Ted Grant a joué un rôle particulièrement important, dans la défense des idées du marxisme, au cours de la période qui a suivi la deuxième guerre mondiale. Entre le renforcement du stalinisme, en URSS et en Chine, et la forte croissance des économies capitalistes aux Etats-Unis et en Europe occidentale, c’était une époque difficile pour les révolutionnaires. Sans Trotsky, assassiné en 1940, pratiquement tous les dirigeants de la IVe Internationale ont été désorientés et démoralisés par le nouveau contexte mondial. A travers une série de zigzags, ils ont abandonné le marxisme, la classe ouvrière – prétendument « embourgeoisée » – et ses grandes organisations à la faveur du guérillarisme, du terrorisme, du maoïsme et d’autres variétés du « tiers-mondisme ».
L’une des questions sur laquelle Ted Grant s’est trouvé en opposition avec ces dirigeants concernait la nature des nouveaux régimes établis en Europe de l’Est et en Chine – et donc, par extension, en URSS même. Le capitalisme avait été aboli en Europe de l’Est et en Chine d’une manière qui n’était pas conforme aux schémas « classiques ». L’expropriation des capitalistes avait été réalisée, non par un mouvement conscient et révolutionnaire de la classe ouvrière, mais par l’appareil militaire de l’URSS ou, en Chine, par une armée paysanne. Mais au lieu de regarder cette nouvelle réalité en face et de chercher à l’expliquer d’un point de vue marxiste, les dirigeants de la IVe Internationale se sont réfugiés dans des définitions abstraites. L’un d’eux, un certain Tony Cliff, a caractérisé l’URSS comme un régime capitaliste d’un nouveau genre : le « capitalisme d’Etat ». Sa tentative de donner un fondement théorique à cette affirmation est très peu connue, aujourd’hui, et le petit groupe de « Cliffistes » qui existait en France sous le nom de Socialisme par en bas a cessé d’exister il y a quelques années. Mais dans les réunions du PCF, du MJC, et surtout dans les milieux de l’extrême gauche, il n’est pas rare d’entendre des militants évoquer le « capitalisme d’Etat » pour caractériser l’ex-URSS.
Ce qui semble justifier cette définition, ce sont les caractéristiques de l’ex-URSS qui recoupent celles des régimes capitalistes : privilèges, inégalités, pouvoir arbitraire, etc. Tony Cliff fondait son analyse sur ces similitudes. Ted Grant, tout en reconnaissant l’existence de ces similitudes, considérait que cette caractérisation de l’URSS était complètement erronée. Sa réponse aux arguments de Cliff, publiée en 1949 sous le titre Contre la théorie du capitalisme d’Etat, démontre l’importance cruciale des idées fondamentales de la théorie marxiste, et prouve la supériorité écrasante de Grant sur les théoriciens « trotskistes » comme Cliff dans l’application de ces idées au phénomène historique qu’était le Stalinisme.
Dans la première partie de sa brochure, Grant analyse la façon dont Cliff utilise des citations de Trotsky – incomplètes et hors contexte – pour étayer l’idée qu’à la fin de sa vie, Trotsky lui-même s’orientait vers l’assimilation de l’URSS à un Etat capitaliste. Ted Grant démontre qu’il n’en était rien. Trotsky expliquait que si la démocratie soviétique n’était pas restaurée, la bureaucratie finirait par se transformer, à un certain stade, en une nouvelle classe de propriétaires capitalistes (voir, entre autres, son Programme de transition, 1938.) Cette perspective a été confirmée par l’effondrement de l’URSS au début des années 90. Mais de son vivant, il s’est toujours catégoriquement opposé à ceux qui prétendaient que cette transformation avait déjà eu lieu. (Bizarrement, Cliff soutenait que ce changement était intervenu en 1928, à la veille de la collectivisation forcée des terres.) Grant donne plusieurs citations de Trotsky pour lever toute ambiguïté à ce sujet, dont celle-ci, tirée du livre que Trotsky écrivait à l’époque de son assassinat : « La contre-révolution s’installe quand l’écheveau des conquêtes sociales commence à se dévider ; il semble alors que ce dévidage ne cessera plus. Cependant, quelque portion des conquêtes sociales de la révolution est toujours préservée. Ainsi, en dépit de monstrueuses déformations bureaucratiques, la base de classe de l’URSS reste prolétarienne […]. La lutte contre l’égalité et l’instauration de différenciations sociales très profondes n’ont pu, jusqu’ici, éliminer la conscience socialiste des masses, ni la nationalisation des moyens de production et de la terre, qui sont les conquêtes sociales fondamentales de la révolution. »
