Après l’explosion sociale du 13 mai : quelle stratégie syndicale et politique ?

Les grèves et manifestations massives qui, le 13 mai, ont éclaté à la face du gouvernement et des directions syndicales, sont à la hauteur de la régression majeure que constitue la contre-réforme des retraites. Mais cette montée en puissance de la lutte des classes n’est pas à mettre sur le seul compte des projets de Mr Fillon. D’une part, le gouvernement Raffarin ne s’attaque pas qu’aux retraites : tout le monde est touché par des mesures effectives ou à venir du gouvernement : étudiants, lycéens, chômeurs, sans-papiers, salariés du public et du privé. Les millions de personnes qui ont défilé dans toute la France ont exprimé un rejet de la politique du gouvernement. Les banderoles et slogans étaient dirigés non seulement contre la réforme des retraites, mais aussi contre la soi-disant « décentralisation », contre les restrictions budgétaires, les privatisations, la réforme de l’assurance maladie, etc.

D’autre part, les attaques contre les conditions et le niveau de vie de la majorité de la population ne datent pas du gouvernement Raffarin. Pendant des années, la jeunesse et les salariés ont subi la remise en cause de leurs acquis sociaux et la détérioration de leurs conditions de travail. Mais leur patience n’est pas infinie, et ils se lèvent aujourd’hui pour dire qu’ils refusent d’aller plus loin dans la régression. La puissance des grèves et manifestations du 13 mai donne la mesure du mécontentement et de la combativité du salariat français. Dans un certain nombre de villes, on n’avait pas vu pareille mobilisation depuis mai 1968.

Cette situation exceptionnelle pourrait bien, à court terme, déboucher sur un mouvement d’une ampleur égale ou supérieure à celui de décembre 1995. Dores et déjà, les directions des organisations syndicales sont débordées par leurs bases. Le succès du 13 mai a, comme on dit poliment, « dépassé les espoirs » des directions syndicales, en particulier du fait de la bonne participation des travailleurs du secteur privé. L’empressement de Chérèque à signer une version à peine améliorée du projet de Fillon semble dicté par la volonté de briser au plus vite l’élan d’un mouvement dont l’énorme potentiel s’est clairement manifesté. Mais cette trahison flagrante n’arrêtera probablement pas les travailleurs. A la CFDT, de nombreux militants ne suivront pas docilement leurs chefs, et, comme en 95, la centrale va connaître de profondes divisions. Poussées par leurs bases, les importantes fédérations CFDT de la métallurgie, de l’éducation et des transports se sont déjà prononcées contre l’accord. Dans les autres fédérations, les protestations se multiplient. Le décalage entre la « satisfaction » de Chérèque et l’état d’esprit de sa base est particulièrement flagrant dans l’Education nationale : le jeudi 15 mai, c’est-à-dire le jour même où Chérèque se ralliait au texte du gouvernement, les militants de la SGEN-CFDT ont voté une motion appelant à la grève générale dans l’Education nationale.

De nombreux secteurs ont reconduit la grève du 13 mai sans réel soutien des dirigeants syndicaux, comme par exemple à la RATP. Le soir du 13 mai, Bernard Thibault a déclaré « comprendre l’émotion » des cheminots qui venaient de décider de reconduire la grève pour le 14 mai. Après quoi ceux-ci ont été abandonnés à leur propre sort, c’est-à-dire sans que leur soient données de perspectives sur une généralisation du mouvement.

Cette stratégie de temporisation est parfaitement irresponsable. De nombreux travailleurs sont en grève depuis des semaines, en particulier dans l’Education nationale, où de nouveaux foyers de grèves s’allument aux quatre coins du pays. Le potentiel du mouvement est considérable. Dans ces conditions, la seule réponse appropriée aux projets du gouvernement consisterait à élargir le front de lutte, notamment en organisant une grève générale de 24 heures des secteurs publics et privés. Or, jusqu’à présent, les directions de la CGT et de FO tentent de contenir le mouvement de grève dans les limites du secteur public, au sein duquel ils n’appellent d’ailleurs pas à généraliser le mouvement. Les salariés du privé ne sont pas invités à se joindre à la grève du lundi 19 mai. C’est une erreur : ces salariés se mobiliseraient sans doute massivement, et le rapport de force avec le gouvernement s’en trouverait nettement modifié.

