Le matérialisme historique

L’une des plus grandes contributions théoriques de Marx et Engels fut la conception de l’histoire économique, sociale et politique que nous appelons matérialisme historique. C’est à eux que nous devons la découverte des lois fondamentales qui régissent l’évolution sociale et qui déterminent, en dernière analyse, l’ascension et le déclin des ordres sociaux qui se succèdent au cours du processus historique.

Les matérialistes du XVIIIe siècle – notamment anglais et français – se battaient contre la conception idéaliste du monde, selon laquelle les idées déterminent la réalité des choses. Locke, d’Holbach, Helvétius – entre autres – expliquaient qu’il n’y avait pas d’« idées innées », les idées n’étant que le reflet, dans le cerveau des hommes, de l’expérience du monde matériel. A partir de cette prémisse, il n’y avait qu’un pas à faire pour en déduire que les idées d’une époque donnée sont déterminées par les conditions sociales existantes.

Cependant, les matérialistes du XVIIIe siècle ne parvenaient à expliquer ni l’origine de ces conditions sociales, ni leur évolution. Ils avaient une vision statique, étriquée et mécanique du rapport entre les conditions sociales et la conscience sociale d’une époque donnée. Leur impuissance face à l’évolution et à la transformation du monde les rendait incapables de fournir une explication satisfaisante des grands bouleversements révolutionnaires qui ont marqué la fin du XVIIIe siècle. En raillant la doctrine « sinistre, chimérique et funèbre » des matérialistes, Johann Wolfgang von Goethe résumait l’impression qu’elle devait faire sur bon nombre de penseurs progressistes de l’époque. Il revenait donc à la philosophie idéaliste, que les matérialistes pensaient avoir enterré, d’extraire les sciences sociales du formalisme desséché de ces derniers et d’élaborer une doctrine dans laquelle l’activité consciente des individus qui pensent, qui prévoient et qui agissent retrouve toute sa place. Cette tâche fut accomplie d’une façon magistrale par l’un des plus grands philosophes de tous les temps : Georges Hegel.

L’idéalisme hégélien

Hegel considérait le mouvement, la transformation, la dialectique comme « le principe de toute la vie ». Il envisageait tous les phénomènes sous l’angle de leur évolution, que celle-ci prenne la forme de changements lents et quasi imperceptibles ou brusques et cataclysmiques – comme par exemple la révolution française. Mais malgré l’extraordinaire profondeur de sa méthode philosophique, Hegel ne pouvait fournir une explication satisfaisante de l’histoire sociale. Comme idéaliste, il considérait que la force motrice de l’histoire était « le mouvement de l’esprit ». L’évolution du monde était, pour ainsi dire, le reflet de l’évolution des idées. Mais qu’est-ce qui déterminait l’évolution des idées ? Hegel répondait à cette question en invoquant l’existence d’une « Idée Absolue », qui concentrait en elle l’ultime, la plus complète et la plus profonde conscience du monde. L’idée parfaite et immuable – Dieu, en somme, mais sous un autre nom.

Marx et Engels ont fait leurs premiers pas philosophiques à l’école hégélienne. Mais ils rejetaient la notion d’Idée Absolue – et, naturellement, ont fini par remettre en cause toute l’ossature idéaliste de la doctrine hégélienne. Dans la postface au Livre I du Capital, Marx résume ainsi la différence essentielle entre sa doctrine et celle de Hegel : « Ma méthode dialectique non seulement diffère par la base de la méthode hégélienne, mais elle en est même l’exact opposé. Pour Hegel, le mouvement de la pensée, qu’il personnifie sous le nom de l’idée, est le démiurge de la réalité, laquelle n’est que la forme phénoménale de l’idée. Pour moi, au contraire, le mouvement de la pensée n’est que la réflexion du mouvement réel, transporté et transposé dans le cerveau de l’homme … » A la dialectique idéaliste de Hegel s’oppose donc la dialectique matérialiste de Marx.

Forces productives et classes sociales

Marx et Engels expliquaient que le développement des forces productives constitue la force motrice de l’histoire sociale. Les rapports de classes qui caractérisent une forme de société donnée – le système esclavagiste, la féodalité, le capitalisme, etc. – sont la manifestation des rapports où les hommes se trouvent les uns à l’égard des autres dans le processus de production. Ces rapports de production trouvent leur expression dans la structure politique de la société, dans sa vie intellectuelle, culturelle, et bien évidemment dans la lutte des classes aux intérêts contradictoires. Les rapports de production forment donc la base de l’histoire sociale et sont déterminés, en dernière analyse, par l’évolution de la technique productive. A un certain stade de leur développement, les forces de production – les moyens techniques productifs dont la société dispose – entrent en contradiction avec l’ordre social existant. Dans la préface de sa Critique de l’économie politique (1859), Marx donne ce qui est certainement la présentation la plus condensée et précise de la conception matérialiste de l’histoire :

« Le premier travail que j’entrepris pour résoudre les doutes qui m’assaillaient, écrit-il, fut une révision critique de la Philosophie du droit, de Hegel, travail dont l’introduction parut dans le Deutsch-Französiche Jahrbücher, publié à Paris, en 1844. Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques – ainsi que les formes de l’Etat – ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l’esprit humain, mais qu’ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d’existence matérielles dont Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du XVIIIe siècle, comprend l’ensemble sous le nom de « société civile », et que l’anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l’économie politique. J’avais commencé l’étude de celle-ci à Paris et je la continuai à Bruxelles où j’avais émigré à la suite d’un arrêté d’expulsion de M. Guizot.

« Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience.

« A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l’énorme superstructure. Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel – qu’on peut constater d’une manière scientifiquement rigoureuse – des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que des problèmes qu’elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir.

« A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d’époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d’une contradiction individuelle, mais d’une contradiction qui naît des conditions d’existence sociale des individus ; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s’achève donc la préhistoire de la société humaine. »

La Riposte

One thought on “Le matérialisme historique

  1. ” Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société”

    Ce que Marx n’a pas vu c’ est qu’il faut une domination des contradictions au sein de l’économie capitaliste pour que les solutions à ces contradictions soient aussi dominantes.

    C’est pour cela qu’il s’est trompé carrément de classe révolutionnaire.Il n’ a pu faire la différence, non seulement, entre la classe ouvrière et la classe sans travail mais surtout la nécessité de la disparition de classes salariés spécialisés et la nécessité de la constitution d’une classe de chômeurs et précaires comme majorité de la population avant toute révolution communiste.

    La base du communisme, le principe du travail varié(la suppression de la division du travail au niveau individuel), est contradictoire avec l’intérêt de l’ouvrier dont la condition d’existence est le travail spécialisé.

    L’ ouvrier actuel ne sera révolutionnaire que lorsqu’il sera chômeur ou précaire de façon irréversible, de sorte qu’il soit obligé de supprimer sa subordination à la division du travail pour gagner son pain.

    Les conditions matérielles faisant défaut(ne sont pas dominantes), la conscience communiste aussi fait défaut.

    C’est ce qui explique que depuis la première crise générale du capitalisme , en 1825(ça fait près de 2 siècles), les ouvriers ont été incapable de révolutionner le mode de production actuel.Non pas parce qu’ils sont incapables mais parce que le communisme ne correspond pas à leur nature, à leur être social.

    Marx et Engels demandaient ainsi l’impossible aux ouvriers.La révolution communiste sera l’oeuvre de chômeurs précaires(très précaires pour rendre toute spécialisation du travail impossible) en tant que majorité de la population.Cette condition matérielle ne s’est jamais réalisé c’est pour cela aussi que le communisme ne s’est jamais réalisé nulle part.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *