A propos des grèves

Ces dernières années, les grèves ouvrières sont devenues extrêmement fréquentes en Russie. Il n’est pas de province industrielle, désormais, où il ne s’en soit produit plusieurs. Dans les grandes villes elles éclatent sans discontinuer. On conçoit donc que les ouvriers conscients aussi bien que les socialistes se demandent de plus en plus souvent quelle est la signification des grèves, comment les conduire et quelles sont les tâches des socialistes qui participent à ces grèves.

Nous voulons essayer d’exposer quelques-unes de nos idées sur ces questions. Dans un premier article, nous nous proposons d’étudier la signification des grèves dans le mouvement ouvrier en général ; dans un deuxième, nous parlerons des lois russes contre les grèves et, dans un troisième, nous dirons comment les grèves ont été et sont conduites en Russie et quelle doit être l’attitude des ouvriers conscients à leur égard [1].

***

Il faut tout d’abord se poser une question : 
comment s’expliquent l’apparition des grèves et leur extension ? 
Quiconque se remémore tous les cas de grèves qu’il peut connaître 
par son expérience personnelle, par les récits d’autres personnes 
ou par les journaux, constatera d’emblée que les grèves apparaissent 
et s’étendent là où apparaissent et s’étendent les grandes fabriques. 
Parmi les très grandes fabriques qui emploient des centaines (et parfois 
des milliers) d’ouvriers, on n’en trouvera guère une seule où il ne 
se soit produit des grèves ouvrières. Quand les grandes fabriques 
et usines étaient peu nombreuses en Russie, les grèves étaient également 
peu nombreuses mais, depuis que les grandes fabriques se multiplient 
rapidement, tant dans les vieilles localités industrielles que dans 
des villes et bourgades nouvelles, les grèves se font de plus en plus 
fréquentes. D’où vient que la grande production industrielle conduise 
toujours à des grèves ? Cela vient de ce que le capitalisme conduit 
nécessairement à la lutte des ouvriers contre les patrons et, quand 
on passe au stade de la grande production, cette lutte affecte nécessairement 
la forme de grèves.

Expliquons-nous.

On appelle capitalisme une organisation 
de la société où la terre, les fabriques, l’outillage, etc., appartiennent 
à un petit nombre de grands propriétaires fonciers et de capitalistes, 
tandis que la masse du peuple ne possède rien ou presque rien en propre 
et doit, par conséquent, chercher de l’embauche. Les grands propriétaires 
fonciers et les patrons de fabrique embauchent les ouvriers et leur 
font fabriquer tels ou tels produits qu’ils vendent sur le marché. 
Ce faisant, les patrons se contentent de payer aux ouvriers un salaire 
qui leur permet à peine de subsister avec leurs familles ; tout 
ce que l’ouvrier produit au-delà de cette quantité de produits, le 
patron l’empoche, cela constitue son profit. Ainsi, en régime d’économie 
capitaliste, la masse du peuple effectue un travail salarié pour autrui, 
elle travaille non pas pour elle-même mais pour des patrons contre 
un salaire. On conçoit que les patrons s’efforcent toujours de diminuer 
le salaire : moins ils donneront aux ouvriers, et plus il leur 
restera de profit. Quant aux ouvriers, ils s’efforcent d’obtenir le 
salaire le plus élevé possible, pour procurer à l’ensemble de leur 
famille une nourriture saine et abondante, pour vivre dans un bon 
logement, pour ne pas être vêtus de loques mais s’habiller comme tout 
le monde. Ainsi, entre patrons et ouvriers, il y a lutte incessante 
à propos du salaire : le patron est libre d’embaucher qui bon 
lui semble, et il cherche l’ouvrier le moins cher. L’ouvrier est libre 
de s’embaucher chez le patron de son choix, et il cherche le plus 
cher, celui qui paie davantage. Que l’ouvrier travaille à la campagne 
ou à la ville, qu’il s’embauche chez un grand propriétaire foncier, 
un paysan riche, un entrepreneur ou dans une fabrique, il marchande 
toujours avec le patron, il est aux prises avec lui au sujet de son 
salaire.

