Qui sont les vainqueurs de l’insurrection du 5 octobre 2000 ?

Les événements spectaculaires qui se sont déroulés à Belgrade ont montré au monde entier la force irrésistible d’un soulèvement populaire qui a fait chuter un régime en l’espace de quelques jours.

Les bombardements de l’OTAN, en détruisant une bonne partie de l’infrastructure économique de la Serbie et en tuant un grand nombre de civils, ont contrecarré le mouvement social d’opposition au régime qui commençait à se former. Milosevic a pu rallier la nation serbe autour de sa personne face aux agresseurs étrangers. Avec la fin de la guerre, l’hostilité au régime a refait surface et a atteint des proportions que Milosevic lui-même n’avait pas anticipées. Il croyait pouvoir emporter les élections, la fraude aidant, et s’appuyer sur l’armée et la police. On ne saura peut-être jamais le résultat réel des élections, mais l’opposition avait probablement obtenu une majorité. Quoiqu’il en soit, les développements ultérieurs rendent obsolète la polémique sur la légalité du scrutin. Le régime de Milosevic n’est plus.

L’élan formidable de la mobilisation populaire était tel que les soldats et les policiers ne pouvaient pas s’y opposer. Tant que le mouvement de protestation reposait essentiellement sur les étudiants et les couches sociales intermédiaires, le gouvernement pouvait tenir. Mais la mobilisation de certains secteurs du salariat, et notamment des mineurs, a fait basculer radicalement le rapport de force. A ce stade, si le haut commandement avait ordonné la répression des manifestations, l’armée se serait tout simplement scindée en deux, et une partie importante de ses effectifs serait ouvertement passée du côté de la population.

Les policiers et les soldats ont fraternisé avec les manifestants, s’écartant de leur chemin lors de l’assaut des bâtiments gouvernementaux. Dans un tel contexte, les travailleurs auraient pu prendre le pouvoir pratiquement sans coup férir. Pour ce faire, il ne leur manquait que des organisations indépendantes et une conscience de classe plus développée. “La nature ne tolère pas le vide” disait Spinoza. En l’occurrence, la déroute du régime a laissé un vide que les dirigeants des partis de l’opposition n’avaient plus qu’à remplir.

La première préoccupation des nouveaux maîtres de Belgrade était le “rétablissement de l’ordre”. Il fallait mettre fin aux protestations et aux grèves. Naturellement, les médias en France ont présenté les événements comme la victoire de la “démocratie” sur le “communisme. Or, la véritable signification de ce renversement est tout autre. Le régime de Milosevic n’avait rien à voir avec le communisme. Il s’agissait d’un régime pro-capitaliste et mafieux qui avait déjà largement entamé un programme de privatisations, au point d’avoir détruit les fondements de l’économie planifiée qui existait à l’époque de Tito. Le conflit entre Milosevic et l’ancienne opposition ne portait pas sur autre chose que sur la question des destinataires des ressources privatisées. Milosevic voulait en faire profiter en priorité sa propre famille et son entourage immédiat, alors que l’opposition lui reprochait la lenteur des réformes et défendait davantage les prétentions des multinationales étrangères qui convoitent depuis longtemps le contrôle des banques, des moyens de production et des marchés de la région. Sous Kostunica, le peuple serbe subira les conséquences sociales de la braderie de l’économie nationale au profit d’une poignée d’ex-bureaucrates staliniens et de spéculateurs étrangers.

La haine du régime de Milosevic et de sa politique anti-sociale a ouvert la voie à la victoire de Kostunica. Le PIB de la Serbie a chuté de moitié en 10 ans. Avant les bombardements de l’OTAN, le taux de chômage frôlait les 25% ; les frappes des États-Unis, de la France et les autres “alliés” ont porté ce chiffre à 40%.

Rappelons que Milosevic a pris le pouvoir en s’appuyant sur les tendances nationalistes de la Serbie. Dans la période de l’après-guerre, le régime stalinien de Tito s’était stabilisé au moyen de l’autonomie des régions, sur la base du développement de l’économie planifiée et de l’élévation conséquente du niveau de vie de la population. La crise économique engendrée, entre autres, par le parasitisme de la bureaucratie a fini par raviver les tensions nationales. Ce développement a redonné aux puissances capitalistes, et notamment à l’Allemagne et à la France, l’espoir de retrouver leurs anciennes sphères d’influence. La sécession de la Croatie sous l’impulsion de l’Allemagne a déclenché l’éclatement de la Yougoslavie. Le démembrement de l’ancienne fédération n’avait absolument rien de progressiste. Bien au contraire, il a été à l’origine de l’une des périodes les plus sombres de toute l’histoire des Balkans, chaque année apportant son lot de tueries, de migrations forcées et de misère.

