Révolution et contre-révolution au Portugal, 1974-1975. (Partie 1)

La révolution portugaise de 1974-1975 a brusquement mis fin à un demi-siècle de dictature militaire. Elle a commencé, comme de nombreuses révolutions dans l’histoire, lorsque des divisions au sein de la classe dirigeante, de la bureaucratie d’État et de l’armée ont éclaté au grand jour. La brèche ouverte dans ce qui semblait jusqu’alors être un mur infranchissable de réaction a provoqué un puissant mouvement de masse venant d’en bas. Au cours de la lutte pour acquérir et consolider des libertés démocratiques, la classe ouvrière portugaise et les couches les plus pauvres et opprimées de la société rurale, ont rapidement pris une orientation socialiste et révolutionnaire, portant atteinte à la propriété capitaliste de l’industrie, des banques et des terres, frappant ainsi à la racine même de toutes les formes d’oppression et d’exploitation dans le monde moderne.

Le Portugal n’avait connu que la dictature depuis 1926, lorsqu’un coup d’État militaire a balayé le régime chaotique de la Première République, mise en place après le renversement de la monarchie en 1910. Antonio de Oliveira Salazar avait d’abord été ministre des Finances sous le régime militaire, avant de devenir Premier ministre en 1932. Adversaire implacable du socialisme, du syndicalisme et des droits démocratiques les plus élémentaires des travailleurs, Salazar a gouverné exclusivement dans l’intérêt des riches et des puissants, des corporations capitalistes et des grands propriétaires terriens. Son régime s’appuie sur l’armée, la police et la hiérarchie de l’Église catholique pour maintenir l’ordre capitaliste. La presse, la radio, les écoles et l’enseignement supérieur, toutes les formes d’expression publique furent étroitement contrôlés. Empêtrée dans la stagnation économique et culturelle, la société portugaise se trouvait dans une sorte de camisole politique, sociale, idéologique et morale.

Les opposants au régime ont été emprisonnés et torturés. Beaucoup d’entre eux ont disparu à jamais aux mains de la redoutable police secrète, la PIDE. Les activités du PIDE ne se limitaient pas au Portugal. Sur le modèle de la Gestapo d’Hitler, il a joué un rôle funeste aux côtés du général Franco pendant la guerre civile espagnole, mais aussi dans les guerres coloniales menées par le Portugal en Afrique. En 1936, après l’échec d’une tentative de marins portugais de livrer deux navires de guerre aux forces anti-franquistes, les mutins ont été emprisonnés et torturés par la police de Salazar dans la prison de Tarrafal au Cap-Vert, où de nombreux prisonniers politiques allaient souffrir et mourir au cours des décennies suivantes.

Salazar a eu un accident vasculaire cérébral en 1968, deux ans avant sa mort, et a été remplacé par Marcelo Caetano, ancien ministre des Affaires coloniales. À l’époque, l’impérialisme portugais tentait désespérément de conserver ses possessions coloniales en Angola, au Mozambique et en Guinée-Bissau. Comme pour l’impérialisme français en Algérie, les forces armées portugaises ont commis des atrocités à grande échelle contre les peuples autochtones.

En 1973, quelques semaines avant que Caetano ne se rende en Grande-Bretagne pour célébrer l’anniversaire de l’alliance anglo-portugaise, un prêtre catholique britannique a révélé le massacre de tous les hommes, femmes et enfants du village de Wiriyamu au Mozambique. Ce carnage faisait partie d’une campagne de fusillades, de pendaisons, de décapitations, de viols et de dépeuplement forcé le long du fleuve Zambèze, initiée par la PIDE en 1971.

La France avait perdu face à la révolution algérienne et, aux yeux de nombreux politiciens, commandants militaires et officiers subalternes, le Portugal se dirigeait clairement vers un sort similaire. Les guerres engloutissaient jusqu’à 40 % des maigres ressources de l’État, dans un pays en récession. Un grand nombre de Portugais étaient désespérément pauvres et durement touchés par la crise économique mondiale de 1973.