Mais l’ouvrier isolé peut-il soutenir 
cette lutte ? Le nombre des ouvriers s’accroît sans cesse : 
les paysans ruinés désertent les campagnes et fuient vers les villes 
et vers les fabriques. Les grands propriétaires fonciers et les patrons 
de fabrique introduisent des machines, qui enlèvent le travail aux 
ouvriers. Les chômeurs se multiplient dans les villes et les mendiants 
dans les campagnes ; les affamés font de plus en plus baisser 
les salaires. Il devient impossible à l’ouvrier de lutter isolément 
contre le patron. Réclame-t-il un bon salaire ou refuse-t-il d’accepter 
une réduction de sa paie, le patron lui répond : va-t’en d’ici, 
il ne manque pas d’affamés à ma porte, qui seront trop heureux de 
travailler même pour un bas salaire.

Quand la misère du peuple en arrive 
au point que dans les villes et dans les campagnes il y a en permanence 
des masses de chômeurs, que les propriétaires de fabrique accumulent 
d’immenses richesses et que les petits patrons sont évincés par les 
millionnaires, alors l’ouvrier isolé se trouve totalement impuissant 
devant le capitaliste. Celui-ci peut l’écraser tout à fait, l’éreinter 
jusqu’à ce que mort s’ensuive par un travail de forçat, et non seulement 
lui mais aussi sa femme et ses enfants. En effet, prenez les branches 
de production où les ouvriers n’ont pas encore obtenu la protection 
de la loi et où ils ne peuvent opposer de résistance aux capitalistes : 
vous y verrez une journée de travail démesurément longue, qui va jusqu’à 
17 et 19 heures ; vous y verrez des enfants de 5 à 6 ans s’épuisant 
à la tâche ; vous y verrez une génération d’ouvriers constamment 
affamés et mourant peu à peu d’inanition. Exemple : les ouvriers 
qui travaillent à domicile pour le compte des capitalistes ; 
du reste, tout ouvrier évoquera encore quantité d’autres exemples ! 
Même à l’époque de l’esclavage et du servage les travailleurs n’ont 
jamais connu une oppression aussi effroyable que celle que les capitalistes 
parviennent à faire peser lorsque les ouvriers ne peuvent leur opposer 
de résistance, lorsqu’ils ne peuvent arracher des lois limitant l’arbitraire 
des patrons.

C’est pour ne pas se laisser réduire 
à cette extrémité que les ouvriers engagent une lutte farouche. Voyant 
qu’en agissant isolément, chacun d’eux est totalement impuissant et 
risque de succomber sous le joug du capital, ils en viennent à se 
dresser tous ensemble contre leurs patrons. Des grèves ouvrières éclatent. 
Il arrive souvent qu’au début les ouvriers ne savent même pas ce qu’ils 
veulent obtenir, qu’ils ne se rendent pas compte de ce qui les fait 
agir ainsi : ils brisent les machines, sans plus, ou détruisent 
les fabriques. Ils veulent seulement faire sentir aux patrons des 
fabriques qu’ils sont révoltés, ils font l’essai de leurs forces conjuguées 
pour sortir d’une situation intolérable, sans savoir encore au juste 
pourquoi leur situation est si désespérée et vers quoi ils doivent 
orienter leurs efforts.

Dans tous les pays, l’indignation ouvrière 
s’est manifestée à l’origine par des soulèvements isolés — des émeutes, 
comme disent chez nous les patrons et la police. Dans tous les pays, 
ces soulèvements isolés ont engendré, d’une part, des grèves plus 
ou moins pacifiques et, d’autre part, une lutte générale de la classe 
ouvrière pour son émancipation.

Quel est le rôle des grèves (ou débrayages) 
dans la lutte de la classe ouvrière ? Pour répondre à cette question, 
nous devons d’abord nous arrêter un peu plus longuement sur les grèves. 
Si, comme nous l’avons vu, le salaire de l’ouvrier est déterminé par 
un contrat entre celui-ci et le patron et si en l’occurrence l’ouvrier 
isolé se trouve totalement impuissant, il est évident que les ouvriers 
doivent nécessairement soutenir en commun leurs revendications, qu’ils 
doivent nécessairement organiser des grèves pour empêcher les patrons 
de réduire les salaires ou pour obtenir un salaire plus élevé. Et, 
en effet, il n’est pas un seul pays à régime capitaliste où il n’y 
ait des grèves ouvrières. Dans tous les pays d’Europe et en Amérique, 
les ouvriers se sentent partout impuissants quand ils agissent isolément, 
et ils ne peuvent résister au patronat qu’en agissant tous ensemble, 
soit en faisant grève, soit en en agitant la menace. Plus le capitalisme 
se développe, plus les grandes usines et fabriques se multiplient 
rapidement, plus les petits capitalistes sont évincés par les grands, 
et plus devient impérieuse la nécessité d’une résistance commune des 
ouvriers car le chômage s’aggrave, la concurrence devient plus âpre 
entre les capitalistes qui s’efforcent de produire leurs marchandises 
au plus bas prix possible (ce qui demande que les ouvriers soient 
payés le moins cher possible), les fluctuations dans l’industrie s’accentuent 
et les crises deviennent plus violentes [2]. 
Lorsque l’industrie prospère, les patrons de fabrique réalisent de 
gros profits, sans songer le moins du monde à les partager avec les 
ouvriers ; mais en période de crise ils cherchent à faire supporter 
les pertes par les ouvriers. La nécessité des grèves dans la société 
capitaliste est si bien reconnue par tout le monde dans les pays d’Europe 
que la loi ne les y interdit pas, c’est seulement en Russie que subsistent 
des lois barbares contre les grèves (nous reviendrons une autre fois 
sur ces lois et leur application).

