Que se passe-t-il vraiment au Venezuela ?

La révolution qui est en marche au Venezuela mériterait d’être mieux connue des jeunes et des travailleurs de France. Ils y trouveraient certainement un formidable encouragement à rejoindre plus massivement la lutte pour un monde sans exploitation. Or, on le sait, en France comme ailleurs, le milieu toujours plus restreint des propriétaires de l’industrie audiovisuelle et de la presse dispose d’un puissant outil de manipulation de l’opinion publique, et le message qu’il fait passer au sujet du Venezuela est très loin de la réalité des grands événements qui s’y déroulent.

Qui n’a pas entendu parler de la “grève générale” et de la “mobilisation populaire” visant à renverser le gouvernement “antidémocratique” et “discrédité” du président Hugo Chavez ? Or, cette “grève générale” n’a tout simplement jamais eu lieu. Il s’agissait, en réalité, d’un lock-out patronal, c’est-à-dire d’une fermeture délibérée des entreprises et des services par les employeurs, dont l’objectif était de créer une situation de pénurie et de paralysie économique, et de poser ainsi les conditions du renversement du gouvernement démocratiquement élu d’Hugo Chavez par un coup d’Etat militaire. Il était donc question non d’un mouvement “du peuple” ayant pour but le rétablissement d’un système démocratique prétendument mis à mal par le gouvernement en place, mais d’une tentative de contre-révolution qui, si elle avait abouti, aurait mené à l’instauration d’une dictature militaire semblable à celle qui a été mise en place au Chili en 1973. Après deux mois de sabotage et de menaces, la droite vénézuélienne a dû admettre son échec et mettre fin à cette tentative. Cependant, le danger d’une nouvelle campagne de déstabilisation et d’un coup d’Etat n’est pas définitivement écarté, et ne le sera d’ailleurs jamais tant que le pouvoir économique demeurera entre les mains de la classe capitaliste.

Derrière la meute réactionnaire de cette opération contre-révolutionnaire se trouvent, d’une part, la classe capitaliste et les grands propriétaires terriens vénézuéliens, dont la plupart ont élu résidence aux Etats-Unis, et, d’autre part – ce qui ne surprendra personne1 – l’administration de George W. Bush. Ce qui terrifie la classe possédante, ce ne sont pas tant les idées et les agissements de Chavez que le réveil révolutionnaire de cette “masse obscure” qui soutient Chavez. Habitués au pouvoir, les riches éprouvent une haine profonde envers cette masse qui devrait, selon eux, rester courbée devant la botte des grands et puissants de ce monde, et accepter sa condition misérable comme une fatalité.

L’un des principaux dirigeants de la révolution russe, Léon Trotsky, a défini la caractéristique essentielle d’une révolution comme “l’irruption des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées.” Il serait difficile de trouver une manière plus exacte de décrire ce qui est en train de se passer au Venezuela. Dans les organisations syndicales, dans les comités d’action et de discussion populaires que sont les 10 000 “cercles bolivariens” – et qui se sont développés massivement depuis le coup d’Etat manqué du 11 avril dernier – , dans les rues des villes et des villages, toutes les questions fondamentales de la révolution sont discutées : comment assurer un contrôle démocratique de la presse et de la télévision, comment mettre en place une gestion démocratique du secteur nationalisé, comment réussir l’occupation ouvrière des usines du secteur privé, comment assurer la gestion “populaire” des écoles, et comment briser le pouvoir des banques capitalistes.

Certes, cette mobilisation révolutionnaire, comme toutes celles du passé, n’est pas dotée d’un niveau de conscience homogène, mais recèle en elle toutes sortes d’idées et d’aspirations. Il ne peut guère en être autrement lorsque tout un peuple s’arrache brusquement à la routine oppressante de la vie “normale” et se lance contre l’ordre établi. Inévitablement, tout au moins dans les phases initiales de son combat, le peuple conserve une part de ce que sa conscience comporte de confus, de naïf, voire de superstitieux, et qui pesait sur lui dans son ancienne torpeur. Ainsi, il n’est pas rare de rencontrer au Venezuela de misérables paysans qui, entrevoyant dans les actes et les discours de Chavez la lueur d’une future émancipation sociale, soutiennent le plus sérieusement du monde qu’il est une réincarnation de Simon Bolívar. Cependant, la conscience des classes sociales en pleine révolution évolue au cours de la lutte – et parfois avec une étonnante rapidité. A l’épreuve des événements et au prix d’échecs, de défaites, et parfois même de leur sang, elles apprennent à distinguer les vrais amis des faux et à évaluer l’utilité pratique des méthodes et des programmes en lesquels elles ont pu avoir momentanément confiance.

A côté de ses superstitions et de son manque d’instruction, le paysan le plus humble est doté de son propre jugement sur les affaires de ce monde. Et les opprimés du Venezuela, dans les villes comme dans les campagnes, comprennent dans leur immense majorité qu’un coup d’Etat contre Chavez serait aussi et avant tout un coup contre eux-mêmes. La tendance générale à l’œuvre, dans le mouvement révolutionnaire vénézuélien, porte sur la nécessité fortement ressentie de l’approfondir et de le faire avancer, et d’écarter par des mesures énergiques et décisives le danger mortel que constituent les forces réactionnaires. C’est pour cette raison que le coup d’Etat du 11 avril 2002 a échoué. C’est aussi pour cette raison que le lock-out a finalement eu encore moins de succès, et ce malgré le tintamarre médiatique tendant à faire croire le contraire.

Voici un extrait du récit de notre camarade Jorge Martin, secrétaire de la campagne et pétition internationale Ne touchez pas au Venezuela2, qui était au Venezuela en pleine “grève” de l’opposition, et qui met clairement en évidence l’écart entre la réalité sur le terrain et la propagande médiatique, ici, en Europe :

“En fait, dès le premier jour, la “grève nationale civique”, lancée le 2 décembre 2002 par l’opposition pour exiger la démission de Chavez et des élections anticipées, a été un échec. Lorsque je suis arrivé à Caracas, le 11 décembre, l’aéroport fonctionnait normalement, ainsi que tous les transports publics (bus, cars, et métro), les centres commerciaux, les restaurants et les bars. Les industries nationalisées (fer, acier, aluminium), où les salariés et leurs syndicats ont décidé de s’opposer à la “grève”, tournaient à plein régime.”

“Dans l’Etat de Carabobo, l’un des centres industriels les plus importants du Venezuela, les structures Lutte des Classes et Bloc Démocratique Syndical, qui regroupent les travailleurs de 52 organisations syndicales dans les industries les plus importantes, dont, entre autres, Ford, General Motors, Chrysler, Pirelli, Good Year, Firestone et MAVESA, se sont déclarées hostiles à la “grève”. Certaines des usines concernées sont restées ouvertes, mais d’autres ont été fermées par les patrons, empêchant les salariés de faire leur travail. Face à ce lock-out, les salariés ont exigé que leurs salaires soient payés, et, dans presque tout les cas, ils l’étaient. Les fermetures dans l’industrie alimentaire – largement dominée par le groupe Polar, et dont le propriétaire est Monsieur Mendoza, milliardaire et chef de l’opposition – sont également la conséquence d’un lock-out patronal, et non d’une grève ouvrière.”

“Le fait que cette “grève” soit soutenue par le Comité Exécutif de la CTV, qui est la principale confédération syndicale du pays, ne devrait tromper personne, puisque ce Comité Exécutif n’a jamais été élu. Ses membres se sont nommés eux-mêmes avant que ne s’achève un “ballottage” réalisé dans des conditions hautement irrégulières, en novembre 2001. Ceci explique pourquoi ce Comité Exécutif n’est pas reconnu par la plupart des fédérations et sections locales du mouvement syndical.”

