Quelle alternative à la médecine libérale ?

Tout politicien professionnel porté sur la question de l’offre médicale ambulatoire (qui dépend nécessairement de la répartition de la population médicale) en a conscience : insinuer qu’il faudrait commencer à envisager de restreindre modestement la liberté d’installation, c’est s’exposer à une immédiate levée de boucliers des principaux représentants du corps médical. La profession se montre très attachée à ce principe et, jusqu’à présent, aucun ministre de la Santé n’a eu le courage politique de s’y opposer frontalement.

Liberté d’installation : le terme choisi pour ce pilier de la médecine libérale n’est pas innocent. Il est difficile au premier abord de s’opposer à une « liberté ». En défendant la liberté d’installation, les représentants du corps médical se posent en héros de la liberté en général, pourfendant la volonté de mainmise d’un État bureaucratique. Cette posture vise à gagner le soutien de la population. Mais au fond, cette liberté est une manière hypocrite de désigner ce qui constitue une régulation de la profession par le marché : la concurrence comme moyen de répartition de la population médicale. Et dans le cadre de cette régulation, les principes de la médecine libérale ne se réduisent pas à la seule liberté d’installation. Cette dernière est complétée par l’entente directe sur les honoraires (liberté tarifaire du praticien et paiement direct par le patient), la liberté de choix du praticien par le patient et la liberté de prescription, l’ensemble étant historiquement chapeauté par le paiement à l’acte. L’ensemble de ces éléments permet de garantir une logique concurrentielle. L’idée est simple : les mécanismes du marché assurent une offre de soin diversifiée, à des prix variables et le patient va où bon lui semble. Si la demande est forte, l’installation de nouveaux médecins sera un succès. Si la demande est faible ou l’offre trop importante, de faibles revenus inciteront des médecins à aller s’installer ailleurs.

Les choses, pourtant, ne sont pas si simples. N’en déplaise aux partisans de la médecine libérale, la concurrence crée et entretient des inégalités. Pour ce qui est de l’offre médicale, bien que vingt fois plus nombreuse qu’en 1900, les médecins sont aujourd’hui encore plus inégalement répartis qu’à l’époque. Il y a des inégalités entre nord et sud de la France, villes et campagnes, centres et périphéries, quartiers aisés et quartiers pauvres. Et, alors que les médecins avaient l’habitude de tirer la sonnette d’alarme à propos d’une prétendue pléthore médicale, le phénomène inverse s’accroît depuis des années. Il s’agit dorénavant de lutter contre l’expansion des déserts médicaux et la surcharge de travail. Estimant qu’une grande partie du problème -et donc de la solution- réside dans les fondements mêmes du modèle actuellement dominant de la médecine de ville, nous examinerons un à un les principes sur lesquels repose la médecine libérale.

Le paiement à l’acte, pour commencer, est le paiement du praticien pour chaque acte de soins (consultation, suture, pose d’implant contraceptif, etc.), que ce soit par le patient (paiement direct) ou par un organisme tiers d’assurance maladie (Tiers payant ou dispense d’avance de frais), ce dernier organisme pouvant être public ou privé. C’est le mode de rémunération dominant en médecine de ville et, depuis 2009, il a été étendu au système hospitalier sous le nom de tarification à l’activité (aussi appelé T2A). Nous reviendrons plus longuement sur le paiement à l’acte dans un article consacré aux enjeux de la médecine moderne. Disons simplement ici qu’il génère une course à l’acte (la version soignante du “travailler plus pour gagner plus”) et ne valorise que ce qui est « coté » : l’aspect curatif des soins. Le temps que consacre un professionnel de santé libéral à de la prévention ou à la concertation avec des collègues pour discuter d’un cas complexe n’est pas rémunéré. Les limites du paiement à l’acte sont d’ailleurs tellement palpables que les pouvoirs publics cherchent à diversifier les modes de rémunération dans l’espoir de faire évoluer les pratiques, notamment en ouvrant la possibilité d’indemniser les temps de réunion.

