Les capitalistes et la barbarie nazie

Pendant les années 20, Gustav Krupp, comme beaucoup d’autres capitalistes allemands, s’est abstenu de s’associer trop étroitement – ou du moins trop publiquement – à la cause fasciste. Non pas qu’il désapprouvait les idées et les méthodes des nazis. Mais il devait soigner ses rapports avec l’Etat-major de l’armée allemande. Or, jusqu’en 1932, les généraux de la Reichswehr regardaient la montée des milices fascistes avec une certaine méfiance. Le 27 janvier 1933, lorsqu’une délégation de généraux est venue lui demander de ne pas faciliter l’accession au pouvoir d’Hitler, le président Hindenburg leur a répondu : « Messieurs ! Vous n’imaginez tout de même pas que je puisse nommer un caporal autrichien Chancelier du Reich ! » Trois jours plus tard, c’est pourtant ce que fit Hindenburg.

En février 1933, Goering a invité une vingtaine de capitalistes industriels à une conférence. Krupp était présent, ainsi que d’autres poids lourds des milieux capitalistes tels que Schacht, Funk, Voegler et quatre directeurs d’IG Farben. Hitler avait besoin d’argent. Il s’est adressé à eux en personne. Il leur expliqua que l’industrie allemande devait retrouver sa position dominante, en Allemagne et en Europe. Il fallait pour cela un programme de réarmement massif et la destruction totale des syndicats ouvriers, du Parti Social-Démocrate et du Parti Communiste. Ce programme correspondait exactement aux intérêts des capitalistes.

Les Krupp avaient combattu les syndicats pendant des décennies. Contraints de les reconnaître sous la République de Weimar, ils ont vu dans les méthodes hitlériennes une façon de les éliminer complètement, par la force. Dès lors, les nazis ont pu compter sur le soutien financier et politique, non seulement des Krupp, mais de pratiquement tous les représentants les plus puissants de la classe capitaliste allemande. En tant que président de la Fédération du patronat industriel, Krupp a décrété qu’aucune personne d’origine juive ne pouvait travailler pour ses membres. Pendant que les milices nazies massacraient les militants communistes, socialistes et syndicaux, et organisaient des rafles sanglantes et des persécutions contre les Juifs, Krupp a rédigé une lettre à Hitler pour lui dire que « l’évolution de la situation politique correspond à des aspirations qui sont miennes depuis longtemps. »

A l’initiative de Krupp, le salut nazi a été rendu obligatoire dans toutes les usines allemandes. Au printemps 1934, Hitler l’a nommé « Führer Economique ». En acceptant ce poste, Krupp a déclaré que son but était « la mise en place d’une coordination entre l’Etat totalitaire et l’organisation industrielle ». Pour se faire une idée de ce qu’il entendait par « coordination », il suffit de noter l’installation d’unités de la Gestapo dans les locaux des usines Krupp, à Essen et ailleurs. L’arrestation, la torture et l’assassinat de travailleurs avaient lieu quotidiennement. Entre 1934 et 1939, 700 salariés de chez Krupp ont été envoyés dans les camps de concentration. Très peu en sont revenus. En 1945, après la défaite de l’Allemagne, des salles d’interrogatoire et des instruments de torture ont été découverts dans les sous-sols de l’usine d’Essen, dont une petite cage dans laquelle les victimes croupissaient, et ou on les arrosait régulièrement d’eau glacée ou brûlante.

Avec le réarmement massif lancé par Hitler, les profits réalisés par le « super-nazi » Krupp montaient en flèche, grâce à d’importantes commandes de l’Etat. Entre 1933 et 1935, la masse des profits réalisés par l’entreprise a doublé. Ses achats de ferraille ont été multipliés par huit. L’entreprise fabriquait en masse des chars, des canons, des sous-marins et des navires de guerre. En 1935, Krupp employait 35 000 ouvriers. En 1938, ils étaient 112 000 – et 190 000 en 1939. Lors de l’annexion de l’Autriche, en 1938, Krupp a « acheté » l’aciérie géante de Berndorfer pour une bouchée de pain. En 1943, l’historien officiel de la famille Krupp décrivait cette opération comme « l’une des conséquences agréables de l’Anschluss ».

A la veille de la deuxième guerre mondiale, Gustav Krupp, affaibli par l’âge, passait la main à son fils aîné, Alfried von Bohlen, membre du parti nazi depuis 1938. Tandis que l’armée allemande déferlait sur l’Europe, les Krupp étaient parmi les premiers servis, dans le pillage des ressources et des capacités industrielles des pays conquis. En 1942, Alfried von Bohlen s’est rendu en Ukraine pour superviser l’appropriation de l’industrie sidérurgique du pays. D’autres responsables de la firme s’assuraient que les fabriques de machines-outils, en France, ou encore les chantiers navals hollandais, viennent s’ajouter à l’empire des Krupp. Parfois, des entreprises entières étaient délocalisées pour se retrouver intégrées au complexe industriel d’Essen. Tel fut le cas en France, par exemple, de l’usine Austin située à Liancourt, de l’usine Almag, à Mulhouse, ou encore d’Alsthow, à Belfort.

