La révolution musicale de Beethoven ne fut pas comprise par nombre de ses contemporains. Beaucoup trouvaient son œuvre bizarre, farfelue, voire insensée. Elle perturbait les confortables rêveries des philistins. Elle forçait à réfléchir à sa signification. Le public n’était pas bercé par des mélodies faciles et agréables ; il était confronté à des thèmes pleins de signification – à des idées traduites en musique. Cette formidable innovation fut la base de toute la musique romantique. Elle culmina dans les leitmotivs des grands drames de Wagner. Beethoven fut le point de départ de tous les développements ultérieurs.
Bien sûr, Beethoven n’était pas avare en grands moments lyriques, comme par exemple dans la Sixième symphonie (Pastorale), ou encore dans le troisième mouvement de la Neuvième. Même dans les luttes les plus intenses, il y a des moments d’accalmie. Mais ceux-ci ne durent jamais longtemps, et ne sont que le prélude à de nouvelles phases de lutte. Telle est la véritable signification des mouvements lents, chez Beethoven. Ce sont des passages sublimes – mais qui n’ont pas de signification indépendante de la lutte.
Les thèmes de Beethoven signifient quelque chose. Bien sûr, il ne s’agit pas d’une superficielle musique à programme. L’œuvre qui se rapproche le plus d’un programme descriptif est la Sixième symphonie, laPastorale, dont chaque mouvement est préfacé par une note annonçant un état d’esprit ou un décor particuliers (« Eveil d’impressions agréables en arrivant à la campagne » ; « Scène au bord du ruisseau » ; « Joyeuse assemblée de paysans », etc.). Mais c’est une exception, chez Beethoven. Pour le reste, la signification de ses thèmes est plus abstraite et générale. Ce qu’ils suggèrent n’en est pas moins clair.
La Cinquième symphonie
Une flamme révolutionnaire anime chaque mesure des symphonies de Beethoven, en particulier la Cinquième. Ses premières mesures, qui sont très connues, ont été comparées au Destin frappant à la porte. Ces coups de marteau constituent peut-être l’ouverture la plus saisissante de l’histoire de la musique (écouter). Le chef d’orchestre Nikolaus Harnancourt, dont les enregistrements des symphonies de Beethoven sont une grande réussite, disait de la Cinquième : « Ce n’est pas de la musique ; c’est de l’agitation politique. Il nous dit : ce monde n’est pas bon. Changeons-le ! Allons-y ! » Un autre chef d’orchestre et musicologue célèbre, John Elliot Gardener, a découvert que les principaux thèmes de cette symphonie reposent sur des chants révolutionnaires français.
C’est la première symphonie qui réalise de façon systématique une progression de la tonalité mineure à la tonalité majeure. Bien que cette transition ait déjà été accomplie, avant Beethoven, l’irrésistible progression du mineur au majeur, son développement dialectique, dans la Cinquième, n’a pas de précédent. Comme la révolution elle-même, la lutte qui s’y déroule passe par toute une série de phases : l’offensive monumentale qui balaye tout sur son passage, les moments d’indécision et de désespoir – et l’apogée finale et triomphale.
Le message central de la Cinquième est la lutte contre l’adversité. Comme nous l’avons dit, les racines de cette symphonie plongent profondément dans la Révolution française. Cependant, son message ne dépend de cette association. Il peut être communiqué à différentes personnes, dans différentes circonstances. Mais le message est toujours le même : il faut se battre et ne jamais se rendre ! A la fin, nous sommes sûrs de vaincre !
Du vivant de Beethoven, les Allemands qui écoutaient cette symphonie y puisaient l’inspiration pour se battre contre les Français qui occupaient leur terre natale. Pendant la deuxième guerre mondiale, les premières mesures étaient utilisées pour mobiliser les Français contre les occupants allemands. Ainsi, la grande musique traverse les siècles et continue de nous émouvoir longtemps après l’époque de sa création, qui se perd dans les brumes du temps.