Cliff avançait également l’argument suivant : puisque la bureaucratie lutte contre les droits de la classe ouvrière, et que cette lutte ne peut être autre chose qu’une lutte des classes, la bureaucratie est forcément une classe distincte de la classe ouvrière. Pour illustrer sa réfutation de cet argument, Ted Grant faisait une analogie entre la révolution russe et la révolution française de 1789-93 : « Quiconque compare la réaction thermidorienne et la contre-révolution bonapartiste avec la révolution – du moins en ce qui concerne la superstructure – y trouverait une différence aussi importante qu’entre le régime de Lénine et Trotsky et le régime ultérieur de Staline. (…) Napoléon avait rétabli des ordres, des décorations et des titres semblables à ceux de l’ancien régime. Il a largement restauré les privilèges de l’Eglise, et s’est même couronné Empereur. Et pourtant, malgré cette contre-révolution, il est clair que (le régime de Napoléon) n’avait rien de commun avec l’ancien régime. Il s’agissait d’une contre-révolution sur la base de la nouvelle forme de propriété (bourgeoise) entérinée par la révolution. » Par la suite, explique Grant, les changements de régime intervenus à travers la restauration de la monarchie, les révolutions de 1830 et 1848, le Second Empire, la IIIe République et le Pétainisme ont abouti à des distributions différentes de revenus, mais n’altéraient pas le caractère bourgeois de la société. Sur la même base économique, différents types de régime sont donc possibles. En URSS, la démocratie soviétique des premières années, tout comme la dictature stalinienne qui, en raison l’arriération économique et culturelle de la Russie et l’isolement de la révolution, s’est progressivement installée par la suite, reposaient sur la base économique introduite par la révolution : la nationalisation des moyens de production.
La question de la théorie de la valeur faisait aussi partie de la polémique. Paradoxalement, tout en caractérisant le régime soviétique de capitaliste, Cliff considérait que les lois de l’économie capitaliste n’opéraient plus en URSS. A l’inverse, Ted Grant expliquait que dans une société de transition entre le capitalisme et la réalisation complète du socialisme, la loi de la valeur opère toujours. La bureaucratie stalinienne, pas plus que le gouvernement de Lénine, ne pouvait pas décider arbitrairement des prix, ni de la valeur monétaire. En URSS, la valeur des produits entrant dans le processus de l’échange était déterminée, comme sous le capitalisme, par la quantité de travail socialement nécessaire à leur fabrication. Inévitablement, de même que des vestiges de la société pré-capitaliste subsistent dans la société bourgeoise, un Etat ouvrier portera longtemps la marque des relations économiques et sociales qui caractérisent le capitalisme.
L’approche de Cliff souffrait de formalisme. Il se demandait comment un Etat « ouvrier », même « déformé », pouvait agir contre les ouvriers eux-mêmes – et, de là, concluait hâtivement qu’il s’agissait, non d’un Etat ouvrier, mais d’un Etat capitaliste. Mais comme l’expliquait Grant, dans la transition d’une société à une autre, « il n’y a pas de gouffre infranchissable. Penser en termes de catégories fixes est contraire à la dialectique. Ce n’est pas pour rien que Lénine caractérisait l’Etat soviétique comme “une machine bourgeoise-tsariste, à peine couverte d’un vernis de socialisme.” » Compte tenu de l’isolement de la révolution et du sous-développement de la Russie, ce caractère de l’Etat ne pouvait que favoriser sa dégénérescence bureaucratique.
Il est impossible, dans ces quelques paragraphes, de rendre pleinement justice à la contribution de Ted Grant à la défense et au développement de théorie marxiste sur cette question. Mais nous entreprendrons de traduire et de publier l’intégralité de Contre la théorie du capitalisme d’Etat, ainsi que d’autres textes clés de ce grand théoricien, afin de les rendre accessibles aux jeunes et aux travailleurs, ici, en France.
La Riposte