Les effectifs de l’entreprise s’élevaient à 115 000 ouvriers, en 1943, mais ce chiffre n’inclut pas les dizaines de milliers de travailleurs-esclaves fournis par les soins de la Gestapo. La guerre sur le front Est, contre l’Union Soviétique, exigeait de plus en plus de renforts. Le fait de travailler pour Krupp n’était plus un moyen d’éviter la mobilisation. Et il fallait alors remplacer les travailleurs partis au front. On ne connaît pas le chiffre exact d’esclaves qui travaillaient dans l’entreprise, mais la plupart des estimations le situent entre 70 000 et 100 000. Lors des procès de Nuremberg, en 1947-48, l’horreur indicible du traitement de ces esclaves n’a été que très partiellement détaillée. Mais le procès verbal suffit à vous glacer le sang. Affamés, malades et brutalisés, ceux qui tombaient d’épuisement, que ce soit dans l’usine ou dans les baraquements infestés de vermine et de poux – et régulièrement bombardés par les alliés – étaient battus à mort ou achevés d’une balle dans la tête. En 1943, par souci de « rapprocher les unités de production des sources de main d’œuvre », Krupp a même fait construire une usine à l’intérieur du camp d’Auschwitz, où les détenus, en attendant la mort, participaient à la fabrication de détonateurs d’obus.

Krupp n’était pas la seule entreprise à utiliser les esclaves fournis par la Gestapo. Dans les camps de la mort comme Auschwitz ou Ravensbrück, le « Bureau économique et administratif » du régime nazi organisait des visites pour les sélectionner. Le « salaire » des esclaves (quelques centimes par jour) était versé directement sur le compte des SS, pour couvrir les frais de l’extermination des travailleurs qui tombaient d’épuisement. Parmi les firmes engagées dans cette activité macabre, il y avait Krupp, mais aussi Volkswagen, Siemens, Bayer, Porsche, Daimler-Benz (Mercedes) et même Ford. De nombreux esclaves n’étaient que des enfants. Selon un affidavit présenté à Nuremberg, « les enfants étaient logés dans des lits superposés. Ils étaient complètement nus, pour la plupart. Souvent, ils avaient la tête atrophiée. Ils étaient tellement affamés… [que] 50 ou 60 mourraient chaque jour. » L’entreprise Bayer (IG Farben), comme Krupp, avait des installations à l’intérieur du camp d’Auschwitz, pour la production d’huiles et de caoutchouc. A partir de ses entrepôts, elle vendait le gaz Zyklon B, utilisé dans les chambres à gaz. Sur les 35 000 esclaves qui travaillaient pour IG Farben, à Auschwitz, 25 000 y ont trouvé la mort. L’espérance de vie d’un esclave était de 15 semaines.

Daimler-Benz (Chrysler) employa des prisonniers de guerre à partir de 1941. Il s’agissait surtout de prisonniers français et soviétiques. Les conditions de travail y étaient inhumaines. Les grèves et les actes d’insubordination étaient réprimés avec une violence extrême. Les « meneurs » qui survivaient à la répression étaient envoyés dans des camps d’extermination. Volkswagen employait quelque 20 000 esclaves, constamment battus et maltraités. Un rapport de l’armée américaine sur des crimes de guerre en Allemagne évoque l’« hôpital pour enfants » de l’entreprise : « Cette institution n’était qu’un mouroir pour les enfants des esclaves, sous couvert d’un service de maternité. Les enfants y pourrissaient, littéralement, en passant par le même cycle de symptômes : vomissements, diarrhée, émaciation, abdomens gonflés et bleuâtres, et puis finalement la mort. Le lieu était infesté de poux et de mouches. »

Sur les 350 000 camions militaires dont disposait l’armée allemande, en 1942, entre 100 000 et 120 000 étaient fabriqués par la compagnie américaine Ford. Opel, une succursale de General Motors, a produit la moitié des camions militaires et des avions utilisés par le régime nazi. Opel employait des dizaines de milliers d’esclaves. Et pourtant, en 1967, la compagnie a reçu 33 millions de dollars, payés par les contribuables des Etats-Unis, pour compenser le bombardement de son usine à Rüsselsheim. Quant à Alfried Krupp von Bohlen, il a été condamné, à Nuremberg (juillet 1948), à 12 ans de prison avec confiscation de sa propriété. Mais immédiatement après son incarcération, les milieux capitalistes et le gouvernement américain ont fait pression pour obtenir sa libération anticipée. Il a été libéré en février 1951. L’entreprise Krupp lui a été restituée. Et il a également bénéficié d’une compensation financière pour la période de la confiscation.

Greg Oxley (PCF Paris 10e)

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