Egmont
Le seul opéra de Beethoven, Fidelio, s’intitula d’abord Leonora. Une femme en était la figure centrale. Leonora fut écrit en 1805, lorsque l’armée française, victorieuse, est entrée dans Vienne. Lors de la première représentation, le public était essentiellement composé d’officiers français et de leurs femmes. Comme l’Héroïque, cet opéra avait des tonalités clairement révolutionnaires, en particulier le célèbre chœur des prisonniers. Les prisonniers politiques qui émergent lentement de l’obscurité de leur donjon chantent un chœur émouvant : « Oh quelle joie de respirer l’air frais… » C’est une véritable ode à la liberté – qui est un leitmotiv du travail et de la pensée de Beethoven.
De même, la musique de scène Egmont, dont le sujet se rattache à la révolte des Pays-Bas contre l’oppression de l’Espagne, contient un message révolutionnaire explicite. L’Egmont historique était un noble flamand du XVIe siècle. Les Pays-Bas languissaient alors sous la botte du despotisme espagnol. Soldat doué et courageux, Egmont se battait du côté espagnol dans les guerres de Charles Quint, et fut même nommé gouverneur de Flandre par les Espagnols. Mais en dépit de ses services à la Couronne d’Espagne, il fut soupçonné de duplicité et décapité le 5 juin 1568, à Bruxelles.
Beethoven a connu l’histoire d’Edmont à travers la tragédie du même nom que Goethe avait écrite, en 1788, un an avant la Révolution française. L’homme dont la statue trône à Bruxelles y est présenté comme un héros de la guerre de libération nationale des Pays-Bas contre l’Espagne. Beethoven met en musique la pièce de Goethe. Il voyait dans Egmont un symbole de la lutte révolutionnaire contre toutes les tyrannies – quelqu’en soit le lieu et l’époque. En plaçant l’action de son Egmont au XVIe siècle, Beethoven pouvait échapper à l’accusation de subversion. Mais ce chef d’œuvre était bel et bien subversif.
Aujourd’hui, seule l’ouverture d’Egmont est bien connue (écouter). C’est dommage, car le reste de l’œuvre contient d’autres passages magnifiques. Le discours final d’Egmont, qui marche calmement vers la mort, dénonce la tyrannie et appelle courageusement le peuple à se révolter – et à mourir, si nécessaire – pour la cause de la liberté. Puis la Symphonie de la Victoire termine l’œuvre sur un feu d’artifice musical. Mais comment une tragédie peut-elle se terminer sur une telle note ? Comment peut-on parler de victoire lorsque le dirigeant d’une révolte est exécuté ? Ce détail résume à lui seul le tempérament de Beethoven. Nous avons affaire à un incorrigible optimiste, un homme qui refuse d’admettre la défaite, qui a une confiance sans limite en l’humanité. Dans cette musique magnifique, il nous dit : qu’importe le nombre de défaites, le nombre de héros qui périssent, le nombre de fois où nous sommes jetés à terre – nous nous relèverons toujours ! On ne pourra jamais nous vaincre, on ne pourra vaincre nos cœurs et nos esprits ! Cette musique exprime l’esprit immortel de la révolution.
La traversée du désert
L’optimisme révolutionnaire de Beethoven allait être soumis à rude épreuve. Bien que Napoléon eût restauré tous les apparats de l’Ancien Régime, la France napoléonienne n’en inspirait pas moins de peur et de haine à l’Europe monarchiste. Les couronnes d’Europe redoutaient la révolution même sous la forme dégénérée du Bonapartisme – exactement comme sera crainte et détestée, plus tard, la caricature stalinienne et bureaucratique de la révolution d’Octobre. Tous conspiraient contre la France, l’attaquaient, tentaient par tous les moyens de l’étouffer.
L’avancée des armées napoléoniennes, sur tous les fronts, donnait à cette peur et cette hostilité un contenu concret. Emmenés par l’Angleterre et ses réserves d’or illimitées, les régimes monarchistes jetaient toutes leurs forces contre la menace française. Cette période convulsive faite de guerres, de conquêtes et de luttes de libération nationale se prolongea pendant plus de dix ans, avec des flux et des reflux. Après avoir conquis pratiquement toute l’Europe continentale, la Grande Armée de Napoléon subit une grave défaite, en 1812, dans les déserts glacés de Russie. Affaibli par ce revers, Napoléon fut finalement battu à Waterloo par les forces anglo-prussiennes, en 1815.
