L’héritage politique de Tanvir Gondal

Il y a un peu plus d’un an, le militant et théoricien marxiste pakistanais, Tanvir Gondal, est décédé. Nous publions ci-dessous la traduction française d’un article écrit par Greg Oxley et publié dans la Asian Marxist Review, en mars 2020.

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Les futurs historiens de la pensée et de l’action révolutionnaire dans le sous-continent indien jugeront certainement impossible d’ignorer la remarquable contribution de Tanvir Gondal, aussi connu sous le nom de Lal Khan. Le mouvement ouvrier a produit beaucoup de personnalités déterminées et dévouées, au cours de son histoire. Certains ont payé de leur vie leur engagement pour la cause révolutionnaire. Certains se sont distingués dans l’explication des idées, dans l’inspiration et la mobilisation des opprimés. D’autres ont démontré de remarquables capacités organisationnelles. Mais aucun, à ma connaissance, n’a autant réuni toutes ces qualités, tout en étant un grand penseur et théoricien de la cause révolutionnaire, que Tanvir Gondal.

Mais nous savons, hélas, que l’Histoire est écrite par les vainqueurs et que, par conséquent, la place que Tanvir Gondal devrait y occuper ne sera pleinement reconnue que lorsque les classes qu’il s’efforçait de défendre auront enfin renversé l’impérialisme et le capitalisme pour établir une société nouvelle et réellement démocratique, libérée de l’oppression et de l’exploitation, c’est-à-dire une société authentiquement socialiste.

Les révolutionnaires grandissent en fonction de leur tâche. En Europe occidentale, les « idées marxistes » peuvent être assez aisément acquises par les militants qui s’intéressent, et leur pertinence à propos du système capitaliste contemporain semble couler de source. Et c’est pourquoi nous avons ici des milliers de « révolutionnaires » à la parole facile, qui répètent à volonté des notions de base tirées des travaux des grands fondateurs du socialisme scientifique, en les présentant comme une réponse évidente aux problèmes sociaux, économiques et politiques de notre époque. En revanche, dans un pays tel que le Pakistan – et telle que l’était aussi la Russie tsariste – le cadre idéologique et les prémisses programmatiques élaborés par ces fondateurs devaient être retravaillés et enrichis d’une manière créative afin de prendre en compte la complexité des relations de classes au sein de ces sociétés. Tanvir était pleinement conscient de l’importance et de l’immensité de cette tâche qui, en dépit de l’héritage théorique de Lénine et Trotsky par rapport à l’arriération de la Russie, restait un terrain d’étude et d’analyse largement nouveau et inexploré d’un point de vue marxiste. En s’engageant dans cette entreprise cruciale, la stature de Tanvir, comme théoricien et penseur révolutionnaire, a dépassé celle de tous les autres théoriciens marxistes de notre époque, à l’exception possible de son mentor et inspirateur Ted Grant (1913-2006).

Prenons, par exemple, la façon dont Tanvir a appliqué et enrichi la « théorie de la révolution permanente », initialement développée par Parvus et Trotsky à l’époque de la révolution de 1905 en Russie. Le terme de « révolution permanente » figurait dans les travaux de Marx, en rapport avec son analyse des révolutions européennes de 1848. L’idée avancée par Trotsky, en rapport avec la Russie, mais aussi, par extension, à bien d’autres pays sous-développés et sous domination impérialiste, était que dans ces pays la classe capitaliste nationale est trop dépendante des impérialismes étrangers et trop menacés par l’émergence de la classe ouvrière pour jouer un quelconque rôle révolutionnaire. Par conséquent, les tâches historiques générales que l’on associe aux révolutions démocratiques bourgeoises en Europe – émergence d’un État-nation, réalisation de la démocratie, réforme agraire, éradication complète des relations sociales précapitalistes, le suffrage universel, droits et libertés des minorités nationales et culturelles – ne peuvent être accomplies que par la prise du pouvoir de la classe ouvrière. Et pour que ce nouveau régime puisse survivre, la révolution doit s’étendre à des pays plus développés. Trotsky évoquait à cet égard des situations de « développement combiné et inégal », dans lesquelles des formes sociales et économiques de la société précapitaliste coexistaient avec des formes capitalistes modernes, formant ainsi les prémisses d’une « révolution permanente ».

Regardons maintenant comment Tanvir traduisait cette théorie en termes clairs et compréhensibles pour tous en ce qui concerne les réalités concrètes du Pakistan. On pourrait citer de nombreux textes pour le démontrer, mais lorsque je me suis rendu au Pakistan en 2013, j’ai lu un article de Tanvir sur la situation au Waziristan et qui m’avait fortement impressionné. Il écrivait : « La population du Waziristan souffre de la pire forme de développement combiné et inégal. Les téléphones satellitaires sont arrivés avant le développement de lignes terrestres, tout comme les avions arrivaient bien avant la construction de bonnes routes. Les armes les plus avancées, telles que les drones, déversent des missiles sur les paysages les plus primitifs. Les téléviseurs et les ordinateurs ont fait leur apparition avant l’eau courante. Le commerce de la drogue a généré une économie mafieuse avant que des entreprises plus productives – mais certainement moins rentables – puissent s’établir. Tout cela a brisé les vieilles traditions et cultures médiévales de la région. La structure de la société a été détruite par l’arrivée de ces technologies, par l’argent sale et le marché noir. Les loyautés tribales, l’honneur et les anciennes valeurs traditionnelles sont devenus des biens monnayables. Et pourtant, toute cette modernisation n’a pas sorti la région de son état de sous-développement. Au lieu de cela, elle a tout simplement déformé et perverti les vieilles relations économiques et sociales. »