Le paiement à l’acte s’oppose au paiement à la fonction, que nous utiliserons ici comme synonyme du salariat. Ce dernier mode de rémunération permettrait pourtant d’intégrer le temps consacré à la prévention et à la concertation pluriprofessionnelle directement au temps de travail, tout en libérant le professionnel de tâches administratives pour lesquelles il n’est pas formé. De plus, il lui permettrait d’accéder à un statut conférant une meilleure protection sociale que le libéral. Ces avantages, combinés au poids de la gestion libérale, font que le salariat présente un attrait pour les nouvelles générations de médecins, à la recherche d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Pourtant, aux yeux des représentants de la médecine libérale, le salariat ne rencontre que méfiance et hostilité.

L’entente directe combine la liberté tarifaire par le praticien et le paiement direct par le patient après les soins. Le principe de la liberté tarifaire est partiellement remis en cause par le conventionnement avec l’assurance maladie obligatoire : en s’engageant à demander au patient un tarif qui a été négocié avec la sécurité sociale, le praticien exerçant en “secteur 1” ne dispose plus de la liberté tarifaire. Le montant d’un acte n’est plus le résultat d’une négociation directe entre le praticien et le patient, mais entre la profession et l’organisme d’assurance maladie. D’individuelle, la négociation tarifaire devient collective. C’est une protection indéniable pour le malade, d’autant plus lorsque le coût des soins est pris en charge collectivement (ALD, CMU, etc.). Mais on aurait tort de croire que cela serait contraire aux intérêts du corps médical : en solvabilisant des centaines de milliers de patients, les plus pauvres ont pu accéder à des soins impensables jusqu’alors. Ce faisant, la sécurité sociale a permis d’augmenter considérablement la demande de soins – et donc d’assurer des revenus conséquents à une population médicale plus importante qu’avant.

De plus, c’est un principe qui n’a que partiellement été remis en cause. Il persiste la possibilité de pratiquer des dépassements d’honoraires en restant conventionné (tarification du secteur 2) ou en exerçant hors convention, permettant la pratique d’honoraires libres et dans ce cas sans remboursement par la sécurité sociale. Ces honoraires doivent être déterminés avec “tact et mesure”, comme le préconise le code de déontologie médicale. C’est par ces dispositions que chaque année, avec tact, avec mesure, plus de 2,5 milliards d’euros sont soustrait aux patients, directement ou indirectement (via les complémentaires). La possibilité de réaliser des dépassements d’honoraires a été introduite en 1980 pour permettre l’augmentation des revenus des médecins sans augmenter les dépenses de la sécurité sociale. Il s’agit, dans le fond, d’un report des dépenses vers les malades. La conception libérale de la médecine s’en accommode très bien. Nous considérons que ces pratiques permettent le développement d’une médecine à deux vitesses. C’est pourquoi nous sommes pour l’abolition du secteur 2 et des pratiques « hors convention ».

En ce qui concerne le paiement direct, en France, le paiement du médecin par le patient est la règle. Le tiers payant est minoritaire. Devoir avancer les frais génère pourtant des reports ou des renoncements aux soins, comme le montrent toutes les études. Comment expliquer la résistance de la profession à une mesure qui favoriserait l’accès aux soins ? Les raisons sont en partie techniques. Si le recouvrement de la part sécu fonctionne bien (moins de 1% de rejet), il persiste de nombreux dysfonctionnements au recouvrement de la part complémentaire. Ces dysfonctionnements engendrent une augmentation du temps de travail administratif. Mais ce n’est pas seulement une question technique. Une série d’arguments idéologiques est souvent mise en avant, comme le fantasme de la surconsommation de soins -et donc de l’augmentation irrationnelle des dépenses de santé – que la “gratuité” de l’accès au soin entraînerait. Mais, au fond, ce qui dérange le plus, c’est probablement que le lien avec l’organisme payeur principal deviendrait alors tellement évident que l’on se demanderait pourquoi il ne deviendrait pas un organisme employeur.