L’année 1815 fut marquée par deux désastres, pour Beethoven – un sur l’arène mondiale, l’autre dans sa vie privée : la défaite de la France à Waterloo et la mort de son frère bien-aimé, Kasper. Profondément affecté par ce décès, Beethoven insista pour obtenir la garde du fils de Karl et se charger de son éducation. Cela provoqua un long et douloureux conflit avec la mère de l’enfant.
La contre-révolution monarchiste l’emportait sur toute la ligne. Le Congrès de Vienne (1814-15) remit les Bourbons sur le trône, en France. Metternich et le Tsar de Russie lancèrent une véritable croisade pour renverser les régimes progressistes, partout. Les révolutionnaires, les libéraux et les progressistes étaient pourchassés, emprisonnés, exécutés. On imposa une idéologie réactionnaire fondée sur la religion et la monarchie. Les monarchies d’Autriche et de Prusse dominaient l’Europe, appuyées par les baïonnettes de la Russie tsariste.
Il est vrai que dans des pays comme l’Allemagne, la guerre contre la France avait des éléments de guerre de libération nationale. Mais son issue était entièrement réactionnaire. C’est particulièrement clair dans le cas de l’Espagne. La domination étrangère y fut renversée par un mouvement national dont la principale composante était « la masse obscure » – la paysannerie opprimée, illettrée et manipulée par un clergé fanatique et réactionnaire. Sous le règne de Ferdinand VII, la réaction dominait en Espagne. La constitution libérale y fut balayée.
Les magnifiques peintures torturées de Goya, à la fin de sa vie, reflètent l’essence de cette période turbulente. Les peintures et les gravures de Goya sont un reflet vivant de son époque. Comme la musique de Beethoven, elles sont plus que de l’art. Ce sont des déclarations politiques, des protestations enflammées contre la réaction et l’obscurantisme. Comme pour souligner cette protestation, Goya quitta l’Espagne et le régime répressif du traître Ferdinand VII, son ancien protecteur. Goya n’était pas le seul à détester le monarque espagnol. Beethoven refusa de lui envoyer ses œuvres.
En 1814, alors que s’ouvrait le Congrès de Vienne, Beethoven était au sommet de sa carrière. Mais sa créativité fut affectée par la vague de réaction qui balayait l’Europe et enterrait les espoirs de toute une génération. En 1812, lorsque l’armée de Napoléon fut arrêtée aux portes de Moscou, Beethoven travaillait sur la Septième et la Huitième Symphonie. Puis, après 1815, silence. Il faudra attendre près d’une décennie avant qu’il n’écrive une nouvelle symphonie – la dernière et la plus grandiose.
Les années 1815-1820 virent un déclin brutal de la production musicale de Beethoven, comparée à l’énorme productivité de la période précédente. En cinq ans, il ne composa que six œuvres majeures, dont le cycle de lieder – des poèmes chantés – An die ferne Geliebte (« A la bien-aimée lointaine »), les dernières sonates pour piano et violoncelle, la 28e sonate pour piano et la magnifique sonateHammerklavier, une œuvre pleine de dissonance et de contradictions – à l’image, sans doute, de la vie personnelle du compositeur.
Il était alors complètement sourd. On lit des histoires poignantes sur sa lutte pour entendre quelque chose de ses propres compositions. Elles avaient un caractère toujours plus contemplatif et introverti. Le mouvement lent de la sonate Hammerklavier, par exemple, est ouvertement tragique, et reflète un sentiment de résignation (écouter). La surdité de Beethoven le condamnait à une affreuse solitude, qu’aggravaient de fréquentes périodes de difficultés matérielles. Il devenait toujours plus maussade et soupçonneux, ce qui renforçait encore son isolement.
Après la mort de son frère, il développa une obsession vis-à-vis de son neveu Karl, dont il voulait absolument assurer l’éducation. Il utilisa ses relations pour obtenir la charge de l’enfant, et refusa toute visite à sa mère. Manquant d’expérience dans ce domaine, le compositeur traita l’enfant avec une sévérité et une rigidité excessives. En conséquence, Karl fit une tentative de suicide – un coup terrible, pour Beethoven. Les choses s’arrangèrent, par la suite, mais cette affaire n’apporta que souffrances à tout le monde.
