De “réforme” en “réforme”, que ce soit dans les Transports publics, dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les services sociaux, à la Poste ou à la Sécurité Sociale, les salariés se trouvent confrontés à une lutte quotidienne contre des restrictions budgétaires insupportables et contre une pénurie de personnel et de moyens matériels.
La contestation de la politique gouvernementale monte de tous les côtés et se traduit par une baisse importante de la côte de popularité de Lionel Jospin. La première semaine du mois de septembre a été marquée par les barrages mis en place par le patronat du transport routier et d’autres secteurs. Malgré les concessions importantes qui leur avait été octroyées en termes de charges fiscales et sociales (notamment l’indemnisation de la réduction du temps de travail), le patronat de ces secteurs, s’estimant insuffisamment rassasié, était prêt à paralyser l’économie du pays pour obtenir davantage.
Malgré le caractère réactionnaire de ce mouvement, il bénéficiait du soutien de la vaste majorité de la population, qui voyait en lui une expression de sa propre colère face à l’évolution sociale et économique du pays. Il s’agissait effectivement d’une “grève par procuration” d’une partie importante de la population. Sans cet appui populaire, le gouvernement aurait pu dégager les barrages sans difficulté.
Les ministres ne comprennent pas, ou en tout cas feignent de ne pas comprendre le regain des tensions sociales. “La France va beaucoup mieux que les gens ne le croient”, disent-ils. Mais personne n’est dupe à ce point. Les discours ministériels sur les thèmes du cycle vertueux, de la croissance, de la bonne tenue de l’économie, et ainsi de suite, contrastent de plus en plus brutalement avec la réalité de la vie quotidienne, mis à part celle d’une minorité de privilégiés. Plusieurs millions de personnes en France, dont les chômeurs et une partie non négligeable des gens qui travaillent, vivent dans la précarité. En 1997, le CREDOC a estimé à 5.5 millions le nombre de personnes qu’il faudrait considérer comme officiellement “pauvres”. Aujourd’hui, après plus de trois ans de gouvernement de gauche et de croissance économique, il y en France 6,1 millions de personnes qui dépendent des minima sociaux !
Pratiquement tous les salariés, tous secteurs confondus, constatent une érosion progressive des avantages acquis, une pression accrue et une dégradation générale des conditions de travail. La croissance de la production a servi avant tout à gonfler davantage les marges de bénéfice des grandes entreprises, et ce largement au détriment des salariés. Le SMIC et les minima sociaux ne permettent pas de vivre dignement. Les salaires ne suivent absolument pas l’évolution des prix, étant entendu qu’il ne s’agit pas des indices concoctés on ne sait comment, mais de la hausse réelle des prix dans les supermarchés, des loyers et bien sûr des carburants.
En même temps, de “réforme” en “réforme”, que ce soit dans les transports publics, dans les écoles, dans les hôpitaux, dans les services sociaux, à la Poste, à la Sécurité Sociale, pour ne citer que quelques exemples des secteurs concernés, les salariés se trouvent confrontés à une lutte quotidienne contre des restrictions budgétaires insupportables et contre une pénurie de personnel et de moyens matériels.
Les salaires de la Fonction Publique ont été plus ou moins bloqués depuis une bonne décennie, et si le gouvernement maintient ce blocage et son refus d’embaucher suffisamment de personnel pour compenser le passage aux 35 heures, on voit difficilement comment il pourrait éviter, dans les mois à venir, un affrontement majeur avec les syndicats. La gauche n’a pas été élue pour gouverner dans l’esprit mesquin et socialement rétrograde qui inspirait le plan Juppé. Le gouvernement risque de se retrouver face à un mouvement analogue à celui de 1995, dont il a eu un avant-goût en mars dernier, lors des grèves des enseignants et des fonctionnaires du Ministère des Finances. Une généralisation des mouvements sociaux était alors possible, et c’est précisément cette perspective qui a poussé Jospin à reculer et à écarter de son gouvernement les ministres les plus directement associés aux “réformes”.