“La victoire de l’opposition se soldera par la soumission de la Serbie aux intérêts des grandes puissances, à commencer par l’Allemagne et les États-Unis.”

L’opposition avançait hypocritement sous le drapeau de la “démocratie”. Elle a trouvé un écho chez les étudiants et dans les classes moyennes, mais les travailleurs serbes sont restés pour le moins sceptiques à son égard. La grève des mineurs a modifié le rapport de force à la défaveur du régime, minant le moral de la police et de l’armée. Faut-il pour autant conclure qu’il s’agit d’une révolution ouvrière ? Malheureusement, rien ne justifierait une telle supposition. La vaste majorité des travailleurs, par méfiance envers cette flopée de carriéristes “oppositionnels” cravatés, est restée en retrait. Ceux qui ont jeté leur poids dans la balance l’ont fait, hélas, non sous leur propre bannière mais sous celle de cette même opposition, ce qui est une erreur qui sera chèrement payée dans les mois et les années à venir. Les mineurs, sans dirigeants, sans organisation indépendante, ont appuyé l’opposition dans l’espoir qu’elle se révèlerait être un moindre mal par rapport à Milosevic. Cependant, de même que les mineurs russes avaient accordé le bénéfice du doute à Eltsine, et connu ensuite un réveil brutal, le réveil des mineurs serbes sera particulièrement rude. Les fruits de leur “victoire” seront volés par la nouvelle clique dirigeante, qui procédera désormais à l’exécution d’un programme ultra-libéral dont les mineurs pourraient bien figurer parmi les premières victimes.

Le programme de président Kostunica se trouve dans un texte intitulé Programme de l’Opposition Démocratique de la Serbie. On y trouve des mesures comme l’ouverture de la Serbie aux banques étrangères, la légalisation de la monnaie allemande sur le territoire national, un programme de privatisations “pour stimuler le marché des capitaux” et la vente d’entreprises aux investisseurs étrangers, la levée des contrôles sur les prix et la libéralisation du commerce extérieur. Au regard de ces engagements, personne ne s’étonnera du financement généreux octroyés aux partis de l’opposition par le gouvernement des États-Unis et de plusieurs pays de l’Union Européenne.

La victoire de l’opposition se soldera par la soumission de la Serbie aux intérêts des grandes puissances, à commencer par l’Allemagne et les États-Unis. Notons que la France, qui considérait la Serbie comme une nouvelle zone d’influence dans la région face à celle de l’Allemagne, déjà établie, en Croatie, s’est fait doubler par son puissant voisin. Ce “grand jeu” mené sur l’échiquier des Balkans révèle la rivalité intense qui divise les puissances du Vieux Continent, et ne correspond guerre à l’image qu’elles veulent donner d’elles mêmes, à savoir celle d’un club de pays frères coopérant pour le plus grand bien de la collectivité européenne.

Au lendemain du renversement de Milosevic, le chef de la diplomatie française, Monsieur Védrine, n’a pas trouvé de mots assez forts pour exprimer sa profonde admiration pour peuple serbe, oubliant que les hommes, femmes et enfants de ce même peuple mourraient sous les bombes françaises, en mars 1999, et qu’ils ont subi les effets des sanctions économiques draconiennes imposées par la suite à leur pays. Aujourd’hui, la France souhaite profiter de la grande braderie de l’économie serbe, pendant que le peuple tant louangé sombre dans la pauvreté. Monsieur Védrine sait très bien, pourtant, que l’invité d’honneur ne sera pas la France, mais les États-Unis, suivis de près par l’Allemagne. Les États-Unis contrôlent désormais une partie importante du sud de l’Europe. L’Albanie est effectivement devenue un de ses satellites, au même titre que le Kosovo et la Bosnie. Un important dispositif militaire américain est établi en Macédoine, et le “grand frère”, outre-atlantique, lorgne dores déjà en direction du Monténégro.

La conscience de classe et la combativité des travailleurs serbes seront désormais formées dans la dure école des rapaces libéraux actuellement au pouvoir. Le mouvement ouvrier serbe a de longues et fières traditions socialistes et internationalistes. Ces traditions referont surface dans les années à venir. Découpée en morceaux, l’ancienne Yougoslavie est devenue une proie facile pour les grandes puissances. Seule une fédération socialiste et démocratique yougoslave offrirait une issue aux peuples de la région. Tel est le programme que le mouvement ouvrier serbe doit inscrire, dans les années à venir, sur sa bannière.

La Rédaction

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