Quelle était la raison de cette étrange obsession ? Malgré sa nature passionnée, Beethoven n’avait pas réussi à former une relation satisfaisante avec une femme. Il n’avait pas d’enfants. Il concentrait toutes ses émotions dans sa musique. L’humanité en bénéficiera éternellement, mais cela laissait un vide dans la vie personnelle de l’artiste. Plus tout jeune homme, sourd, esseulé et redoutant le naufrage de tous ses espoirs, il cherchait désespérément à combler ce vide, dans son âme.
Frustré dans la sphère politique, Beethoven se jeta dans ce qu’il imaginait être cette vie de famille qu’il n’avait jamais eue. Les révolutionnaires connaissent bien ce genre de situation. Alors qu’aux époques d’ascension révolutionnaire, les problèmes personnels et familiaux semblent n’avoir aucune importance, ils en acquièrent beaucoup plus dans les périodes de réaction, au point que certains militants abandonnent la lutte pour chercher refuge dans le cocon familial.
Il est vrai que cette affaire ne nous montre pas Beethoven sous son meilleur jour, et des esprits superficiels ont tenté de l’utiliser pour salir le nom de Beethoven. Mais comme le faisait remarquer Hegel, nul n’est un héros pour son valet, qui connaît tous les défauts, toutes les excentricités et tous les vices de son maître. Le valet peut critiquer ces défauts. Mais son champ de vision ne va pas au-delà de ces détails triviaux – ce qui explique pourquoi il ne sera jamais qu’un valet, et non un grand homme. Malgré tous ses défauts, Beethoven était l’un des plus grands hommes que l’histoire ait connus.
Isolement
Malgré tout, malgré cette longue période de réaction, Beethoven ne perdit jamais sa foi en l’avenir de l’humanité et la révolution. C’est devenu un lieu commun, aujourd’hui, que d’évoquer son grand humanisme. C’est exact, mais cela ne va pas assez loin. On ne peut placer Beethoven sur le même plan que des pacifistes et des vieilles dames bienveillantes qui consacrent un peu de leur temps à de « nobles causes ». Autrement dit, on ne peut placer un géant sur le même plan qu’un pygmée.
L’idéal de Beethoven n’était pas un vague humanisme qui souhaite que le monde soit meilleur – mais qui est incapable de s’élever au-dessus des complaintes impuissantes et des bonnes intentions pieuses. Beethoven n’était pas un humaniste bourgeois mais un militant républicain et un ardent défenseur de la Révolution Française. Il refusait de se soumettre à la réaction ambiante ou au statu quo. Il conserva cet esprit révolutionnaire jusqu’au bout. Cette détermination d’acier lui permit de supporter sans fléchir toutes les épreuves de la vie.
Il passa les neuf dernières années de sa vie dans la plus complète surdité. Il perdit ses plus chers amis, un par un. Désespérément seul, Beethoven en était réduit à communiquer par écrit. Il négligeait complètement son apparence, au point de ressembler à un clochard. Et pourtant, même dans ces circonstances tragiques, il travaillait à ses plus grands chefs d’œuvres.
Comme Goya dans sa période noire, il ne travaillait plus pour le public, mais pour lui-même. Il exprimait ses pensées les plus intimes. La musique de ces dernières années est le produit de la maturité. C’est une musique très profonde, qui transcende le romantisme et montre la voie vers notre monde torturé.
A cette époque, la musique de Beethoven n’était pas du tout à la mode. Elle allait contre l’esprit du temps. En période de réaction, le public ne demande pas de profondes idées. De même, plus tard, après la défaite de la Commune de Paris, les opérettes frivoles d’Offenbach faisaient fureur. La bourgeoisie parisienne voulait oublier la tempête révolutionnaire – et boire du champagne en se régalant des pitreries de chœurs féminins. Les airs joyeux mais superficiels d’Offenbach reflétaient parfaitement cet état d’esprit.