” L’industrie pétrolière est le seul secteur de l’économie qui a été sérieusement affecté par la protestation de l’opposition. Là, un petit groupe de cadres, de directeurs, de techniciens et de contremaîtres ont organisé le sabotage de la production, qu’ils ont failli arrêter. Le processus de la production du pétrole est régi par un système informatique sophistiqué, et il suffit qu’un petit nombre de directeurs retirent leurs clés et leurs mots de passe pour faire des dégâts considérables. Les saboteurs avaient pris soin de truquer d’avance les procédures administratives, pour que leurs salaires – qui sont très élevés – leur soient versés pendant qu’ils faisaient “grève”. Par ailleurs, un petit nombre de capitaines et d’équipages de pétroliers ont refusé de d’effectuer des chargements et des livraisons. Il est important de noter que les dirigeants du syndicat des travailleurs du pétrole, qui avaient appuyé la tentative du coup d’Etat en avril, n’ont pas osé faire ne serait-ce qu’une déclaration publique en faveur du mouvement patronal. Lentement mais sûrement, les travailleurs de l’industrie ont pris le contrôle des raffineries et des gisements, et ont relancé la production. Le 10 janvier, le secteur pétrolier nationalisé (PDVSA) tournait déjà a 50% de sa capacité normale.”

“La protestation de l’opposition s’est accompagnée d’une campagne de mensonges et d’une manipulation flagrante des médias, notamment des chaînes de télévision qui sont dans la poche de l’opposition. Toutes les chaînes ont interrompu leur programmation normale, et ne transmettent plus que des informations sur le prétendu “succès de la grève”. Même les pauses de publicité sont largement consacrées à la propagande de l’opposition. A titre d’exemple – parmi d’autres – de la propagande hystérique menée contre le gouvernement par les médias, je citerais celui des “équipages cubains”. En effet, lorsque le tribunal a accordé au gouvernement le droit de reprendre le contrôle des pétroliers aux équipages mutins, l’opposition a prétendu que les nouveaux équipages étaient d’origine cubaine, en expliquant qu’il s’agissait là d’une nouvelle preuve du fait que le pays glissait vers un communisme “à la Castro”. Ce mensonge a été propagé à plusieurs reprises par les chaînes de télévision et par la presse patronale, jusqu’au jour où les chefs de l’opposition, interpellés directement par le Ministre des Affaires Etrangères cubain, ont dû se rétracter et reconnaître que les “équipages cubains” n’ont jamais existé.”

La révolution actuelle plonge ses racines dans les profondes inégalités sociales qui existent au Venezuela, dans la misère désespérante qui frappe la majorité de la population, et dans la brutalité répressive dont la classe possédante a souvent fait preuve dans la défense de ses privilèges et de son pouvoir. En 1989, la répression d’un mouvement populaire protestant contre des mesures de “libéralisation” a laissé dans les rues les cadavres d’environ 400 hommes, femmes et enfants. Ce massacre et la dégradation persistante du niveau de vie de la majorité de la population ont creusé un gouffre de plus en plus large entre les classes sociales. Les forces armées en ont été affectées, dans la mesure où de nombreux soldats sont issus de milieux pauvres et révoltés. En 1992, Hugo Chavez a tenté à deux reprises un coup d’Etat “anti-impérialiste”. Devenu une figure emblématique de la lutte contre l’ordre établi, il a emporté les élections de 1998.

L’élection de Chavez constituait une nouvelle étape dans la révolution vénézuélienne. En substance, son programme était composé de réformes “bourgeoises-démocratiques”, c’est-à-dire correspondant à des tâches qui appartiennent, dans le schéma classique de l’évolution sociale, à une révolution bourgeoise du type de celle de 1789-1815, en France : par exemple, l’affirmation de la souveraineté nationale et la réforme agraire. Cependant, ce qui caractérise la société vénézuélienne, et qu’on retrouve dans pratiquement tous les pays qui se sont industrialisés tardivement par rapport aux grandes puissances européennes et nord-américaines, c’est que la classe capitaliste nationale fait face à un puissant salariat, sans avoir pour autant accompli les tâches qui ont été menées à terme par la bourgeoisie européenne du 18e et du 19e siècle. Nous nous retrouvons ainsi devant la réalité politique suivante : les tâches historiques que l’on associait dans le passé à l’ascension de la bourgeoisie, ne peuvent désormais être accompli que par le salariat, qui est la seule classe directement intéressée au renversement de l’ordre établi. Le salariat moderne, n’ayant pas de propriété à défendre, est la seule classe réellement révolutionnaire et capable, par conséquent, de rallier sous sa bannière les couches inférieures de la société paysanne et rurale.