Alors qu’une poignée de familles extrêmement riches ont tiraient profit des massacres Afrique, le coût financier et humain des guerres a pesé lourdement sur la classe moyenne, et en particulier sur les travailleurs des villes et des campagnes. Des grèves illégales sporadiques et des manifestations étudiantes ont eu lieu, poussant Caetano à mettre en œuvre quelques réformes superficielles. La censure de la presse a été légèrement assouplie. Mais les problèmes étaient trop profonds. Les tentatives de réforme pouvaient se comprendre comme un signe de faiblesse. Les antagonismes de classe couvant dans la société civile se reflétaient également au sein des forces armées, qui s’avéreraient être le talon d’Achille de la dictature.

L’ampleur des guerres en Angola et au Mozambique a entraîné une expansion des forces armées et une augmentation des dépenses militaires. En 1973, sur les conseils du régime raciste de Rhodésie, Caetano a introduit une loi ouvrant des postes d’officiers commissionnés aux jeunes soldats et miliciens après une formation désormais minimale.

Cette réforme a provoqué un énorme ressentiment chez de nombreux officiers subalternes qui considéraient ce système de promotion accéléré comme une menace pour leur carrière. La controverse a conduit à l’émergence d’un mouvement d’opposition au sein de l’armée appelée les « capitaines », et plus tard le ou Mouvement des forces armées (MFA).

Le MFA a fourni un point focal organisé au mécontentement croissant au sein de l’armée. Il représentait la fin des guerres coloniales en Afrique, un changement de régime au Portugal et la démocratie. Certains des officiers subalternes avaient des idées radicales et socialistes, et certains entretenaient des liens avec les structures interdites et donc clandestines du Parti communiste portugais. Cependant, malgré ces tendances radicales, le caractère politique amorphe et confus du MFA a été démontré par son association avec le général Antonio de Spinola, qui avait été renvoyé de l’armée au début de 1974 à la suite de la publication d’un livre, Le Portugal et son avenir, qui plaidait pour le retrait des guerres et le maintien des colonies sous la forme d’une « fédération » avec le Portugal. Dans sa jeunesse, ce général extrêmement réactionnaire avait été observateur militaire au siège de Leningrad, dans les années 1940, auprès des nazis. Avant cela, il avait combattu aux côtés de Franco pendant la guerre civile espagnole. En 1974, son point de vue politique était clairement à l’extrême droite de la politique portugaise.

Une autre figure de proue du MFA était le colonel Otelo Saraiva de Carvalho, qui avait servi en Guinée-Bissau et en Angola. Il a été photographié en train de pleurer abondamment sur le cercueil de Salazar, en 1970, mais au début des années 1970, il se démarquait à gauche, tout en étant porte-parole du ministère des Affaires étrangères. En tant que colonel, il a pu réunir de nombreux capitaines autour de lui et les a convaincus de la nécessité d’un coup d’État militaire pour se débarrasser du régime de Caetano et se retirer des guerres coloniales.

Le coup d’État a été méticuleusement planifié et exécuté dans la nuit du 24 au 25 avril 1974. Incidemment, l’une des deux chansons diffusées à la radio en tant que signal pour le déclenchement de l’opération était celle qui représentait le Portugal au Concours Eurovision de de la Chanson de cette année-là.

Le coup d’État a été soutenu par la plupart des officiers intermédiaires des forces armées. Quatre personnes ont été tuées dans la révolte, toutes abattues par la PIDE. Caetano et ses ministres, retranchés dans des casernes à Lisbonne, ont été rapidement encerclés par les troupes rebelles. Cependant, Caetano a refusé de démissionner auprès d’officiers de rang inférieur, ce qui, a-t-il dit, serait « comme jeter mon pouvoir dans le caniveau ». Les forces rebelles auraient facilement pu forcer la question, mais ont choisi de faire appel au général Spinola. Et c’est ainsi que le général contre-révolutionnaire Spinola, qui n’avait joué aucun rôle dans la préparation du coup d’État et dont les liens personnels et politiques étaient avec ses ennemis, a pu devenir comme la figure de proue de la révolution !

Une junte de salut national, composée essentiellement de généraux, a assumé le pouvoir gouvernemental jusqu’au 16 mai, date à laquelle un gouvernement provisoire a été installé, comprenant des personnalités politiques modérées « indépendantes » et des représentants du Parti démocratique populaire, du Mouvement démocratique, du Parti socialiste et du Parti communiste. Spinola, en tant que président de la nouvelle république, espérait utiliser sa position pour freiner la révolution et protéger les intérêts capitalistes.