C’est à cette époque que Beethoven composa la Missa Solemnis, la Grande Fugue et les derniers Quatuors à corde (1824-26). Cette musique était très en avance sur son temps. Elle plongeait très profondément dans l’âme humaine. Elle était si extraordinairement originale que nombre des contemporains de Beethoven le croyaient devenu fou. Il n’y prêta pas la moindre attention. Il se moquait de l’opinion publique et ne faisait jamais mystère de ses propres jugements. C’était dangereux. Seul son statut de compositeur célèbre le préserva de la prison.
N’oublions pas que l’Autriche, à l’époque, était un des principaux centres de la réaction en Europe. Comme la vie politique, la vie culturelle suffoquait. La police secrète de l’Empereur veillait à chaque coin de rue. La censure traquait toute activité potentiellement subversive. Dans ce contexte, les respectables bourgeois viennois ne voulaient pas écouter de la musique appelant à la lutte pour un monde meilleur. Ils préféraient se chatouiller l’oreille avec les opéras comiques de Rossini – un compositeur à la mode. La magnifique Missa Solemnis de Beethoven n’eut aucun succès.
Les tourments du compositeur se reflétèrent dans l’étrange composition connue sous le nom de Grande Fugue. C’est une musique profondément personnelle qui en dit long sur l’état d’esprit de Beethoven, à l’époque (écouter). C’est un monde de conflits, de contradictions irrésolues et de dissonances. Ce n’est pas ce que le public voulait entendre.
La Neuvième symphonie
Beethoven avait longtemps songé à composer une symphonie chorale. Il puisa le texte dans l’Ode à la Joie de Schiller, qu’il connaissait depuis 1792. En fait, Schiller avait originellement pensé écrire une Ode à la Liberté (Freiheit). Mais face aux énormes pressions des forces réactionnaires, il opta pour le mot « joie » (Freude). Cependant, pour Beethoven et sa génération, le message était clair. C’était une Ode à la Liberté.
L’esquisse de la neuvième symphonie remonte à 1816, un an après la bataille de Waterloo. Elle fut achevée sept ans plus tard, en 1822-24. La Société Philharmonique de Berlin proposait 50 livres pour deux symphonies. Beethoven n’en écrivit qu’une seule – mais qui valait mieux que deux parmi toutes les symphonies jamais écrites.
La neuvième symphonie n’a toujours rien perdu de sa capacité à émouvoir et inspirer. Cette œuvre, qui a été appelée La Marseillaise de l’Humanité, a été jouée pour la première fois à Vienne, le 7 mai 1824. Au milieu de la réaction générale, cette musique exprimait la voix de l’optimisme révolutionnaire. C’est la voix d’un homme qui refuse d’admettre la défaite et qui reste ferme face à l’adversité.
Le premier mouvement émerge lentement d’une nébuleuse sonore, si indistincte qu’elle semble sortir de l’obscurité, comme le chaos originel qui était supposé précéder la Création (écouter). Il semble qu’un homme nous dit : « Oui, nous avons traversé la nuit noire, où tout espoir semblait perdu. Mais l’esprit humain est capable de surgir triomphalement de la plus grande obscurité. »
S’ensuit une extraordinaire dynamique musicale, chargée de contradictions, mais dont l’avancée est inexorable. C’est comme le premier mouvement de la Cinquième, mais à une échelle beaucoup plus vaste. Comme la Cinquième, c’est une musique violente – une violence révolutionnaire qui ne tolère aucune opposition et balaye tout sur son passage. Cette musique exprime une lutte qui surmonte les obstacles les plus redoutables – jusqu’au triomphe final.
Jamais on n’avait entendu pareille musique. Elle contenait quelque chose d’entièrement nouveau et révolutionnaire. Il est impossible, aujourd’hui, de comprendre l’impact qu’elle a pu avoir sur le public. Le message du dernier mouvement – le mouvement choral – est sans ambiguïté : « Tous les hommes devraient être des frères ! » C’est l’ultime message de Beethoven à l’humanité. C’est un message d’espoir – et de défiance.