Le programme limité de Chavez, et à plus forte raison les revendications nettement plus radicales qui animent la masse de la jeunesse et de la population ouvrière du pays, ne sauraient se réaliser dans le cadre du système capitaliste. Une réforme agraire conséquente, qui briserait le pouvoir politique des grands propriétaires terriens et leur main-mise sur la terre, tout comme l’affirmation de la “souveraineté nationale” – qui, si elle veut être autre chose qu’une phrase creuse, signifie nécessairement l’expropriation des capitaux et des moyens de production appartenant aux puissances impérialistes – ne peuvent se réaliser concrètement que par l’arrivée au pouvoir du salariat, c’est-à-dire dans le cadre d’une révolution de type socialiste. La révolution vénézuélienne est donc confrontée à un schéma classique de “révolution permanente”, dont les prémisses théoriques ont été élaborées par Trotsky au début du 20e siècle.3 Cette théorie fournit la clé d’une juste compréhension de ce qui est en train de passer actuellement au Venezuela.

En novembre 2001, 49 lois d’habilitation concernant des questions économiques ont été adoptées, dont la plus importante concernait la réforme agraire. Selon les dispositions de cette loi, toute terre inexploitée de plus de 50 hectares doit être redistribuée aux paysans modestes. Cependant, la loi ne dit rien à propos des grands propriétaires terriens. Parmi les mesures qui symbolisent le contenu social du programme gouvernemental, il y a l’octroi de titres de propriété aux “squatters” qui, dans le dénuement le plus complet, ont illégalement construit des habitations de fortune dans les favelas. Enfin, le budget de l’Education nationale a été augmenté de 3%, et l’école est devenue gratuite. Ainsi, un million d’enfants supplémentaires, agés de 4 à 18 ans, ont pu être scolarisés. Le gouvernement a également ouvert près de 3000 “écoles bolivariennes”, dans lesquelles la jeunesse peut tous les jours s’exercer à l’éducation physique, à la musique, aux arts en général, tout en bénéficiant de repas chauds ! Le gouvernement offre des “micro-crédits” gratuits ou quasiment gratuits à des associations qui veulent entreprendre des travaux publics ou organiser un service d’utilité publique, tel le ramassage des ordures, des réparations, etc. Enfin, Chavez veut rétablir le contrôle de l’Etat sur le secteur pétrolier, ce qui ne peut se faire qu’au détriment des puissances étrangères. Au regard de l’ampleur et de la gravité des problèmes sociaux et économiques, il s’agit là d’un programme de réformes relativement timide. Il a largement suffi, cependant, pour faire de Chavez “l’homme à abattre” aux yeux des classes parasitaires des grands possédants, qui avaient l’habitude de pouvoir compter sur l’appareil gouvernemental pour défendre leurs privilèges contre les revendications des plus démunis.

Lorsque la masse des travailleurs “fait de la politique” – ce qui, nous l’avons dit, constitue l’essence d’une situation révolutionnaire – elle le fait d’une manière bien différente de celle qu’affectionnent les sages et pompeux parlementaires, grassement payés et complaisants. Elle absorbe des idées comme une éponge, non par amour de concepts abstraits, mais dans le but de trouver des réponses pratiques aux problèmes et aux graves dangers qu’elle affronte. A Caracas, comme dans les villages les plus reculés, les orateurs enflammés sont écoutés, les tracts et journaux révolutionnaires s’arrachent. On se bat pour en avoir un lorsqu’il en manque. Le tract est lu, non par une mais par des dizaines de personnes, puis lu et racontés à d’autres, discuté et critiqué. Ainsi en est-il de ce tract tout simple qui listait les revenus des PDG et des hommes d’affaires connus, avec, en fin de liste, le salaire d’un ouvrier.