Penchons-nous maintenant sur le principe du libre choix du praticien par le patient. Il fait partie de ces principes qui semblent aller de soi. Pourtant, il masque une réalité concrète où le choix dépend de la densité médicale, du degré d’urgence des soins, du plateau technique nécessaire ou des compétences requises. Plus les soins seront urgents, spécialisés ou techniques, plus le choix du patient sera restreint. L’autre limite concrète est celle du porte-monnaie. Dans certaines agglomérations, le « libre choix » d’un praticien en secteur 2 ou hors convention fait partie des possibilités pour qui en a les moyens. Les plus pauvres ont donc un “libre choix” plus restreint. Il ne s’agit pas de dire qu’il faudrait imposer une patientèle aux soignants et réciproquement. La possibilité d’obtenir un deuxième avis médical est, par exemple, un garde-fou indispensable. Mais parler de libre choix du praticien comme liberté abstraite alors que coexistent des honoraires variables, c’est accepter concrètement des inégalités d’accès aux soins.

Il nous semble plus pertinent de mettre en avant la participation et le libre choix du patient dans la prise en charge. Pour pouvoir faire un choix éclairé et agir en conséquence, le patient doit disposer des éléments lui permettant d’apprécier les bénéfices espérés, les risques et les incertitudes de la prise en charge proposée. Les professionnels de santé doivent être formés à développer ce type de relation avec leurs patients.

Arrêtons-nous sur le principe de la liberté de prescription. Rappelons tout d’abord que cette liberté n’a de sens que lorsqu’est garanti l’accès au traitement. Son existence est donc conditionnée par celle de la sécurité sociale, un système solidaire qui permet l’accès des patients aux traitements. Les défenseurs libéraux de la liberté de prescription sont pourtant loin d’être les premiers à agir pour défendre la sécurité sociale.

La liberté de prescription s’entend comme l’indépendance des prescripteurs vis-à-vis d’organismes non soignants. En premier lieu, l’effet thérapeutique doit primer sur l’aspect économique. Cette formule appelle à la méfiance vis-à-vis des gestionnaires et des politiques qui n’ont pour seul souci que la “maîtrise des dépenses publiques”. Divers mécanismes ont été introduits pour essayer de contrôler les prescriptions (ententes préalables, ROSP, etc.), sous couvert d’objectifs de santé publique. Nous devons les combattre et revendiquer une gestion démocratique de la sécurité sociale.

L’autre groupe d’intérêt qui cherche à influencer les prescripteurs est l’industrie pharmaceutique. La liberté de prescription est évidemment limitée par le panel des molécules disponibles. Elle est donc régulée par les organismes qui délivrent les autorisations de mise sur le marché et qui décident de son niveau de remboursement public. Les médicaments remboursés sont censés avoir démontré leur efficacité, les médicaments qui ne le sont pas sont ceux qui sont inutiles, voire dangereux – et alors on peut légitimement se poser cette question : dans l’intérêt de qui ces médicaments sont-ils laissés sur le marché ? Le marché du médicament se distingue des autres par la présence d’un intermédiaire entre l’offre et la demande -le médecin- et par le caractère majoritairement public du financement de la demande (l’argent ne provient pas directement du “consommateur”). La loi française limitant la réclame auprès du patient, la cible du marketing se concentre sur le médecin. Pour augmenter son volume de vente -et donc son profit- un laboratoire doit influencer le prescripteur, il doit interférer avec le “libre-choix” dans la prescription. Le médecin est donc au coeur du conflit entre des intérêts privés (les bénéfices des laboratoires) et l’intérêt général (le choix du bon traitement -pas forcément médicamenteux- au bon moment). Pour arriver à ses fins, le laboratoire dispose de tout un arsenal : organisation de congrès, financement d’études cliniques, visiteurs médicaux, babioles, invitations à des présentations dans des lieux de haut standing, etc. À l’échelle mondiale, les sommes dépensées se comptent en milliards de dollars. L’enjeu est à la mesure des profits générés par ce secteur industriel.

