprises des syndicats, des grèves, des militants communistes etc….

« Ce moment unique de l’histoire patronale, une compromission inouïe avec les nazis, n’est rien d’autre pour les Krupp, les Opel, les Siemens, qu’un épisode assez ordinaire de la vie des affaires, une banale levée de fonds. Tous survivront au régime et financeront à l’avenir bien des partis à proportion de leur performance ».

Contre l’oubli, il s’intéresse ensuite à l’Anschluss, aux tenants et aboutissants de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne, le 12 mars 1938.

Un mois avant, le 12 février 1938, Hitler rencontre le chancelier autrichien à Vienne. A propos de ce moment crucial Vuillard écrit: “C’est carnaval : les dates les plus joyeuses chevauchent ainsi les rendez-vous les plus sinistres de l’Histoire”. Et pour cause, Hitler s’imposera au chancelier et jouera de l’intimidation.

L’entrevue suivante, celle du Berghof à Berchtesgaden, chez Hitler en Bavière, sera décisive. La peur règne, le chancelier doit signer les articles d’un nouvel accord entre les deux pays, applicables dans les 3 jours ! Ces articles stipulent que l’Autriche et l’Allemagne doivent se consulter sur les questions internationales ou que le nazi Seyss-Inquart soit nommé ministre de l’intérieur avec les pleins pouvoirs.

Le chancelier autrichien Kurt von Schuschnigg tente de résister (si peu), mais l’armée allemande s’adonnera à des manœuvres d’intimidation, simulant des préparatifs d’invasion, pour l’obliger à obtempérer.

Il finira par capituler, dira non : à la liberté des sociaux démocrates, à la liberté de la presse, non au maintien d’un parlement élu, non au droit de grève, non à toutes les libertés politiques, et donnera sa démission au profit de Seyss-Inquart, candidat nazi, que le président Miklas lui refusera d’ailleurs !

Hitler, quelques heures plus tard, donnera l’ordre d’envahir  l’Autriche. On connait la suite, l’annexion de l’Autriche sera effective avec  99,75% des votes en faveur du rattachement au Reich, après que les opposants aient été arrêtés, après que les prêtres aient appelé en chaire à voter en faveur des nazis et que les églises se soient parées de pavillons à croix gammées.

Vuillard aime ponctuer ses textes d’anecdotes relatées avec ironie, qui donnent à réfléchir, surtout lorsqu’elles révèlent que le destin aurait pu être tout autre…Telle cette traversée de la frontière par les tanks allemands qui tombent en panne pour trois quart d’entre eux  sur les routes autrichiennes et qui empêchent Hitler de se frayer une route jusqu’à Vienne :  “Hitler est hors de lui, ce qui devait être un jour de gloire, une traversée vive et hypnotique se transforme en encombrement. Au lieu de la vitesse, la congestion ; au lieu de la vitalité, l’asphyxie ; au lieu de l’élan, le bouchon”.

Eric Jouen, PCF 76

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