L’expérience du gouvernement de Lionel Jospin est riche en enseignements et permet de mieux comprendre la nature du capitalisme contemporain et les perspectives pour la gauche qui en découlent. “Tout acte révolutionnaire commence par un constat”, disait Ferdinand Lassalle. Constatons donc deux choses. Premièrement, que de nos jours, le capitalisme, même en période croissance, ne parvient pas à enrayer le chômage de masse et la pauvreté, ne serait-ce que temporairement. Et deuxièmement, que la croissance même du PIB se nourrit de la démolition de l’infrastructure sociale et de la dégradation des conditions de travail.
Or, depuis des décennies, les dirigeants de la gauche française, ceux du PCF comme ceux du PS, se présentent sous la bannière du réformisme, dont on peut résumer la démarche de la manière suivante : nul besoin d’en finir avec le capitalisme, puisqu’il est en mesure de faire l’objet de réformes qui vont graduellement améliorer le niveau de vie du plus grand nombre et mettre un frein à l’exploitation. A quoi sert une révolution, si les objectifs de celle-ci peuvent être obtenus paisiblement, sans heurts, au moyen de la négociation et du dialogue ?
Le mouvement ouvrier ne se meut pas dans le vide. Depuis son origine, et encore aujourd’hui, il subit la pression idéologique du système dans lequel il évolue. Le réformisme s’est affirmé au sein des partis de gauche et des syndicats, au cours de leur développement. Il s’agit d’une adaptation du mouvement ouvrier au capitalisme. Historiquement, la capacité du capitalisme à céder des réformes a été la base économique du réformisme. Aujourd’hui, comme nous l’avons vu, cette base économique a définitivement disparu. Ce fait incontournable aura des conséquences colossales. Il pose et posera de plus en plus sa marque sur la conscience de toutes les classes, et sera le facteur déterminant, dans le cours ultérieur de l’histoire de la France.
Dans le passé, les directions réformistes, conformément à leur statut d’arbitres et de négociants cherchant à concilier les intérêts contradictoires des capitalistes et de ceux qu’ils exploitent, avaient à peu près la fonction suivante : obtenir du patronat des concessions en faveur de leur “base” (mais aussi et surtout en faveur d’eux-mêmes), en échange de la “paix sociale” et du maintien du capitalisme. Aujourd’hui, c’est plutôt l’inverse qui se passe. Comme Blair et Schröder dans leurs pays respectifs, et toujours au nom du maintien du système capitaliste, Jospin et son gouvernement sont sommés d’user de leur autorité en tant que représentants de la gauche pour reprendre à la population les réformes consenties dans le passé. Le réformisme s’est transformé en contre-réformisme. Ainsi nous avons, pour la première fois dans l’histoire de la France, un gouvernement socialiste-communiste qui privatise des pans entiers de l’économie, qui démantèle tranche par tranche les services publics pour nourrir la quête d’investissements rentables des capitalistes, qui lance un programme de réarmement de grande envergure, et qui, de nombreuses façons (primes, indemnités, dérogations, subventions et autres ristournes…), effectue un transfert de richesses non plus des riches vers les autres, mais dans le sens inverse, comme en témoignent les statistiques officielles. Les 5% les plus riches se sont encore enrichis depuis 1997, alors que les 25% les plus pauvres se sont appauvris.
La croissance de l’économie de ces dernières années a donné une marge de manœuvre un peu plus importante au gouvernement. La forte augmentation des recettes fiscales, qu’il a d’ailleurs cherché à dissimuler, lui a permis d’indemniser massivement le patronat pour la réduction du temps de travail et de financer le programme des emplois-jeunes, par exemple. Si la croissance s’estompe, et plusieurs indices indiquent dores et déjà un ralentissement assez net de la production depuis le mois d’avril, la pression exercée sur le gouvernement par les groupes financiers et industriels redoublera de vigueur. Cependant, toute tentative de donner un nouveau tour de vis à la politique du gouvernement au détriment des salariés, des budgets sociaux et des services publics, créerait une situation sociale explosive. Ajoutons que les choses pourraient se compliquer gravement dans le contexte tout à fait envisageable d’un effondrement de la Bourse américaine, lequel précipiterait l’économie de l’Europe tout entière dans une récession.
Que ce soit par ralentissement graduel ou par effondrement brutal, une nouvelle baisse de la production est tôt ou tard inévitable, n’en déplaise aux dirigeants de la Gauche Socialiste, qui ne ratent pas une occasion de claironner que la crise est finie et que nous sommes entrés dans une “onde longue” de prospérité et de croissance.
