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Ayant perdu le contrôle de la situation, la classe dirigeante ne pouvait que placer ses espoirs en Spinola. Le MFA, les socialistes et les communistes se positionnaient à la gauche de Spinola, et les masses impliquées dans la révolution étaient plus à gauche encore. Le 28 septembre 1974, dans une tentative désespérée de changer le rapport de forces au sein du gouvernement et puis, espérait-il, au sein de la société, Spinola a tenté de réaliser une « révolution de palais » au nom de ce qu’il appelait la « majorité silencieuse ». Il avait auparavant organisé la démission du Premier ministre, Carlos Palma, un libéral modéré, pour préparer virage à droite du gouvernement. Il essayait de renforcer ses pouvoirs présidentiels et de reporter l’élection d’une Assemblée constituante à deux ans plus tard. Mais la manœuvre échoua et Spinola fut contraint de démissionner. Néanmoins, soutenu par les capitalistes au Portugal et par les grandes puissances impérialistes à l’étranger, il a poursuivi son activité contre-révolutionnaire. Le 11 mars 1975, Spinola a tenté de prendre le pouvoir en mobilisant des unités militaires fascistes, avec le soutien de petits paysans réactionnaires du nord. L’opération s’est retournée contre lui, provoquant une mobilisation massive en défense de la révolution, et a été bloquée de manière décisive. Les instigateurs fascistes furent arrêtés et les unités de l’armée impliquées furent dissoutes. Spinola s’enfuit en Espagne puis au Brésil, où il crée une milice fasciste appelée l’Armée de libération du Portugal, mais son rôle dans les événements au Portugal était terminé. Loin d’avoir rétabli la « loi et l’ordre » capitalistes, ce dernier mouvement contre-révolutionnaire a donné un nouvel élan à la révolution.
Au sein du gouvernement, Otelo Saraiva de Carvalho s’est imposé. Après avoir rencontré Fidel Castro à Cuba, il a voulu orienter la révolution dans une direction plus nettement radicale, en appelant à la mise en place de « conseils révolutionnaires ». Le nouveau Premier ministre, le brigadier de gauche Vasco Gonçalves, malgré une fortune personnelle et des intérêts commerciaux considérables, a introduit un programme d’expropriations visant à réduire le pouvoir de la classe capitaliste. Les banques, les assurances, les engrais, la pétrochimie, la navigation, l’exploitation minière, l’agriculture, la pêche, les transports, le ciment, le tabac, le fer, l’acier, la sylviculture et le bois, le verre, les brasseries et les stations de radio devaient tous passer sous le contrôle de l’État. Il est significatif que les transactions en devises étrangères et l’industrie de la construction n’aient pas été incluses dans la liste des nationalisations. Il se trouve que le père de Vasco Gonçalves possédait une importante entreprise de change monétaire, dans laquelle le Premier ministre était actionnaire. Vasco Gonçalves était également le directeur d’une grande entreprise du bâtiment. Cette « coïncidence » a provoqué des protestations vigoureuses de la part des travailleurs, mais elle a également donné un argument puissant aux ennemis de la révolution. Par ailleurs, plus d’un demi-million de citoyens portugais rapatriés des colonies, mobilisés contre la « trahison » de leurs intérêts par le gouvernement, allaient former une base sociale importante à la contre-révolution.
La radicalisation de la politique gouvernementale reflétait l’énorme pression de la classe ouvrière en faveur d’un changement décisif. Dans le sud, les ouvriers agricoles ont pris le contrôle des grands domaines, transformant quelque 2 200 000 acres de terres en fermes collectives. Le mouvement de masse pour établir le contrôle ouvrier de l’agriculture est allé bien au-delà des intentions du gouvernement, qui est intervenu dans certains cas pour rendre la terre aux anciens propriétaires. Dans les régions rurales du Nord, la situation était très différente. Il n’y avait pas de grandes fermes et un grand nombre de petits exploitants formaient une base sociale importante pour la contre-révolution. Plusieurs locaux du Parti communiste ont été incendiés. Des autorités municipales de gauche ont été chassées par des agriculteurs émeutiers. La hiérarchie de l’Église catholique était fermement dans le camp de la contre-révolution. Elle a joué un rôle important dans l’agitation pour le renversement du nouveau régime. L’archevêque de Braga a déclaré que « la lutte actuelle n’est pas celle de l’homme contre l’homme, mais celle du Christ contre Satan ».