Mais les grèves, qui relèvent de la 
nature même de la société capitaliste, marquent le début de la lutte 
menée par la classe ouvrière contre cette organisation de la société. 
Lorsque les riches capitalistes ont en face d’eux des ouvriers isolés 
et nécessiteux, c’est pour ces derniers l’asservissement total. La 
situation change quand ces ouvriers nécessiteux unissent leurs efforts. 
Les patrons ne tireront aucun profit de leurs richesses s’ils ne trouvent 
pas des ouvriers acceptant d’appliquer leur travail à l’outillage 
et aux matières premières des capitalistes et de produire de nouvelles 
richesses. Quand des ouvriers isolés ont affaire aux patrons, ils 
restent de véritables esclaves voués à travailler éternellement au 
profit d’autrui pour une bouchée de pain, à demeurer éternellement 
des mercenaires dociles et muets. Mais, lorsqu’ils formulent en commun 
leurs revendications et refusent d’obéir à ceux qui ont le sac bien 
garni, ils cessent d’être des esclaves, ils deviennent des êtres humains, 
ils commencent à exiger que leur travail ne serve plus seulement à 
enrichir une poignée de parasites mais permette aux travailleurs de 
vivre humainement. Les esclaves commencent à exiger de devenir des 
maîtres, de travailler et de vivre non point au gré des grands propriétaires 
fonciers et des capitalistes mais comme l’entendent les travailleurs 
eux-mêmes. Si les grèves inspirent toujours une telle épouvante aux 
capitalistes, c’est parce qu’elles commencent à ébranler leur domination. 
Tous les rouages s’arrêteront si ton bras puissant 
le veut
“, dit de la classe ouvrière une chanson des ouvriers allemands. 
En effet : les fabriques, les usines, les grandes exploitations 
foncières, les machines, les chemins de fer, etc., etc., sont pour 
ainsi dire les rouages d’un immense mécanisme qui extrait des produits 
de toutes sortes, leur fait subir les transformations nécessaires 
et les livre à l’endroit voulu. Tout ce mécanisme est actionné par 
l’ouvrier, qui cultive la terre, extrait le minerai, produit des marchandises 
dans les fabriques, construit les maisons, les ateliers, les voies 
ferrées. Quand les ouvriers refusent de travailler, tout ce mécanisme 
menace de s’arrêter. Chaque grève rappelle aux capitalistes que ce 
ne sont pas eux les vrais maîtres mais les ouvriers, qui proclament 
de plus en plus hautement leurs droits. Chaque grève rappelle aux 
ouvriers que leur situation n’est pas désespérée, qu’ils ne sont pas 
seuls. Voyez quelle énorme influence la grève exerce aussi bien sur 
les grévistes que sur les ouvriers des fabriques voisines ou situées 
à proximité ou faisant partie d’une branche d’industrie similaire. 
En temps ordinaire, en temps de paix, l’ouvrier traîne son boulet 
sans mot dire, sans contredire le patron, sans réfléchir à sa situation. 
En temps de grève, il formule bien haut ses revendications, il remet 
en mémoire aux patrons toutes les contraintes tyranniques qu’ils lui 
ont infligées, il proclame ses droits, il ne songe pas uniquement 
à lui-même et à sa paie, il songe aussi à tous les camarades qui ont 
cessé le travail en même temps que lui et qui défendent la cause ouvrière 
sans craindre les privations. Toute grève entraîne pour l’ouvrier 
une foule de privations, et de privations si effroyables qu’elles 
ne peuvent se comparer qu’aux calamités de la guerre : la faim 
au foyer, la perte du salaire, bien souvent l’arrestation, l’expulsion 
de la ville qu’il habite de longue date et où il a son travail. Et 
malgré toutes ces calamités, les ouvriers méprisent ceux qui lâchent 
leurs camarades et qui composent avec le patron. Malgré les misères 
causées par la grève, les ouvriers des fabriques voisines éprouvent 
toujours un regain de courage en voyant leurs camarades engager la 
lutte. “Ceux qui supportent tant de misères pour briser 
la résistance d’un seul bourgeois sauront aussi briser la force de 
la bourgeoisie tout Entière
” [3], 
a dit un des grands maîtres du socialisme, Engels, à propos des grèves 
des ouvriers anglais. Il suffit souvent qu’une seule fabrique se mette 
en grève pour que le mouvement gagne aussitôt une foule d’autres fabriques. 
Tant est grande l’influence morale des grèves, tant est contagieux 
pour les ouvriers le spectacle de leurs camarades qui, fût-ce momentanément, 
cessent d’être des esclaves pour devenir les égaux des riches ! 
Toute grève contribue puissamment à amener les ouvriers à l’idée du 
socialisme, de la lutte de la classe ouvrière tout entière pour s’affranchir 
du joug du capital. Il est arrivé très souvent qu’avant une grève 
importante les ouvriers d’une fabrique, d’une industrie, d’une ville 
donnée ne sachent presque rien du socialisme et n’y pensent guère 
et qu’après la grève les cercles et les associations se multiplient 
parmi eux, tandis qu’un nombre sans cesse grandissant d’ouvriers devenaient 
socialistes.