Vieux, négligé et complètement sourd, Beethoven dirigea la première représentation. Il était incapable de suivre correctement le tempo. Il agitait encore ses bras lorsque l’orchestre avait cessé de jouer. Lorsque la dernière note s’éteignit, il n’entendit pas le tonnerre d’applaudissements qui accueillit son œuvre. Pendant quelques secondes, il demeura face à l’orchestre. Puis la contralto Karoline Unger le prit doucement par les épaules et le tourna face au public – qui lui donna pas moins de cinq ovations.
Ce fut un tel tumulte que la police viennoise – toujours à l’affût de manifestations potentiellement dangereuses – intervint pour y mettre un terme. Après tout, même pour l’Empereur lui-même, on ne donnait pas plus de trois ovations. Tout cet enthousiasme n’allait-il pas être considéré comme une offense à Sa Majesté ? La réaction instinctive de la police était correcte. Il y a effectivement quelque chose de profondément subversif, dans la Neuvième, et ce de la première à la dernière mesure.
La Neuvième symphonie fut un succès, mais elle n’apporta pas beaucoup d’argent. Beethoven avait des problèmes financiers et sa santé se détériorait. Il contracta une pneumonie et dut être opéré. En vain. Il connut quatre mois d’une terrible agonie.
Beethoven mourut à Vienne le 27 mars 1827, à l’âge de 56 ans. Goya mourut la même année, sourd, lui aussi. 25 000 personnes participèrent aux funérailles du musicien – ce qui montre à quel point son génie a été reconnu, de son vivant. Mais même aujourd’hui, il demeure plus vivant que jamais. On sent que cet homme est tout entier dans sa musique. On pense l’avoir connu et l’avoir aimé depuis toujours.
La grandeur de la musique de Beethoven consiste en ceci que l’individu y fusionne avec l’universel. Cette musique suggère constamment la lutte pour balayer les obstacles et s’élever à un niveau supérieur. Elle était révolutionnaire car dans sa déchirante intensité, elle dévoilait des aspects de la condition humaine qu’aucune musique n’avait jusqu’alors exprimés. C’était la vérité exprimée en musique.
Post-scriptum
La Neuvième symphonie fut le dernier mot de Beethoven – un défi lancé aux forces de la réaction, qui, après la défaite des armées françaises, en 1815, semblaient triomphante. Cette victoire de la réaction avait provoqué une vague de découragement et de défaitisme qui étouffait les espoirs de ceux qui avaient cherché le salut du côté de la Révolution française. De nombreux ex-révolutionnaires sombraient dans le désespoir, et plus d’un passaient dans le camp de l’ennemi. Notre génération a connu une situation très similaire, après la chute de l’Union Soviétique.
L’Europe semblait prostrée sous la coupe de la réaction royaliste. Qui pouvait faire face à l’union des forces monarchiques d’Europe, avec le tsar de Russie derrière chaque trône – et des espions policiers à chaque coin de rue ? Le despotisme et l’obscurantisme religieux écrasaient tout. Partout régnait un silence de tombe. Et pourtant, au milieu de cette terrible désolation, un homme courageux a lancé un message d’espoir. Lui-même n’a jamais entendu ce message – sauf dans sa tête, où il est né.
La défaite de la France et la restauration des Bourbons ne pouvaient empêcher ni l’ascension du capitalisme et de la bourgeoisie, ni de nouvelles irruptions révolutionnaires : 1830, 1848 et 1871. Le mode de production qui avait triomphé en Grande-Bretagne pénétrait tous les pays européens. L’industrie, les chemins de fer et les bateaux à vapeur étaient les forces motrices d’une transformation universelle et irrésistible.
Les idées de la révolution française – la liberté, l’égalité, la fraternité, les droits de l’homme – continuaient de passionner la nouvelle génération. Mais elles se remplissaient de plus en plus d’un nouveau contenu de classe. L’ascension du capitalisme s’accompagnait d’un développement de l’industrie et de la classe ouvrière, qui étaient porteurs d’une nouvelle idée et d’une nouvelle étape dans l’histoire de l’humanité : le socialisme.
Les œuvres de Beethoven furent le point de départ d’une nouvelle école musicale, le Romantisme, qui était inextricablement lié à la révolution. En avril 1849, dans le feu de la révolution allemande, le jeune compositeur Richard Wagner dirigea la Neuvième symphonie, à Dresde. L’anarchiste russe Bakounine – dont les idées influencèrent le jeune Wagner – assista au concert. Enthousiasmé, Bakounine déclara à Wagner que s’il fallait sauver quelque chose des ruines du vieux monde, ce serait cette symphonie.
