À Hénin-Beaumont, conquise par le Front national en 2014, l’extrême droite est en guerre contre la culture.
Du temps où il était dans l’opposition, Steeve Briois, le maire RN, n’avait pas de mots assez durs contre l’association l’Escapade, une association loi 1901 qui a géré jusqu’au début de l’année 2025 l’ancienne Maison des jeunes et de la culture devenue un des centres culturels les plus réputés du bassin minier du Pas-de-Calais avec sa programmation éclectique, ses spectacles jeune public, ses concerts, son soutien à la création théâtrale contemporaine, et ses ateliers de pratique artistique.
Subventionnée à hauteur de 70 % par la commune qui lui mettait à disposition du personnel municipal, l’association a été présidée pendant de nombreuses années par un certain Jean-Luc Dubroecq, professeur de gestion-comptabilité en retraite. L’association employait aussi ses propres salariés, dont un directeur, embauché par le Conseil d’administration.
L’Escapade a toujours été considérée comme une cible à abattre par le Front national. Sur son blog, Steeve Briois dénonçait déjà en 2007 les « navets et la daube gauchiste de l’Escapade, haut lieu de l’inculture et de la propagande anti-raciste ». À la place, M. Briois proposait d’utiliser le lieu pour y faire des thés dansants avec les personnes âgées… Steeve Briois n’avait alors pas de mots assez durs contre le président de l’association et son équipe.
En 2009, lors des élections municipales partielles qui ont suivi la révocation de l’ancien maire socialiste Gérard Dalongeville, les artistes s’étaient fortement mobilisés contre la victoire probable du FN.
C’est finalement en 2014 que le parti d’extrême droite accède au pouvoir, en remportant les élections dès le premier tour contre la liste du maire sortant divers-gauche Eugène Binaisse. Les directeurs qui se sont succédé de 2014 à 2024, Bernard Bones, Bruno Lajara et Jean-Yves Coffre ont néanmoins pu proposer des saisons culturelles ambitieuses sans trop d’ingérences du RN.
Un centre culturel sous surveillance
Si l’Escapade a pu poursuivre ses activités sans encombre, c’est parce que le RN se savait surveillé, mais aussi du fait de l’attitude conciliante du président Dubroecq, au grand dam de plusieurs membres du bureau et des directeurs successifs qui, eux, étaient prêts à aller au conflit avec la municipalité RN qui multipliait les demandes pour organiser des spectacles patoisants pour la semaine bleue ou des « tributes » à des groupes des années 1980 qui venaient miter la programmation du centre culturel.
Jean-Luc Dubroecq, qui n’était pourtant pas, à l’origine, sympathisant de l’extrême droite s’est donc régulièrement retrouvé en conflit avec les directeurs successifs de l’association au point de signer en catimini, sans en avertir son bureau, en janvier 2024, une nouvelle convention avec la ville d’Hénin-Beaumont prévoyant la possibilité pour la ville de déprogrammer quinze jours avant un spectacle en cas de besoin d’une salle à la dernière minute. En outre, la convention indiquait que la ville pourrait reprendre le bâtiment à l’Escapade après deux mois de préavis si elle décidait de municipaliser le lieu…
Pour le directeur et une partie des membres du bureau, déjà choqués que le président ne se soit pas opposé au départ de l’ancienne programmatrice jeune public, une employée municipale mise à disposition contrainte de quitter l’Escapade et affectée dans un autre service contre sa volonté, la soumission du président de l’association aux desiderata de la municipalité RN était allée trop loin.
L’Assemblée générale de l’association, en juin 2024, a été émaillée de tensions. Dans la foulée, lors du bureau de l’association, le 4 juillet 2024, le président Dubroecq a mis aux voix le licenciement du directeur, Jean-Yves Coffre, pour manque de loyauté et tentative de putsch. La demande de licenciement a été refusée par le bureau.
Volant au secours du président Dubroecq, le maire RN, a aussitôt envoyé un courrier très menaçant à l’ensemble des membres du Conseil d’administration accusant le directeur de l’association de « harcèlement moral » vis-à-vis de deux agents municipaux et reprochant aux administrateurs de l’association culturelle d’avoir mal voté en refusant le licenciement du directeur.
Lors du lancement de la saison 2024-2025 de l’Escapade, les comédiens de plusieurs compagnies programmées à l’Escapade, soutenues par la CGT Spectacle, ont constitué un collectif « Escapade en danger » regroupant une centaine de comédiens et comédiennes et de techniciens du spectacle vivant. Les artistes mobilisés réclamaient le maintien dans ses fonctions de Jean-Yves Coffre, touché par les attaques contre lui et en arrêt maladie et, au-delà, que l’indépendance du centre culturel soit garantie.
Face à la fin de non-recevoir tant du côté du président de l’association que de la municipalité RN, plusieurs spectacles qui devaient être joués à l’Escapade à l’automne 2024 ont été annulés et des rassemblements en soutien au centre culturel et à son indépendance ont été organisés devant la salle, à l’appel de la CGT Spectacle.
La municipalité RN a aussitôt dénoncé avec virulence la « prise en otage par la France insoumise » et « un groupe d’extrémistes aux revendications ahurissantes, et ce avec le soutien de l’opposition, Marine Tondelier en tête ». Dans la foulée, le maire RN, Steeve Briois, a adressé un courrier à Jean-Luc Dubroecq lui annonçant son intention de ne pas renouveler la convention de mise à disposition du bâtiment et de récupérer le lieu dans un délai de soixante jours.
En janvier 2025, une assemblée générale de l’association débarquait Jean-Luc Dubroecq, remplacé par Jérôme Puchalski mais la nouvelle équipe n’a jamais pu rencontrer le maire d’extrême droite qui avait déjà pris la décision de remunicipaliser le lieu et d’en expulser l’association.
L’Escapade expulsée de son local par la municipalité RN
Le 24 janvier 2025, l’association était sommée de rendre les clés du bâtiment municipal à un huissier envoyé par la municipalité. En quelques heures, les bénévoles de l’association culturelle ont vidé les locaux de tout le matériel qui leur appartenait : projecteurs, câbles, enceintes et pendrillons ont été repris par l’association, à qui la CAHC (Communauté d’agglomération d’Hénin-Carvin), a accordé un local de stockage.
Neuf mois après l’expulsion de l’association, il y a donc désormais deux « Escapade » sur le territoire d’Hénin-Beaumont.
La salle de spectacle qui accueillait l’association l’Escapade a été rebaptisée « Théâtre de l’Escapade ». La peinture y a été rafraîchie et une « inauguration » du bâtiment – qui existe en fait depuis plus de cinquante ans – a eu lieu le 8 mars dernier en présence de Marine Le Pen, l’occasion pour la municipalité d’extrême droite de poser une plaque avec le nom de Marine Le Pen dans les locaux et d’apposer aux côtés de la plaque un message de soutien de Brigitte Bardot, égérie du RN, qui a également une avenue à son nom à Hénin-Beaumont.
La page facebook de l’Escapade a également été récupérée par la municipalité, rebaptisée et reprise en main : de nombreux internautes offusqués par l’expulsion de l’association et les méthodes brutales de la municipalité RN ont été bannis de la page facebook du Théâtre municipal de l’Escapade.
Un conseil de programmation sans pouvoir de décision a été mis en place par la municipalité RN et sans surprise, sa présidence a été confiée au docile Jean-Luc Dubroecq pendant que la municipalité multipliait les droits de réponse adressés à La Voix du Nord, accusée d’avoir traité dans ses pages le conflit entre la municipalité RN et l’association culturelle de manière hostile et de douter de la pureté des intentions de l’extrême droite.
La programmation du Théâtre municipal de l’Escapade, en tout cas, a bien changé : exit les co-productions de pièces contemporaines puissantes et engagées, mais place à des hommages à Abba, France Gall, Claude François et Louis de Funès ; côté concerts, on retrouvera Daniel Guichard, Hélène Ségara et Sloane, entre deux soirées salsa, un spectacle de l’humoriste Jean-Luc Lemoine et une comédie avec Frédéric Bouraly, de « Scènes de ménages ».
Privée de sa salle de spectacle, la vraie Escapade tente de rebondir hors les murs. Sans subventions de la ville d’Hénin-Beaumont, elle bénéficie de subventions qui lui sont versées par l’agglomération, le département du Pas-de-Calais et la région Hauts-de-France, mais a dû redéfinir son projet. Elle a recréé une nouvelle page facebook et a pu maintenir quelques ateliers dont un atelier cirque dans la ville voisine de Drocourt.
Les membres du bureau de l’association ne comptent plus les recommandés et les tentatives d’intimidation. La municipalité d’extrême droite a ainsi déposé à l’INPI le nom « Théâtre de l’Escapade » qui n’était pas protégé, et pourrait vouloir déposséder l’association de son nom. En conseil communautaire, les élus RN ont voté contre la mise à disposition du local de stockage à l’association.
À Montigny-en-Gohelle, ville voisine d’Hénin-Beaumont, les élus d’opposition RN ont également voté contre la mise à disposition des locaux de l’ancienne école Pasteur à la compagnie Franche Connexion, qui en a fait un lieu de spectacle et de création ouvert aux habitants, « l’École Buissonnière ». Comme l’Escapade, l’École Buissonnière est soupçonnée par l’extrême droite de « faire de la politique » et d’être « gauchiste ».
Menaces sur les villes de gauche
En cas de victoire de la liste RN à Montigny-en-Gohelle, lors des municipales de 2026, il y a peu de doute sur le fait que l’École Buissonnière soit immédiatement dans le viseur du RN. Si le maire PS de Montigny-en-Gohelle, Marcello Della Franca, à la tête d’une liste d’union PS-PCF, jouit plutôt d’une bonne image et est unanimement apprécié dans le monde associatif et culturel, il pourrait être affaibli par la présence d’une liste LFI.
Dans tout le bassin minier lensois, les listes d’opposition RN, menées par des têtes de listes formées et embauchées à Hénin-Beaumont, notamment au service communication ou au cabinet du maire, semblent en dynamique, portées par le contexte national.
Lens, la capitale du bassin minier, est menacée par le député RN Bruno Clavet, ancien photographe au service communication de la ville d’Hénin-Beaumont. Harnes est menacée par Anthony Garénaux, conseiller municipal RN employé au cabinet de Steeve Briois en mairie d’Hénin-Beaumont ; la gauche y partira divisée, comme à Courcelles-lès-Lens, où une liste LFI se présente contre la maire sortante (apparentée PCF) Edith Bleuzet-Carlier. À Carvin, ce sont les écologistes qui se présentent contre la municipalité PS-PCF sortante ; le RN Arnaud de Rigné, conseiller municipal de Carvin, conseiller régional et attaché parlementaire de Marine Le Pen après être passé, lui aussi, par un poste en mairie d’Hénin-Beaumont pourrait tirer profit des divisions de la gauche.
Le RN se nourrit déjà avec délectation des déchirements prévisibles des forces de gauche.
La réélection de Steeve Briois à Hénin-Beaumont en mars 2026 et les victoires de ses lieutenants à Carvin, Montigny-en-Gohelle, ou Courcelles-lès-Lens pourrait offrir à Steeve Briois les clés de l’agglomération. Pour les structures culturelles indépendantes du territoire comme pour d’autres associations, le basculement de l’agglomération serait une véritable catastrophe.
À quelques mois des élections municipales et alors que la perspective d’élections législatives anticipées à la suite d’une dissolution de l’Assemblée est dans toutes les têtes, l’exemple de l’Escapade d’Hénin-Beaumont est un cas d’école de la brutalité de l’extrême droite vis-à-vis du secteur associatif et du monde de la culture. Il montre que pour l’extrême droite, la culture populaire doit rimer avec divertissement et être dépourvue de toute ambition émancipatrice. L’exemple de l’Escapade montre aussi la difficulté des acteurs de la gauche et du monde de la culture à mobiliser la population : une partie des habitants se satisfait de ce que leur propose le RN.
Ce sont aussi ces habitants-là qu’il faudra convaincre, lors des prochaines échéances électorales de la nocivité de l’extrême droite.
David NOËL, PCF Méricourt