L’émission hebdomadaire de Chavez, “Allô Président”, est devenue un véritable instrument d’éducation politique de masse. Chavez prend une carte du pays, et explique : “Nous avons telle ressource ici, telle autre ici, tel savoir-faire, telle industrie. Le Venezuela est un pays riche ! Pourquoi y a-t-il donc tant de pauvreté ? C’est que la répartition des richesses est inégale.” Les discours du Président déchaînent de vives discussions devant les postes de télévision et de radio, dans les quartiers, dans les entreprises, dans les écoles. Les ministres aussi doivent passer à la télévision pour expliquer leur action. Qu’il est dangereux, ce phénomène, pour les capitalistes ! Lorsque des millions de jeunes, de travailleurs et de paysans s’interrogent activement sur les causes de la misère, et pointent du doigt la concentration des richesses dans les mains d’une minorité oisive et parasitaire, on comprend le malaise qui saisit les milieux capitalistes !

Mais les capitalistes ne se sont pas contentés de s’inquiéter. Jamais, dans l’histoire, une classe de propriétaires n’a accepté de quitter la scène sans s’y opposer par la violence. Au Venezuela, un premier coup d’Etat a eu lieu le 11 avril 2002. Les putschistes ont annoncé que le Président avait démissionné, et ceci a momentanément désorienté la population. Pendant ce temps-là, Chavez cherchait un compromis avec ses ennemis. A la manière de Salvador Allende, il croyait pouvoir écarter la menace des généraux réactionnaires au moyen de concessions, et éviter ainsi un “bain de sang”. Mais quel compromis était possible ?

Le coup d’Etat, appuyé par l’administration américaine – qui, comme au Chili en 1973, feignait d’ignorer ce qui se passait – a été lancé afin de mettre un terme à la réforme agraire, revenir aux anciens arrangements concernant le pétrole, désorganiser les cercles bolivariens et se débarrasser au passage de Chavez. Or, même s’il l’avait voulu, Chavez ne pouvait pas mettre fin à la révolution, dont il n’avait et n’a toujours pas le contrôle. Ceci-dit, aux offres de compromis de Chavez, les dirigeants du coup d’Etat ont répondu qu’il n’obtiendrait autre chose d’eux que d’être incarcéré et traduit en justice !

Dans le même temps, le peuple a compris que Chavez n’était pas démissionnaire, mais captif, et que les déclarations faisant état de sa démission n’étaient qu’une ruse. Par centaines de milliers, le peuple de Caracas est alors descendu dans la rue pour faire échec au coup d’Etat. Sans arme, la foule se pressait contre les portes des casernes. Les soldats, dont beaucoup sont issus de familles pauvres, et qui connaissent tous la souffrance du peuple, ont commencé à fraterniser avec les manifestants, et la lutte a été portée jusqu’à l’intérieur de certaines casernes. Rapidement, les généraux factieux se sont trouvés isolés. Dans son immense majorité, l’armée ne les suivait pas. Le coup a échoué et Chavez a gardé sa place. Allende, avant d’être renversé le 11 septembre 1973, a lui aussi survécu à plusieurs tentatives de coup d’Etat. Mais Chavez, sauvé par le peuple, a fait comme Allende à l’époque : au lieu de profiter de son avantage dans la rue pour porter un coup décisif aux golpistas (putschistes), il a voulu se montrer conciliant, et a multiplié les gestes de bonne volonté envers ceux qui, au lendemain de leur échec, ont dû regretter de ne pas l’avoir tué sur-le-champ. Aucune sanction n’a été prise contre les factieux. Jorge Martin, cité plus haut, précise que “seules cinq personnes sont incarcérées au Venezuela pour des faits se rapportant aux événements du mois d’avril, et ils sont tous pro-Chavez. Les auteurs du coup d’Etat sont tous libres.”