Aux États-Unis, en Grande-Bretagne et dans d’autres pays impérialistes, la tournure des événements au Portugal a été considérée comme une menace potentiellement mortelle pour le capitalisme européen. Time Magazine a écrit que « la troïka de généraux qui vient de s’arroger des pouvoirs illimités à Lisbonne pourrait bien transformer le Portugal en la première nation communiste d’Europe occidentale ». Pour le New York Times, « une prise de contrôle communiste du Portugal pourrait bien encourager une tendance similaire en Italie et en France, affecter la succession en Espagne et envoyer des secousses à travers l’Europe occidentale ». Aujourd’hui, des documents déclassifiés du Département d’État américain montrent que la CIA et d’autres services secrets déversaient des millions de dollars à des organisations ouvertement contre-révolutionnaires, mais aussi à des chefs militaires considérés comme « modérés », à l’aile droite du Parti socialiste portugais et à des groupes de droite au sein des syndicats, souvent sous la forme de dons de « solidarité » et acheminés par l’intermédiaire de la Confédération internationale des syndicats, avec laquelle la CIA était impliquée depuis de nombreuses années et qu’elle tentait maintenant d’utiliser à des fins contre-révolutionnaires, tout comme cela avait été fait au Chili en 1973, pour organiser le renversement de Salvador Allende.
Des dossiers déclassifiés du Département d’État datés du 15 novembre 1975 montrent également que des réunions ont eu lieu entre Henry Kissinger, Helmut Schmitt et James Callaghan détaillant un accord conclu entre eux et selon lequel, en cas de guerre civile au Portugal, ils enverraient tous des armes et des fonds aux forces contre-révolutionnaires. De toute évidence, pour l’impérialisme mondial, la révolution portugaise devait être vaincue à tout prix. Cependant, la stratégie privilégiée pour vaincre la révolution n’était pas celle de la guerre civile ouverte, mais plutôt de miser sur l’hésitation et la confusion politique de sa direction et la promotion des éléments modérés au sein des forces armées. Kissinger, Callaghan et Schmitt étaient en contact avec un certain nombre d’officiers modérés de haut rang connus sous le nom de « Groupe des neuf », qui s’efforçaient de faire pression sur le gouvernement pour qu’il arrête la révolution et pour qu’il s’oppose à tout mouvement indépendant, c’est-à-dire incontrôlé, de la classe ouvrière.
Les discours d’indignation et les protestations ne suffisaient pas. Otelo Saraiva de Carvalho et le brigadier Vasco Gonçalves ont fulminé contre les « complots impérialistes » et la « contre-révolution », mais n’ont pas présenté un programme d’action sérieux pour désarmer leurs ennemis, pour mobiliser la classe ouvrière afin de purger l’appareil d’État des éléments hostiles et conciliants et achever le processus d’expropriations, remettant le pouvoir fermement entre les mains des travailleurs.
Le chef du Parti communiste, Álvaro Cunhal, n’avait pas de politique indépendante. Sa ligne de conduite revenait à profiter de sa position prestigieuse dans le gouvernement provisoire et à « rester proche » de la direction du MFA, quoi qu’il arrive. Lorsque Spinola était encore au pouvoir, lui et les autres dirigeants du PC l’ont qualifié de démocrate révolutionnaire, l’implorant à prendre des mesures contre les forces contre-révolutionnaires, comme si Spinola lui-même n’était pas un représentant de ces mêmes forces.
Avec le soulèvement révolutionnaire provoqué par l’échec du putsch de Spinola, un appel audacieux de la direction du PC pour la mise en place d’assemblées élues, unissant les travailleurs urbains et ruraux avec les rangs inférieurs des forces armées, en vue d’une rupture décisive avec le capitalisme par des expropriations révolutionnaires, aurait rencontré un accueil enthousiaste de la part des travailleurs. Une stratégie révolutionnaire, patiemment expliquée, leur aurait donné une idée plus claire de ce qui devait être fait. Mais au lieu de cela, la direction de Cunhal était constamment à la recherche d’alliés dans la « bourgeoisie libérale », qui auraient servi de couverture pour sa politique de conciliation. En substance, les horizons politiques du PC n’allaient pas plus loin que la « démocratie » formelle sous le régime capitaliste. Pour Cunhal, le mouvement de masse n’était pas une force pour un changement révolutionnaire décisif, mais simplement une source de soutien et d’applaudissements pour lui-même et ses alliés militaires. Cette politique était essentiellement une répétition de la « théorie des étapes » stalinienne, qui avait condamné tant de révolutions à la défaite dans le passé. La caractéristique essentielle de cette soi-disant théorie est qu’il y a toujours une étape intermédiaire dans la lutte, caractérisée par une alliance avec les forces bourgeoises « progressistes » et pendant laquelle la domination capitaliste est laissée intacte, avant une étape ultérieure révolutionnaire, sans cesse repoussée, qui, en pratique, ne vient jamais.