Tout juste 90 ans après la mort de Beethoven, la classe ouvrière russe renversait le Tsar Nicolas II. La révolution d’Octobre 1917 joua un rôle semblable à la Révolution française. Elle inspira des générations d’hommes et de femmes qui aspiraient à un monde nouveau et meilleur. Il est vrai que dans le contexte d’une effroyable arriération économique et culturelle, la révolution russe dégénéra en une monstrueuse caricature de socialisme, que Trotsky caractérisa comme du bonapartisme prolétarien. Et de même que la dictature de Napoléon mina la révolution française et prépara la restauration des Bourbons, de même la dictature de la bureaucratie stalinienne a préparé la restauration du capitalisme en Russie.
Aujourd’hui, dans un monde dominé par les forces triomphantes de la réaction, nous faisons face à une situation semblable à celle que connut Beethoven et la génération d’après 1815. Comme à l’époque, beaucoup de révolutionnaires ont renoncé à la lutte. Nous ne rallierons pas le camp des cyniques et des sceptiques. Nous préférons suivre l’exemple de Ludwig van Beethoven. Nous continuerons de proclamer l’inéluctabilité de la révolution socialiste. Et l’histoire nous donnera raison.
Ceux qui avaient annoncé la fin de l’histoire ont été démentis à de nombreuses reprises. L’histoire ne s’arrête pas si facilement ! Trois ans à peine après la mort de Beethoven, les Bourbons français étaient renversés par la révolution de juillet 1830. Il y eut ensuite la vague révolutionnaire de 1848-49, qui traversa l’Europe. Puis il y eut la Commune de Paris, la première authentique révolution ouvrière de l’histoire, qui ouvrit la voie à la révolution bolchevique de 1917.
Aussi ne voyons-nous aucune raison d’être pessimistes. La crise actuelle confirme l’impasse historique du capitalisme. Loin de marquer la « fin de l’histoire », la chute du stalinisme n’aura été que le prélude au renversement du capitalisme dans un pays après l’autre. Une nouvelle vague révolutionnaire d’une ampleur inédite est à l’ordre du jour.
Le déclin du capitalisme ne s’exprime pas seulement sur les plans économique et politique. L’impasse de ce système se reflète à la fois dans une stagnation des forces productives et dans une stagnation générale de la culture. Mais comme toujours dans l’histoire, de nouvelles forces luttent, sous la surface, pour voir le jour. Ces forces ont besoin d’une voix, d’une idée, d’une bannière à laquelle se rallier pour combattre. Cela viendra, et pas seulement sous la forme de programmes politiques. Ce mouvement s’exprimera dans les domaines de l’art, de la musique, de la poésie, de la littérature, du théâtre et du cinéma. Car Beethoven et Goya nous ont montré, il y a longtemps, que l’art peut être une arme révolutionnaire.
Comme les grands révolutionnaires français – Robespierre, Danton, Marat et Saint-Just –, Beethoven était persuadé qu’il travaillait pour la postérité. Il arrivait souvent que des musiciens se plaignent à Beethoven de la difficulté de sa musique. Il répondait : « Ne vous en faites pas, c’est de la musique pour le futur. » On peut dire la même chose des idées du socialisme. Elles représentent l’avenir, alors que les idées discréditées de la bourgeoisie représentent le passé. A ceux qui trouvent que c’est difficile à comprendre, nous répondons : ne vous en faites pas, l’avenir montrera qui a raison !
Lorsque les hommes et les femmes du futur se tourneront vers l’histoire des révolutions et des tentatives répétées pour créer une société authentiquement humaine, fondée sur la liberté, l’égalité et la fraternité, ils se souviendront de l’homme qui, grâce à une musique qu’il ne pouvait pas entendre, luttait pour un monde meilleur qu’il n’a jamais vu. Ils revivront les grandes luttes du passé et comprendront la musique de Beethoven, ce langage universel du combat pour un monde d’hommes et des femmes libres.
Alan Woods