De son côté, à la suite de cet échec, la réaction vénézuélienne s’est aussitôt lancée dans la préparation – plus élaborée – d’un deuxième coup d’Etat. La “grève” de l’opposition a été déclarée le 2 décembre 2002. Au Chili, la CIA avait aussi monté une “grève” de ce genre, et versé un “salaire” supérieur à la normale à différentes catégories de travailleurs pour qu’ils refusent de travailler. Les chauffeurs-routiers, en particulier, ont été encouragés à bloquer les voies d’approvisionnement des principales villes. De même, au Venezuela, la droite a voulu créer une ambiance de panique et rendre le Venezuela “ingouvernable”. Elle a tenté de saborder le fonctionnement de l’économie – et de l’industrie pétrolière en particulier – en incitant les capitalistes à empêcher les travailleurs de se rendre sur leur lieu de travail. Les gisements de pétrole et les raffineries modernes fonctionnent à l’aide de programmes informatiques sophistiqués, et peuvent, par conséquent, être sabordés relativement facilement dès lors qu’une poignée de gérants et de cadres haut placés, agissant de concert selon un plan préconçu, usent dans ce but de leurs mots de passe, codes opérationnels et autres clés. Malgré les indéniables dégâts occasionnés par ces actions, les travailleurs de l’industrie, dont le syndicat n’a pas soutenu la “grève”, ont pu rétablir au bout de quelques semaines un niveau de production correct, variant, selon les sites, de 50% à 75% des niveaux habituels.

Ici, en France, la presse et la télévision n’ont pratiquement rien communiqué sur le formidable élan révolutionnaire du peuple vénézuélien. Par contre, dès que l’opposition de droite a annoncé sa campagne de déstabilisation, les médias ont sciemment véhiculé l’idée qu’il s’agissait d’une contestation massive et populaire contre Chavez, auquel on attribuait au passage des comportements dictatoriaux. A ce sujet, il suffit d’ouvrir n’importe quel journal vénézuélien pour constater que ces accusations sont dénuées de tout fondement. La presse vénézuelienne n’hésite pas, en toute impunité, à appeler à un coup d’Etat, à inciter les militaires à agir contre Chavez et à encourager les agressions contre ses partisans. Quant aux chaînes de télévision, en dehors de l’émission de Chavez et de quelques autres créneaux, elles sont acquises à la cause de l’opposition et ne s’en cachent pas. Drôle de dictature, que celle d’un gouvernement qui ne contrôle ni la direction des principales entreprises, ni la majorité des médias !

Quand l’opposition a organisé, à partir des beaux quartiers de Caracas, une manifestation qui, en comptant généreusement, rassemblait 200 000 personnes, la télévision française en a fait largement état. A l’inverse, aucun reportage n’a été diffusé sur la manifestation pro-Chavez qui a rassemblé plus d’un million de personnes. Visiblement, en France comme au Venezuela, les PDG des chaînes de télévision et de la grande presse savent de quel côté de la lutte des classes ils se trouvent. Et maintenant que la mobilisation du mouvement contre-révolutionnaire s’est essoufflée, les médias français font retomber le voile du silence sur le Venezuela.

Le but des chefs de l’opposition était de fournir un prétexte aux éléments qui, dans l’armée, pouvaient être tenté d’agir contre Chavez une fois qu’il était suffisamment affaibli par la campagne de sabotage et de déstabilisation économique. Cependant, d’une part, l’impact des agissements de l’opposition sur l’économie n’a pas été aussi important qu’elle l’avait espéré, et, d’autre part, les éléments les plus hostile à Chavez se sont effectivement et d’eux-mêmes évincés des forces armées par l’action du 11 avril. Le peuple et la majorité des soldats sont pour Chavez. Les organisations d’extrême droite s’arment, et quelques descentes musclées dans les quartiers pauvres ont eu lieu pour intimider les partisans de Chavez, mais les forces ouvertement contre-révolutionnaires, à défaut de soutiens actifs dans l’armée, sont à ce stade impuissantes. Le fait que la campagne de déstabilisation ait duré plus de deux mois témoigne de sa faiblesse plutôt que de sa force. Elle traînait en longueur, avec, à partir du début du mois de janvier 2003, la participation des capitalistes du secteur bancaire, qui n’ouvraient leurs portes que trois heures par jour. Cet acharnement s’explique par le fait que la réaction comprenait qu’après un nouvel échec, il lui faudrait un certain temps avant de pouvoir relancer une opération similaire.