L’industrie pharmaceutique, en cherchant à favoriser la prescription de telle ou telle spécialité, cherche à faire primer l’aspect économique -sa rentabilité- sur l’effet thérapeutique. La liberté de prescription ne concerne donc pas seulement une indépendance vis-à-vis des autorités publiques. Elle doit concerner l’ensemble des organismes ou entreprises présentant un potentiel conflit d’intérêts avec l’intérêt collectif. Les groupes d’experts rédigeant des recommandations de bonne pratique doivent par exemple être dénués de tout conflit d’intérêts. On peut, de plus, estimer que les médecins ne devraient pas avoir le droit de prescrire des médicaments inutiles ou dangereux -et donc réduire leur liberté en retirant du marché les médicaments considérés comme tels. Pour défendre la liberté de prescription dans son entièreté, il faut la libérer de la pression de l’industrie. Et pour cela, nous considérons que le meilleur moyen est de socialiser la production des médicaments. Que l’industrie pharmaceutique soit une industrie publique, sous le contrôle des salariés et des citoyens, permettrait de supprimer le conflit d’intérêts entre les producteurs du médicament et les consommateurs.

Face au développement des déserts médicaux, la première réponse des pouvoirs publics est de chercher à influencer les mécanismes du marché. C’est le sens des mesures incitatives à l’installation. Pour combler les zones déficitaires, il “suffirait” d’attirer des médecins en leur proposant des conditions attractives. Sauf que ces mesures coûtent cher et leur efficacité est contestée. Pire encore, cette réponse repose sur une mise en concurrence des territoires, dans un contexte de baisse des dotations globales de fonctionnement. Les communes en difficulté doivent trouver les ressources leur permettant d’être compétitives au regard des médecins : gratuité de loyer, exonération fiscale, avantages en nature parfois loufoques… Aux dysfonctionnements d’un système basé sur la concurrence, les pouvoirs publics s’engagent encore plus avant dans la concurrence.

L’autre levier, l’augmentation du nombre de médecins formés, est une évidence, mais il ne sera pas suffisant non plus. Le problème du nombre de médecins est distinct de celui de leur répartition. En fait, le problème ancien des inégalités de répartition est mis en exergue par le problème nouveau du déficit d’offre de soin. Dans le cadre d’une régulation par le marché, il aura beau y avoir plus de médecins, la question de leur inégale répartition ne sera pas résolue pour autant. L’augmentation du nombre de médecins devrait donc être couplée à une régulation qui permette une distribution équitable de la population médicale : une régulation publique. Et si la concurrence craint la pléthore, ce ne serait pas le cas d’un service public disposant des moyens à la hauteur de ses ambitions. Pour les professionnels, cela permettra de diminuer leur temps de travail ; pour les patients, cela facilitera l’accès aux soins et permettra de réduire le délai de rendez-vous. Et d’ici à ce que la société estime qu’il y a trop de médecins, il y a de la marge.

Pour rendre les conditions de travail attractives sans toucher au cadre de la médecine libérale, les pouvoirs publics et une partie des représentants du corps médical prônent le regroupement des professionnels dans des Maisons de Santé pluriprofessionnelles (MSP). L’ambition affichée est de créer une structure permettant la coordination de différents professionnels. Dans les faits, la création récente de centaines de MSP s’accompagne peu d’un changement de pratiques. Elles ressemblent un peu trop à des cabinets de groupe, ou l’intérêt principal réside dans les économies d’échelles. Passer d’un exercice regroupé à un exercice coordonné nécessite, entre autres, le décloisonnement des logiques soignantes dès la formation universitaire et sa reconnaissance comme temps de travail – et donc par sa valorisation, notamment financière. Il en est de même pour la promotion de la santé.

Au paiement à l’acte, nous opposons le paiement à la fonction. À l’entente directe, nous opposons l’abolition du secteur 2 et la généralisation du tiers payant intégral. La liberté de prescription, nous souhaitons la protéger de l’influence de l’industrie, et nous y ajoutons le libre accès au traitement pour le patient. Au (relatif) libre choix du praticien, nous privilégions le libre choix du patient dans la prise en charge. À la régulation par le marché de l’offre de soin, nous opposons une régulation publique et un maillage territorial rationnel de structures publiques de soins de premier recours. Actuellement, la prestation de soins médicaux est principalement une production privée garantie par un financement public. Nous souhaitons résoudre cette contradiction par la création d’un service public de santé, incluant le développement, la production et la distribution du médicament. Cela ne signifie pas que nous nous opposons aux médecins libéraux. Cela signifie que nous rejetons les principes fondateurs de la médecine libérale.

Boris Campos, PCF Lorient

 

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *