Mohsen Shekari et Majidreza Rahnavard, tous deux âgés de 23 ans, ont été exécutés par pendaison en Iran. L’exécution de Mohsen a lieu dans la prison de Gohardacht. Majidreza a été pendu sur une place publique de Machhad, sa ville natale. Accusés d’outrage contre Dieu, la réalité, c’est que ces jeunes ont été suppliciés pour avoir participé à la révolte contre le régime exécrable de Téhéran. D’autres pendaisons sont imminentes. Face aux protestations massives en réaction à la mort de Mahsa Amini, à l’issue d’une garde à vue sous prétexte d’un dépassement de cheveux de son foulard, le régime veut semer la terreur. Il veut faire comprendre à la jeunesse iranienne que ceux qui contestent sa tyrannie risquent d’être violentés, torturés, et même de se trouver devant un tribunal spécial sans aucun moyen de se défendre et finir au bout d’une corde. Plus de 30 000 personnes ont été interpellées par les forces de l’ordre depuis le mois de septembre dernier. Les opposants du régime sont susceptibles d’être traqués, séquestrés et assassinés, à l’intérieur du pays et même à l’étranger. Le chef des services secrets britanniques, le général Ken McCallum, a révélé une dizaine de tentatives de séquestration ou d’assassinat d’opposants iraniens au Royaume-Uni en 2022.
De toute évidence, ce régime n’est pas réformable. Il n’y aura ni justice ni liberté, tant qu’il n’aura pas été renversé. C’est une réalité objective qui a pénétré la conscience de millions d’Iraniens et qui explique l’ampleur et la persistance de la mobilisation populaire. Les femmes jouent un rôle déterminant dans la lutte. On n’entend plus parler des courants réformateurs, qui prétendaient pouvoir calmer le mécontentement social au moyen de petits ajustements politiques. Dans les rassemblements militants et jusqu’à dans les cours de récréation des écoles, la jeunesse scande « Mort aux tyrans ! Mort à Khamenei ! » Le mouvement actuel est plus large, socialement et géographiquement, et aussi plus radical que les vagues de contestation précédentes. Mais quelles sont ses perspectives de développement ? Peut-il aboutir au renversement du régime ? Est-ce une révolte, ou une révolution ?
La mort de Mahsa Amini a mis le feu aux poudres dans un contexte social et politique extrêmement tendu. Les conditions de vie de la masse de la population se dégradent. En mai 2018, les chauffeurs de camion ont déclenché une grève nationale pour obtenir une augmentation des salaires. Un mois plus tard, les marchands du Grand Bazar de Téhéran et ailleurs ont protesté contre la dévaluation de la monnaie. Au printemps 2019, les enseignants ont lancé des grèves avec occupation des écoles contre la hausse des prix. S’inspirant du mouvement de révolte en France, certains portaient des gilets jaunes. L’évolution de l’économie iranienne et ses conséquences pour le niveau de vie sont un facteur majeur dans l’instabilité sociale actuelle.
Les secteurs clés de l’économie iranienne sont ceux des hydrocarbures, de l’agriculture et des services financiers. L’Iran se classe deuxième au monde en réserves de gaz naturel et quatrième en réserves prouvées de pétrole brut. L’ensemble de l’économie et les revenus de l’État dépendent largement des recettes pétrolières. Les sanctions imposées par les puissances occidentales (la plupart des actifs à l’étranger sont devenus inaccessibles) et la hausse des prix des matières premières contribuent à la stagnation de l’économie. La reprise entamée en 2020, avec une croissance du PIB de 3,6%, n’a toujours pas effacé les effets de la récession des années précédentes (-6% et -6,8% en 2018 et 2019). La dépréciation du taux de change stimule la compétitivité des produits exportés, mais renchérit les importations. Même si la guerre en Ukraine a augmenté la rentabilité du secteur pétrolier, la contraction des exportations de pétrole exerce tout de même une forte pression sur les finances publiques, tandis que le taux d’inflation très élevé entraîne une réduction substantielle du pouvoir d’achat des ménages et un nombre croissant de jeunes, avec ou sans diplôme, se trouve sans emploi.