L’impact psychologique, sur la population, du défi de l’opposition, a été considérable. La masse de la population, une fois engagée dans une lutte sérieuse contre le capitalisme, apprend, nous l’avons dit, à partir de son expérience, et ce à une vitesse qui serait inconcevable dans une période historique “normale”. “Dans les grands développements historiques, écrivait Marx à Engels, en 1863, vingt années ne sont pas plus qu’un jour, bien que, par la suite, puissent venir des journées qui concentrent en elles vingt années”. Le Venezuela connaît actuellement de telles “journées”. Le fait que la télévision ait pris le parti des saboteurs a incité les travailleurs à demander le “contrôle populaire” des médias. Dans une lettre ouverte au Président Chavez, publiée le 9 janvier, ils ont également demandé l’organisation d’un référendum sur la nationalisation des banques. L’expérience des travailleurs dans les entreprises sous occupation, ainsi que les efforts des salariés pour lutter contre les tentatives de sabotage patronal leur ont démontré qu’ils peuvent très bien se passer des capitalistes et prendre eux-mêmes en charge la gestion des entreprises et de l’économie en général. Les nombreux exemples de coopération entre les soldats – des “travailleurs en uniforme” – et les salariés dans la lutte contre le sabotage économique, tout comme celle qui s’est établie entre différentes unités de la garde nationale et les travailleurs du secteur pétrolier pour rétablir l’alimentation en gaz de certaines usines, sont également un facteur extrêmement positif du point de vue de la révolution. Dans ces conditions, pendant un certain temps, un nouveau coup d’Etat contre-révolutionnaire serait voué à l’échec.

Cependant, ceci ne signifie nullement que la révolution est hors de danger. Certes, l’échec de l’opposition a renforcé le camp des nombreux jeunes et travailleurs qui exigent des mesures énergiques contre les capitalistes et la droite. Le peuple, y compris une section significative de la classe moyenne, a été scandalisé par le chantage des saboteurs. Mais le temps presse. L’espoir d’un changement est un facteur extrêmement puissant, qui pousse la révolution en avant. Mais une révolution, de par sa nature même, est une grande consommatrice d’énergie psychologique. On ne peut indéfiniment maintenir un peuple en état de mobilisation par le seul espoir d’une transformation révolutionnaire. Si, dans six ou douze mois, l’ouvrier et le paysan s’aperçoivent que cette nouvelle défaite de leurs ennemis, comme les précédantes, ne s’est finalement pas traduite par un renversement de l’ancien ordre des choses, si les capitalistes conservent encore la propriété des banques, des usines, et des terres, si l’exploitation au quotidien persiste, et s’ils constatent que, malgré les réformes de Chavez, tout est au fond comme avant, la fatigue et la démoralisation s’installeront et, dans la mesure où la masse de la population refluera de l’arène politique, la contre-révolution relèvera inévitablement la tête.

Que personne ne s’imagine que la mise à l’écart des généraux et des officiers qui étaient derrière le coup d’Etat du 11 avril constitue une sauvegarde contre une nouvelle offensive patronale. Dans une situation de repli et de démoralisation du camp révolutionnaire, ces généraux pourraient revenir. Par ailleurs, lorsque le rapport de forces entre les classes aura changé au détriment de la classe ouvrière, les responsables militaires qui sont loyaux à Chavez et qui proclament leur allégeance à la révolution bolivarienne peuvent, eux aussi, devenir un foyer de conspiration contre-révolutionnaire. N’oublions pas que c’est Salvador Allende lui-même qui avait promu Pinochet au sein des forces armées chiliennes, et qu’il le considérait comme un démocrate et un progressiste. Les modifications du rapport de force entre les classes s’accompagnera d’une réorganisation correspondante dans les échelons supérieurs de l’armée, et le soldat de rang, qui avait placé tout ses espoirs dans une révolution manquée, n’osera plus contester les ordres venant d’en haut.