Après l’échec des projets contre-révolutionnaires de Spinola, les capitalistes au Portugal et l’impérialisme étranger ont placé leurs espoirs dans la direction du Parti Socialiste qui, en l’absence de toute politique révolutionnaire indépendante de la part du PC, a pu progressivement s’affirmer comme un instrument susceptible de pouvoir saper l’esprit révolutionnaire des ouvriers, reprendre le contrôle de la situation et protéger les intérêts capitalistes.
Les élections à l’Assemblée constituante d’avril 1975 – les premières élections libres depuis 1926 – ont montré un niveau de participation extrêmement élevé, avec 91 % des électeurs inscrits. Le Parti socialiste de Mario Soares a obtenu 37% des voix, suivi par le Parti démocratique populaire (devenu plus tard le Parti social-démocrate) avec 26%. Le Parti communiste n’a obtenu que 12 % des voix. Les masses avaient essayé, à maintes reprises, de défendre la révolution contre ses ennemis, mais la portée de leur action avait été constamment réduite par l’absence d’une direction décisive prête à mener la révolution à son terme. Maintenant, la marée révolutionnaire commençait à refluer.
De part et d’autre, les forces révolutionnaires et contre-révolutionnaires étaient enfermées dans une impasse. D’un côté, les ouvriers n’ont pas pu surmonter les politiques hésitantes et conciliantes de leurs propres « dirigeants » et porter un coup décisif à leurs ennemis. De l’autre, les forces contre-révolutionnaires étaient trop faibles, socialement et militairement, pour écraser la classe ouvrière. Cela a créé une situation chaotique et confuse. L’agitation politique et sociale constante fatiguait les ouvriers et tendait à isoler les révolutionnaires les plus déterminés. L’impasse a ouvert la voie à l’épuisement et au déclin de la révolution portugaise. Une révolution qui s’arrête à mi-chemin est perdue.
En septembre 1975, le brigadier Vasco Gonçalves est limogé de son poste de Premier ministre par le successeur présidentiel de Spinola, Francisco da Costa Gomes, signalant un virage à droite dans la composition et la politique du gouvernement. Le 25 novembre, les officiers de gauche proches d’Otelo Saraiva de Carvalho, alarmés par les progrès de la contre-révolution, décident de mener une action militaire pour y mettre un terme et prendre le pouvoir par la force. Les parachutistes occupent les bases aériennes de Tancos et de Monte Real, ainsi que le quartier général du haut commandement de l’armée de l’air. Le régiment d’artillerie de Lisbonne a mis en place des barrages routiers. Cependant, le même jour, les forces armées sous le contrôle du « Groupe des neuf » entrent en action de leur côté. Le putsch de gauche est rapidement mis en échec et ses instigateurs sont incarcérés. Ce jour, plus que tout autre, marque la fin de la révolution portugaise et le début de la consolidation graduelle de la contre-révolution, quoique sous une forme « démocratique » et parlementaire.
Dans son ensemble, la révolution portugaise a montré l’énorme capacité de lutte de la classe ouvrière et les tendances révolutionnaires inhérentes au mouvement de masse qui a été déclenché par les événements du 25 avril 1974. Cependant, les événements dramatiques de l’année suivante soulignent également l’une des conclusions les plus importantes que l’on puisse tirer de l’histoire de la classe ouvrière moderne, à savoir que dans l’absence d’une direction révolutionnaire ferme, il est pratiquement impossible, même dans les circonstances les plus favorables, pour la classe ouvrière d’arriver au pouvoir et de créer les conditions de sa propre émancipation sociale et politique. De plus, cette direction révolutionnaire, indispensable à la victoire sur le capitalisme, ne s’improvise pas et n’émergera pas « spontanément » au cours de la révolution, compte tenu du temps relativement court que le processus historique accorde aux mouvements révolutionnaires. Elle doit être préparée, ne serait-ce qu’à l’état embryonnaire, par l’éducation et l’expérience des éléments les plus conscients et les plus résolus du mouvement ouvrier, notamment par l’étude des révolutions précédentes et l’élaboration d’un programme socialiste clair. Une discussion sur les leçons de la révolution portugaise de 1974-1975 doit certainement occuper une place importante dans l’accomplissement de cette tâche vitale.
La Riposte