Cependant, le renversement de Caetano a déclenché un mouvement d’en bas qui allait dans le sens contraire. Les ouvriers se sont mobilisés pour prendre le contrôle des usines et des ateliers. Sur les grands domaines fonciers du sud du Portugal, les paysans et les salariés agricoles occupaient la terre et chassaient les propriétaires terriens. Le personnel a pris le contrôle des hôpitaux, expulsant les anciens administrateurs.

Un processus similaire était en cours dans l’ensemble de l’économie et de l’administration publique. Les travailleurs se sont emparés de nombreuses entreprises. Ils se sont mobilisés en masse pour prendre le contrôle de la société et la refonder sur de nouvelles bases. Ce mouvement révolutionnaire fut dirigé contre les patrons et contre les autorités associées à l’oppression du peuple. Ainsi, d’une prise de contrôle au sommet avec des objectifs limités, les semaines qui ont suivi le 25 avril ont vu le développement d’un mouvement révolutionnaire de masse. Des centaines de milliers de personnes sont descendues dans les rues de Lisbonne pour célébrer le renversement de Caetano. Moins d’une semaine plus tard, le 1er mai, environ 1,5 million de personnes ont défilé dans la capitale.

Les soldats et les travailleurs ont partagé leurs idées et leurs expériences ; ils fraternisaient et se considéraient comme des participants à une lutte commune. La nécessité du « socialisme » – quel que soit le contenu précis de ce terme dans l’esprit des personnes engagées dans le mouvement – était une idée largement acceptée, exprimant le désir d’un changement social fondamental, de l’émancipation des exploités et des opprimés. Les partis politiques de gauche, jusqu’alors interdits au Portugal, avec leurs dirigeants en exil ou en prison, se sont rapidement remplis d’une masse d’adhérents et se sont retrouvés avec une base sociale massive. Il en était de même des organisations syndicales dans les usines et d’autres lieux de travail. À l’automne 1974, plus de la moitié des travailleurs portugais étaient syndiqués. Ce qui manquait, cependant, c’était une de structure organisationnelle générale susceptible de rassembler et unifier l’ensemble du mouvement révolutionnaire, semblable à celle qui avait émergé dans les révolutions de 1905 et 1917 en Russie. L’une des raisons en était sans aucun doute le rôle des directions du Parti socialiste et du Parti communiste, qui craignaient le développement d’une forme d’auto-organisation indépendante, unie et solidaire des travailleurs à l’échelle nationale. Quant au MFA, même si ses divers courants politiques se réclamaient vaguement de la « démocratie », il n’a présenté aucun programme social et économique digne de ce nom. L’intervention consciente et organisée de la classe ouvrière n’avait pas figuré dans ses plans. C’était comme s’il se retrouvait sur le dos d’un tigre qui les emmenait dans une direction qui allait bien au-delà de ses objectifs de départ.

Les éléments réactionnaires au sommet des forces armées du temps de Salazar et Caetano avaient perdu le contrôle des rangs. En dehors des tortionnaires fascistes de la PIDE et de quelques éléments relativement isolés au sein de l’armée, les capitalistes et les réactionnaires qui avaient dirigé le Portugal pendant cinq décennies de dictature se sont très vite retrouvés sans aucune force sérieuse pour les défendre, désormais. La voie de la transformation socialiste de la société semblait ouverte, et le pouvoir réel – c’est-à-dire le contrôle et la gestion de l’économie et la mise en place d’un appareil d’État représentant les intérêts des travailleurs – était à portée de main. Cependant, ce magnifique mouvement vers le socialisme a été restreint par les objectifs réformistes limités du MFA et les dirigeants socialistes et communistes.

Comme le cours des événements pendant les mois suivants allait démontrer, leur indécision et leur naïveté, au mieux, ou, au pire, leur trahison consciente se dressaient en obstacle à la conclusion réussie de la révolution. Avec le temps, cela permettrait aux forces de la réaction de se regrouper et de préserver leur pouvoir.

La Riposte

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