La trahison des dirigeants de la CFDT est un coup dur qu’il faut cependant relativiser. Les travailleurs ont envie d’en découdre. De même que les salariés italiens ont, l’année dernière, massivement suivi la seule CGIL, la majorité des salariés, en France, suivraient la seule CGT, pourvu qu’elle se mette au diapason de leur combativité. Peut-être sa direction y sera-t-elle poussée par la pression qui monte de toute part. Pour l’instant, sa stratégie contribue davantage à l’épuisement du mouvement qu’à son renforcement. En multipliant les journées d’action sans élargir la lutte, on risque de disperser les forces des grévistes sans trop inquiéter un gouvernement fermement décidé à passer sa réforme. La manifestation du 25 mai aura beau être très grande, comme nous le jurent Thibault et Blondel, elle ne suffira pas. Pressée par la crise économique, fermement décidée à la faire payer aux travailleurs, la classe dirigeante ne se laissera pas déstabiliser par des millions de gens défilant dans la rue, bien que tout cela l’inquiète au plus haut point. Par contre, une généralisation de la grève renforcerait considérablement le moral des salariés et jetterait immédiatement le gouvernement sur la défensive.

Dans tous les cas, les directions de la CGT, de FO, et des autres syndicats qui ont refusé de signer le texte de Fillon, doivent se positionner clairement contre l’ensemble du projet de réforme. Dans son texte, le gouvernement a volontairement frappé un grand coup, et les dirigeants syndicaux pourraient être tentés de laisser le mouvement s’épuiser de façon à pouvoir conclure par la négociation, en bout de course, d’un « meilleur » texte, lequel n’en demeurerait pas moins une sérieuse attaque. Mais rien n’est encore joué. Car si telle semble être la stratégie des directions syndicales, elles pourraient très bien être poussées plus loin par leurs bases et par cette majorité de salariés qui rejettent en bloc les projets du gouvernement.

Réunis à Dijon pour leur congrès, les dirigeants socialistes font ce qu’ils peuvent pour faire oublier tout ce qu’ils ont dit au sujet des retraites avant d’être battus aux élections de 2002. A l’assemblée nationale, Mr Fillon s’est payé le luxe de répondre à un député socialiste qui critiquait sa réforme en citant différents communiqués du PS lorsque celui-ci croyait encore être en mesure de rester au pouvoir. Les dirigeants du PCF, qui n’avaient pas manqué d’ambiguïté sur cette question, sont dans le même type d’embarras.

A présent, les dirigeants du PS et du PC doivent s’engager fermement sur l’abrogation immédiate de la réforme Fillon par un futur gouvernement de gauche, dans le cas où elle entre en vigueur. La gauche doit en outre se doter d’un programme à la hauteur des aspirations des millions des salariés qui se mobilisent et vont se mobiliser contre la droite. Pour ce faire, il faudra bien qu’elle tire enfin la principale leçon des ces dernières années : à notre époque, tant qu’on n’enlève pas à la classe dirigeante le moyen par lequel elle nous impose la régression sociale, à savoir sa maîtrise de toute l’infrastructure économique, il est impossible d’arrêter la machine à appauvrir, licencier et précariser qu’est le système capitaliste. La socialisation de toutes nos grandes entreprises (banques, industries, distribution, etc.) constitue la seule garantie contre la frénésie réactionnaire qui s’empare de la classe capitaliste.

Ces questions de programme concernent aussi bien les partis de gauche que les organisations syndicales. Au cours du dernier congrès de la CGT, Bernard Thibault a cru devoir prendre ses distances à l’égard des « questions politiques ». C’est là une vieille rengaine qui, dans les faits, signifie prendre ses distances à l’égard de la perspective d’en finir avec le capitalisme, pour se contenter de négocier « au mieux » les différentes attaques du patronat. A l’inverse, les grands syndicats doivent constituer l’appui indispensable d’un programme de rupture avec le capitalisme. Leur enracinement social et leur grande capacité de mobilisation en font les instruments privilégiés d’une offensive générale contre le capitalisme et pour le socialisme. Face à un système qui écrase tout sur son passage – y compris les « tables rondes » et autres lieux d’expression de la soi-disant « démocratie sociale » -, le rétablissement des traditions et des perspectives révolutionnaires dans les organisations syndicales est l’une des tâches les plus urgentes du mouvement ouvrier.

La Rédaction

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