La grève apprend aux ouvriers à comprendre 
ce qui fait la force des patrons et ce qui fait la force des ouvriers, 
elle leur apprend à penser non pas seulement à leur propre patron 
et à leurs camarades les plus proches mais à tous les patrons, à toute 
la classe des capitalistes et à toute la classe ouvrière. Lorsqu’un 
patron de fabrique, qui a amassé des millions grâce au labeur de plusieurs 
générations d’ouvriers, refuse la moindre augmentation de salaire 
ou tente même de le réduire encore plus et, en cas de résistance, 
jette sur le pavé des milliers de familles affamées, les ouvriers 
voient clairement que la classe capitaliste dans son ensemble est 
l’ennemie de la classe ouvrière dans son ensemble, qu’ils ne peuvent 
compter que sur eux-mêmes et leur union. Il arrive très souvent que 
le patron s’emploie le plus possible à tromper les ouvriers, à se 
faire passer pour leur bienfaiteur, à dissimuler son exploitation 
des ouvriers par une aumône dérisoire, par des promesses fallacieuses. 
Chaque grève détruit toujours, d’un coup, tout ce mensonge, elle montre 
aux ouvriers que leur “bienfaiteur” est un loup déguisé en mouton.

Mais la grève n’ouvre pas seulement 
les yeux des ouvriers en ce qui concerne les capitalistes, elle les 
éclaire aussi sur le gouvernement et sur les lois. De même que les 
patrons de fabrique s’efforcent de se faire passer pour les bienfaiteurs 
des ouvriers, les fonctionnaires et leurs valets s’efforcent de persuader 
ces derniers que le tsar et son gouvernement agissent en toute équité, 
avec un égal souci du sort des patrons et de celui des ouvriers. L’ouvrier 
ne connaît pas les lois, il n’a pas affaire aux fonctionnaires, surtout 
à ceux d’un rang supérieur, et c’est pourquoi il ajoute souvent foi 
à tout cela. Mais voilà qu’éclate une grève. Procureur, inspecteur 
de fabrique, police, souvent même la troupe se présentent à la fabrique. 
Les ouvriers apprennent qu’ils ont contrevenu à la loi : la loi 
autorise les patrons à se réunir et à discuter ouvertement des moyens 
de réduire les salaires des ouvriers mais elle fait un crime à ces 
ouvriers de se concerter en vue d’une action commune ! Ils sont 
expulsés de leurs logements ; la police ferme les boutiques où 
ils pourraient acheter des vivres à crédit ; on cherche à dresser 
les soldats contre les ouvriers, même quand ceux-ci restent bien calmes 
et pacifiques. On va jusqu’à faire tirer sur les ouvriers et, lorsque 
les soldats massacrent des ouvriers désarmés en tirant dans le dos 
de ceux qui s’enfuient, le tsar en personne adresse ses remerciements 
à la troupe (c’est ainsi que le tsar a remercié les soldats qui avaient 
tué des ouvriers en grève à Iaroslavl, en 1895). Chaque ouvrier se 
rend compte alors que le gouvernement du tsar est son pire ennemi, 
qu’il défend les capitalistes et tient les ouvriers pieds et poings 
liés. L’ouvrier commence à se rendre compte que les lois sont faites 
dans l’intérêt exclusif des riches, que les fonctionnaires aussi défendent 
l’intérêt de ces derniers, que la classe ouvrière est bâillonnée et 
qu’on ne lui laisse pas même la possibilité de faire connaître ses 
besoins, que la classe ouvrière doit de toute nécessité conquérir 
le droit de grève, le droit de publier des journaux ouvriers, le droit 
de participer à la représentation nationale, laquelle doit promulguer 
les lois et veiller à leur application. Et le gouvernement comprend 
fort bien lui-même que les grèves dessillent les yeux des ouvriers, 
c’est pourquoi il les craint tant et s’efforce à tout prix de les 
étouffer le plus vite possible. Ce n’est pas sans raison qu’un ministre 
de l’Intérieur allemand [4], 
qui s’est rendu particulièrement célèbre en persécutant avec férocité 
les socialistes et les ouvriers conscients, a déclaré un jour devant 
les représentants du peuple : “Derrière chaque grève se profile 
l’hydre [le monstre] de la révolution” ; chaque grève affermit 
et développe chez les ouvriers la conscience du fait que le gouvernement 
est son ennemi, que la classe ouvrière doit se préparer à lutter contre 
lui pour les droits du peuple.

Ainsi les grèves apprennent aux ouvriers 
à s’unir ; elles leur montrent que c’est seulement en unissant 
leurs efforts qu’ils peuvent lutter contre les capitalistes ; 
les grèves apprennent aux ouvriers à penser à la lutte de toute la 
classe ouvrière contre toute la classe des patrons de fabrique et 
contre le gouvernement autocratique, le gouvernement policier. C’est 
pour cette raison que les socialistes appellent les grèves “l’école 
de guerre”, une école où les ouvriers apprennent à faire la guerre 
à leurs ennemis, afin d’affranchir l’ensemble du peuple et tous les 
travailleurs du joug des fonctionnaires et du capital.

Mais “l’école de guerre“, 
ce n’est pas encore la guerre elle-même. Lorsque les grèves se propagent 
largement parmi les ouvriers, certains d’entre eux (et quelques socialistes) 
en viennent à s’imaginer que la classe ouvrière peut se borner à faire 
grève, à organiser des caisses et des associations pour les grèves, 
et que ces dernières à elles seules suffisent à la classe ouvrière 
pour arracher une amélioration sérieuse de sa situation, voire son 
émancipation. Voyant la force que représentent l’union des ouvriers 
et leurs grèves, même de faible envergure, certains pensent qu’il 
suffirait aux ouvriers d’organiser une grève générale s’étendant à 
l’ensemble du pays pour obtenir des capitalistes et du gouvernement 
tout ce qu’ils désirent. Cette opinion a été également celle d’ouvriers 
d’autres pays, lorsque le mouvement ouvrier n’en était qu’à ses débuts 
et manquait tout à fait d’expérience. Mais cette opinion 
est fausse
. Les grèves sont un des moyens 
de lutte de la classe ouvrière pour son affranchissement mais non 
le seul ; et si les ouvriers ne portent pas leur attention sur 
les autres moyens de lutte, ils ralentiront par là la croissance et 
les progrès de la classe ouvrière. En effet, pour assurer le succès 
des grèves, il faut des caisses afin de faire vivre les ouvriers pendant 
la durée du mouvement. Ces caisses, les ouvriers en organisent dans 
tous les pays (généralement dans le cadre d’une industrie donnée, 
d’une profession ou d’un atelier) ; mais chez nous, en Russie, 
la chose est extrêmement difficile car la police les traque, confisque 
l’argent et emprisonne les ouvriers. Il va de soi que les ouvriers 
savent aussi déjouer la police, que la création de ces caisses est 
utile et nous n’entendons pas la déconseiller aux ouvriers. Mais on 
ne peut espérer que ces caisses ouvrières, interdites par la loi, 
puissent attirer beaucoup de membres ; or, avec un nombre restreint 
d’adhérents, elles ne seront pas d’une très grande utilité. Ensuite, 
même dans les pays où les associations ouvrières existent librement 
et disposent de fonds très importants, même dans ces pays la classe 
ouvrière ne saurait se borner à lutter uniquement par des grèves. 
Il suffit d’un arrêt des affaires dans l’industrie (d’une crise comme 
celle qui se dessine actuellement en Russie) pour que les patrons 
des fabriques provoquent eux-mêmes des grèves, parce qu’ils ont parfois 
intérêt à faire cesser momentanément le travail, à ruiner les caisses 
ouvrières. Aussi les ouvriers ne peuvent-ils se borner exclusivement 
aux grèves et aux formes d’organisation qu’elles impliquent. En deuxième 
lieu, les grèves n’aboutissent que là où les ouvriers sont déjà assez 
conscients, où ils savent choisir le moment propice, formuler leurs 
revendications, où ils sont en liaison avec les socialistes pour se 