D’emblée, la prochaine récession plongera le gouvernement, le Parti Socialiste, le Parti Communiste et les confédérations syndicales dans une crise très grave. Le gouvernement sera pris dans un étau. La seule alternative à l’adoption d’un “plan” plus rétrograde encore que le plan Juppé sera de se retourner contre les milieux financiers et industriels et de leur enlever les moyens de leur chantage économique en procédant à des nationalisations de grande échelle. Or un tel programme est en contradiction directe avec toute la “culture” des membres de la nomenklatura socialiste et communiste, habitués qu’ils sont au compromis et à la bonne entente avec les milieux capitalistes, à un niveau de vie qui les éloigne largement de la “base”, au prestige et aux privilèges qui ont façonné et enraciné leur mentalité bureaucratique et conservatrice. Ce sont des gens “pragmatiques”, comme ils disent, qui ne s’embarrassent pas de questions de théorie et de principes socialistes.
Certes, une certaine prudence s’impose en matière de perspectives économiques. Ce que l’on peut dire, par contre, c’est qu’en cas de nouvelle récession, et peut-être même avant, le gouvernement fera face à une confrontation majeure avec sa propre base sociale et électorale. Un mouvement social, comme celui de 1995 ou encore celui de mars 2000, pourrait très bien forcer le gouvernement à reculer momentanément. Mais en tout cas, quelle que soit l’issue immédiate des conflits sociaux, la nécessité d’une politique alternative et réellement socialiste (ou communiste : c’est la même chose) sera désormais posée avec netteté à une fraction significative du PS, du PCF et des syndicats. Les bouleversements sociaux s’exprimeront dans les partis de gauche et les organisations syndicales. Dans le PCF, le processus est déjà bien entamé. Si une politique de privatisations passe mal dans le PS, elle est tout à fait inacceptable aux yeux des militants communistes dignes de ce nom. Le PS connaîtra à son tour une crise interne semblable à celle que connaît actuellement le PCF.
Mais la nécessité de rompre avec le contre-réformisme pratiqué par les directions du PS et du PCF mobilisera aussi des centaines de milliers de salariés, de jeunes et de retraités qui, sans être des adhérents de ces organisations, se tournent cependant vers elles lorsqu’ils cherchent une solution à leurs problèmes. Car à vrai dire, ni le PS ni le PCF ne sont des “partis de masse” en termes d’effectifs ; ils le sont bien davantage du fait de leurs énormes réserves sociales. Une partie importante de ces réserves investiront les partis de gauche dans un contexte de grave crise sociale, surtout si elle voit se dessiner la possibilité de les transformer pour les mettre au service de ses aspirations.
Si les dirigeants pro-capitalistes du PS s’en sortent pour l’instant, ceci tient surtout à l’absence d’une politique alternative crédible au sein même du parti. L’entrée de Jean-Luc Mélenchon au gouvernement souligne l’absence de divergences fondamentales entre la direction de la Gauche Socialiste et la politique de Lionel Jospin. La Riposte, par contre, ne fléchira pas. Ce journal, et l’association de militants communistes, socialistes et syndicaux qui l’animent poursuivront leur combat pour rétablir le programme et les bases théoriques du socialisme au sein de la gauche française. Nous soutenons pleinement les luttes en cours pour la défense du pouvoir d’achat, pour l’emploi, pour les services publics, pour de meilleures conditions de travail, et contre les honteuses discriminations raciales qui persistent à l’égard des “immigrés”. Mais nous ajoutons : si le capitalisme est incompatible avec le plein emploi, des écoles et des hôpitaux adéquatement financés, s’il est incapable d’arracher de la misère et de la précarité les millions de personnes qui en souffrent, alors nous devons mobiliser tous les salariés et tous les jeunes pour en finir avec ce système, libérer l’économie que nous avons construite de la mainmise des grands groupes financiers et industriels, et placer les ressources du pays sous la gestion démocratique de la population. Sans la Bourse, sans les spéculateurs, mais avec un plan économique rationnel, consciemment et collectivement fondé sur la satisfaction des besoins sociaux, nous transformerons la société de fond en comble.
Greg Oxley