Cette prose imagée rend vivante une réalité trop souvent « résumée » dans des abstractions théoriques. Ce talent particulier de Tanvir est véritablement l’un des grands traits distinctifs de ses écrits politiques. La théorie de le « révolution permanente » pointe la révolution socialiste comme le seul moyen pour balayer les contradictions oppressives qu’il décrivait admirablement dans l’extrait cité plus haut, et se dresse en opposition frontale aux abstractions superficielles de la « théorie des étapes » de l’école stalinienne, qui cherche – et ne trouve jamais – une aile progressiste dans la classe capitaliste nationale susceptible de diriger une première étape de la révolution et de ce fait la deuxième étape, celle de la lutte pour le socialisme, est sans cesse reportée. Ce n’est jamais le bon moment pour renverser le capitalisme. Tanvir s’est battu contre cette méprisable farce théorique. Il comprenait que les intérêts des impérialismes étrangers et ceux de l’État pakistanais et de sa classe dirigeante étaient si complètement entremêlés et interdépendants – d’un point de vue économique, militaire et stratégique – qu’ils devaient nécessairement marcher ensemble et tomber ensemble, et que seul un mouvement révolutionnaire alliant la classe ouvrière et les populations rurales défavorisées pourrait provoquer leur chute.

Dès le début de son activité politique, dans les années 1970, Tanvir envisageait la lutte laquelle il s’est engagé comme étant contre le capitalisme et l’impérialisme, mais aussi contre l’influence pernicieuse du « stalinisme ». Dans ses écrits et ses discours, il expliquait les circonstances qui ont mené au renversement de la démocratie soviétique issue de la révolution russe et au glissement vers une dictature bureaucratique. Jusqu’aux années 1980, dans beaucoup de régions du monde, le régime en URSS et les régimes similaires en Europe de l’Est et en Chine exerçaient une fascination certaine sur des dizaines de millions de travailleurs et de paysans, notamment dans les pays sous-développés, y compris sur le sous-continent indien. L’effondrement et la disparition de l’URSS et de la quasi-totalité du bloc « communiste » a dissipé la plupart de ces illusions, mais le problème de leur héritage dans la conscience des masses demeurait, puisque la chute de régimes associés dans la conscience collective au « marxisme » ne pouvait que semer une certaine confusion.

Tanvir n’a jamais demandé d’éloge ou de reconnaissance. Il a simplement démontré, par la théorie et la pratique, ce dont il était capable. Son autorité politique n’était pas le résultat d’intrigue et d’intimidation. Il n’avait aucune envie d’être entouré de personnes serviles et obséquieuses. Bien sûr, il s’est parfois trompé dans ses analyses et appréciations, comme tout le monde. Mais il n’a jamais trahi ses convictions révolutionnaires, jamais abandonné les travailleurs, jamais placé ses propres intérêts au-dessus de la cause qu’il servait. C’était un internationaliste implacable. Il personnifiait l’esprit de lutte et de résistance sans lequel toute perspective de révolution est inconcevable. Il était dévoué corps et âme à la révolution socialiste. Il vécut ainsi. Il est mort ainsi.

La disparition de Tanvir est une perte terrible. Mais pour les révolutionnaires qui lui succèdent, au Pakistan et ailleurs, son héritage politique et son intégrité morale serviront d’exemple et d’inspiration. Les révolutionnaires au Pakistan sont confrontés à des difficultés majeures. Mais celles-ci serviront à aiguiser leur conscience et leur volonté de lutter. Ce n’est pas par hasard que dans les premières années du siècle dernier, les plus remarquables révolutionnaires de la classe ouvrière internationale ne venaient pas d’Europe occidentale, mais de la patrie du despotisme et de l’oppression tsaristes. Au Pakistan et à travers le monde, regardons l’avenir avec courage et détermination, et allons de l’avant. Notre camarade Tanvir Gondal n’aurait rien demandé de plus.

Greg Oxley

Paris, le 4 Mars 2020

One thought on “L’héritage politique de Tanvir Gondal

  1. Salut camarades,

    Merci au camarade Greg Oxley pour cet article pertinent, concernant la mort du camarade Tanvir Gondal au Pakistan, il y a maintenant une année… Notre combat est aussi internationaliste, saluons alors, à son juste titre, la mémoire de Tanvir Gondal, qui manque tant à ses camarades et à nous.

    Fraternellement,
    Laurent Gutierrez
    (PCF 21, La Riposte en Côte d’Or)

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