Le versement d’intérêts bancaires est l’un des indicateurs des inégalités sociales. Or, selon le Centre de recherche du parlement iranien, sur les 200 000 milliards de tomans (8 milliards de dollars) d’intérêts versés annuellement, 85 % de cette somme vont à seulement 2,5 % des déposants. 30 % de la population iranienne vit en dessous du « seuil de pauvreté absolue » et n’arrive pas à subvenir aux besoins fondamentaux des ménages. Environ 9 millions d’Iraniens sur une population totale de 85 millions sont analphabètes. L’accès au logement est un autre indicateur probant. Le prix au mètre carré d’une maison dans le nord de Téhéran varie entre de 55 et 120 millions de tomans (2 000 à 4 500 dollars), tandis que le salaire minimum des ouvriers se situe entre 100 et 150 dollars par mois. En moyenne, cela signifie que le coût d’achat d’un seul mètre carré d’une maison dans le nord de Téhéran équivaut à deux années de revenu pour un travailleur iranien. Dans l’ensemble, les caractéristiques de la société iranienne signifient que l’instabilité sociale et l’important potentiel révolutionnaire qu’elle recèle ne disparaîtront pas et placent un point d’interrogation au-dessus des possibilités de survie du régime despotique des Mollahs. La perspective qui se dessine pour la période à venir est celle d’une exacerbation de la lutte des classes d’une part, et aussi des tensions intercommunautaires et religieuses.
Depuis la guerre entre Iran et Irak, le commandement des Gardiens de la Révolution islamique constitue la colonne vertébrale du pouvoir étatique. Actuellement, près d’un tiers des ministres et adjoints du cabinet du président Ebrahim Raisi sont issus du commandement des Gardiens, dont le rôle décisif dans les structures étatiques lui a permis de prendre le contrôle effectif de nombreux projets pétroliers, gaziers et pétrochimiques, ainsi que dans d’autres secteurs de l’économie. Depuis des décennies, les chefs des forces de répression ont pu s’enrichir et renforcer la position des organisations militaro-sécuritaires et religieuses au sein des structures de l’État, que ce soit légalement ou par la corruption. La militarisation du régime s’étend jusque dans les profondeurs de la société iranienne, notamment par le biais des bassidji, une force paramilitaire chargée de la sécurité intérieure, dont l’effectif serait d’environ 3 millions d’hommes. (Selon le commandement des bassidji, ils seraient plus de 10 millions, mais ce chiffre n’est pas crédible).
Bon nombre de ces miliciens sont issus du lumpenprolétariat du pays, à qui le statut de bassidji procure un pouvoir d’intimidation et de corruption, ainsi que des moyens pécuniers et certains privilèges. Les forces de répression – et tout particulièrement leur branche « populaire » — constituent, à côté des familles privilégiées car liées aux autorités étatiques à différents niveaux, autant de réserves sociales du régime actuel. Ces réserves sont donc importantes et militairement puissantes. C’est un aspect crucial de la structure sociale iranienne qui fait qu’un renversement pacifique du régime en place est totalement exclu. Une révolution en Iran signifie nécessairement une insurrection et une guerre civile, dont l’issue ne serait pas forcément favorable aux forces révolutionnaires, surtout si celles-ci sont dépourvues d’objectifs programmatiques et stratégiques clairs. Pour un certain nombre de groupements révolutionnaires en Europe, les protestations actuelles pourraient aboutir à la chute du régime. Il est vrai que le mouvement actuel a des implications révolutionnaires. Il indique que le sol commence à se dérober sous les pieds du régime. Il annonce ou constitue une prémisse historique de mobilisations massives et révolutionnaires à l’avenir. Cependant, il n’a malheureusement ni l’ampleur ni les moyens de menacer l’existence du régime à court terme. La révolution iranienne est une perspective. Elle n’est pas encore une réalité.
Les exécutions de jeunes manifestants sont révélatrices de l’évaluation que fait le régime des rapports de force actuels. Pendre des jeunes qui auraient « offensé Allah » en se levant contre les injustices est le signe d’un régime qui ne reculera devant rien pour enrayer l’opposition. C’est une stratégie qui dénote aussi une certaine confiance. C’est la mort d’une jeune femme entre les mains de la police qui a déclenché les mobilisations actuelles, et voilà que les autorités se montrent prêtes à en tuer d’autres sur la place publique. Pour l’heure, aucun mouvement significatif de défection, au sein des forces armées, n’a eu lieu. Cela ne veut pas dire que tous les soldats soutiennent le régime, mais signifie plutôt qu’à ce stade, ils ne sont pas encore convaincus que le mouvement puisse aboutir à une situation qui ne les exposerait pas au sort funeste réservé aux mutins. Ce n’est qu’à partir du moment où les forces armées commenceront à se disloquer que la révolte actuelle pourra réellement se transformer en révolution. Cependant, ce n’est qu’une question de temps. Ni la fermeture d’internet, ni la censure, ni le discours habituel sur « l’ingérence étrangère », ni même la mise à mort des opposants, ne préservera le régime indéfiniment. À terme, le régime iranien sera confronté à un soulèvement révolutionnaire. L’histoire des mobilisations successives depuis de nombreuses années pointe clairement dans cette direction.
La Riposte