Le pouvoir appartient, en définitive, à la classe qui détient les moyens de production et les armes. Pour faire aboutir la révolution vénézuelienne, il est absolument indispensable d’armer et d’organiser le peuple en milices disciplinées, dotées d’un commandement central composé des éléments les plus conscients, capables et énergiques du camp révolutionnaire, lesquels seraient élus par les unités de base et jouiraient, pour cette raison, de leur confiance pleine et entière. Le mouvement ouvrier vénézuélien doit aussi mener une campagne de fraternisation en direction de la base de l’armée, et procéder à la mise en place de structures représentatives conjointes des travailleurs, des paysans et des soldats, auxquelles les cercles bolivariens seraient étroitement associés. Les banques, ainsi que tous les moyens de production, de distribution et de communication, doivent être arrachés au contrôle de la minorité capitaliste et être placés sous le contrôle de ces structures représentatives. Les contre-révolutionnaires connus doivent être désarmés et désorganisés, par la force si nécessaire. Ce n’est qu’après l’accomplissement de ces tâches fondamentales que la révolution vénézuélienne pourra être considérée comme victorieuse et hors de danger.

Chavez a été porté au sommet de l’Etat par la vague révolutionnaire. Mais son comportement, depuis le début, démontre clairement qu’il n’est pas un révolutionnaire et que, au contraire, il cherche constamment un compromis avec les adversaires les plus acharnés de la révolution. Notre programme révolutionnaire est nécessairement implacablement opposé à cette politique de tergiversation qui fait peser une menace mortelle, non seulement sur Chavez lui-même, mais aussi, comme il y a vingt ans au Chili, sur des dizaines de milliers d’hommes, femmes et enfants. Cependant, tout en s’opposant à sa politique, nous devons défendre Chavez face aux attaques contre-révolutionnaires qui ont été lancées à déjà deux reprises, et qui à défaut d’une conclusion rapide et victorieuse du processus révolutionnaire reviendront inévitablement à l’ordre du jour.

Dans les manifestations massives de soutien à Chavez qui se succèdent à Caracas, on voit des banderoles et des panneaux qui incitent Chavez à agir : “Président !” scande-t-on, “Dirigez !”. C’est là un signe de soutien, mais aussi d’impatience et de frustration. Malgré l’échec de l’opposition, la situation reste critique. Les travailleurs veulent inciter Chavez à agir. Nous leur disons seulement ceci : certes, faites en sorte, si vous le pouvez, que Chavez agisse avec énergie et de manière décisive pour briser le pouvoir de la classe capitaliste. Mais surtout, agissez vous-mêmes ! Dotez-vous de structures massives et puissantes, jouissant d’une autorité incontestable auprès de tous les travailleurs, de tous les “esclaves du Capital”, à la ville comme à la campagne. Emparez-vous du pouvoir au nom de cette autorité. Expropriez les grands capitalistes, les grands propriétaires terriens, les propriétaires des banques et, de cette manière, protégez l’économie des prédateurs impérialistes. Organisez la vie économique et sociale du pays sur des bases entièrement nouvelles, c’est-à-dire gérée collectivement et démocratiquement par vous-mêmes. Etant donnée la situation des travailleurs et de la jeunesse de l’ensemble du continent latino-américain, vous ne resterez pas longtemps isolés. Votre révolution se répandra, et vous aurez ainsi inauguré la naissance d’une nouvelle ère dans l’histoire de l’Amérique latine, une ère où les hommes et les femmes de la classe ouvrière seront enfin les maîtres de leurs destinées.

Greg Oxley

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