procurer ainsi des tracts et des brochures. Or ces ouvriers sont encore 
peu nombreux en Russie et il est indispensable de tout faire pour 
en augmenter le nombre, pour initier la masse des ouvriers à la cause 
ouvrière, pour les initier au socialisme et à la lutte ouvrière. Cette 
tâche doit être assumée en commun par les socialistes et les ouvriers 
conscients, qui forment à cet effet un parti ouvrier socialiste. En 
troisième lieu, les grèves montrent aux ouvriers, nous l’avons vu, 
que le gouvernement est leur ennemi, qu’il faut lutter contre lui. 
Et, dans tous les pays, les grèves ont en effet appris progressivement 
à la classe ouvrière à lutter contre les gouvernements pour les droits 
des ouvriers et du peuple tout entier. Ainsi que nous venons de le 
dire, seul un parti ouvrier socialiste peut mener cette lutte, en 
diffusant parmi les ouvriers des notions justes sur le gouvernement 
et sur la cause ouvrière. Nous parlerons plus spécialement une autre 
fois de la façon dont les grèves sont menées chez nous, en Russie, 
et de l’usage que doivent en faire les ouvriers conscients. Pour le 
moment, il nous faut souligner que les grèves, comme on l’a dit ci-dessus, 
sont “l’école de guerre” et non la guerre elle-même, 
qu’elles sont seulement un des moyens de la lutte, une des formes 
du mouvement ouvrier. Des grèves isolées les ouvriers peuvent et doivent 
passer et passent effectivement dans tous les pays à la lutte de la 
classe ouvrière tout entière pour l’émancipation de tous les travailleurs. 
Lorsque tous les ouvriers conscients deviennent des socialistes, c’est-à-dire 
aspirent à cette émancipation, lorsqu’ils s’unissent à travers tout 
le pays pour propager le socialisme parmi les ouvriers, pour enseigner 
aux ouvriers tous les procédés de lutte contre leurs ennemis, lorsqu’ils 
forment un parti ouvrier socialiste luttant pour libérer tout le peuple 
du joug du gouvernement et pour libérer tous les travailleurs du joug 
du capital, alors seulement la classe ouvrière adhère sans réserve 
au grand mouvement des ouvriers de tous les pays, qui rassemble tous 
les ouvriers et arbore le drapeau rouge avec ces mots : “Prolétaires 
de tous les pays, unissez-vous !


[1] 
L’article “A propos des grèves” a été écrit à 
la fin de 1899 par Lénine, alors en relégation en Sibérie, pour la 
Rabotchaïa Gazéta. L’article devait avoir trois 
parties, comme Lénine l’indique dans son préambule. On ne possède 
que la première partie, recopiée de la main de N. K. Kroupskaïa, et 
on n’a pu établir si les deux autres parties avaient été rédigées. 
(N. Ed.)

[2] 
Des crises dans l’industrie et de leur signification pour les ouvriers 
nous parlerons plus en détail une autre fois. Pour l’instant, nous 
nous bornerons à faire remarquer que ces dernières années les affaires 
ont très bien marché pour l’industrie russe, elle a “prospéré” ; 
mais aujourd’hui (fin 1899) des symptômes évidents montrent que cette 
“prospérité” va aboutir à une crise : à des difficultés dans 
l’écoulement des marchandises, à des faillites de propriétaires de 
fabrique, à la ruine des petits patrons et à des calamités terribles 
pour les ouvriers (chômage, réduction des salaires, etc.). (Note de 
Lénine).

[3] 
F. Engels, La situation de la classe laborieuse en 
Angleterre
, Editions Sociales, Paris, 1975, p. 281. (N. Ed.)

[4] 
Il s’agit du ministre de l’Intérieur prussien, von Puttkamer. (N. 
Ed.)

V.I. Lénine

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