Cet article fait partie d’une série intitulée “Quelles seraient nos conditions de vie sans la lutte des classes ?” et qui vise à montrer l’impact concret des conquis sociaux dans nos vies quotidiennes.
Par Eric Jouen, PCF 76
Une lutte au long cours
Il y a un peu plus de 100 ans, de nombreuses industries, des mines, des manufactures embauchaient en masse hommes, femmes et enfants. La journée de travail pouvait compter de 10 à 14 heures.
La journée de travail pouvait aller de 5 heures 30 du matin à 20 heures 30, soit une amplitude de 15 heures, avec 1 heure 30 pour le repas. Pour les adolescents de 13 à 18 ans, elle était en moyenne de 11 heures 30 minutes par jour, soit 69 heures par semaine, et pour les enfants de 9 à 13 ans d’environ 8 heures par jour, soit 48 heures par semaine.
Bien que la journée de 10 heures fût loin d’être acquise, les travailleurs les plus combatifs et les plus conscients commençaient à revendiquer la journée de 8 heures. C’était une revendication politique, qui montrait que la classe ouvrière ne combattait pas seulement pour survivre, mais aussi pour arracher le droit de vivre, c’est-à-dire de se cultiver et de se reposer.
En 1817, Robert Owen, inspirateur du courant “socialiste utopique” britannique, lance le slogan : « 8 heures de travail, 8 heures de loisir, 8 heures de repos », slogan qui sera repris par la 1ère Internationale et le mouvement ouvrier français. Il introduisit le premier la journée de 10 heures en 1816 dans sa filature de New Lanark en Écosse. Mais ses projets se heurtèrent à la volonté de ses associés de faire le maximum de profit.
La première réglementation a concerné le temps de travail des enfants. La loi du 22 mars 1841 interdit le travail des enfants de moins de 8 ans et limita le temps de travail journalier à 8 heures pour ceux âgés entre 8 et 12 ans. Le 2 mars 1848, le gouvernement provisoire vota l’éphémère loi des 10 heures, qui fut supprimée le 9 septembre 1848 mais la durée légale fut fixée à 12h alors qu’elle n’était précédemment pas limitée.
En 1866, la Ie Internationale dirigée par Marx inscrivait dans ses statuts : « Nous déclarons que la limitation de la journée de travail est la condition préalable sans laquelle tous les efforts en vue de l’émancipation doivent échouer. […] Nous proposons huit heures pour limite légale de la journée de travail. »
Mais c’est la IIe Internationale qui popularisa largement ce mot d’ordre des « trois huit » : huit heures de travail, huit heures de loisirs et huit heures de repos. Dans son pamphlet pour la réduction de la journée de travail, fort justement nommé Le droit à la paresse (1880), Paul Lafargue, un dirigeant socialiste français, dénonçait le fait que les prolétaires étaient cloués au travail pendant de trop longues heures, aggravant ainsi leur propre misère physique et morale, en même temps qu’ils accroissaient la richesse de la bourgeoisie. Montrant qu’en Grande-Bretagne la réduction de deux heures de la journée de travail n’avait pas empêché la production d’augmenter de près d’un tiers en dix ans, entre autres grâce à la mécanisation et aux nouvelles énergies, il imaginait possible dans la France de l’époque, de limiter à… trois heures la journée de travail. De son côté, Jules Guesde proclamait dans les nombreuses réunions ouvrières qu’il animait partout en France : « Travaillons moins, vivons enfin, cultivons-nous ! Arrachons nos huit heures ».
Manifestation dramatique
En 1884, aux Etats-Unis, au IVe congrès de l’American Federation of Labor, les principaux syndicats ouvriers des États-Unis s’étaient donné deux ans pour gagner la limitation de la journée de travail à 8 heures. Ils avaient choisi de débuter leur action un 1er mai parce que beaucoup d’entreprises américaines entamaient ce jour-là leur année comptable.
Le 1er mai 1886, 200 000 travailleurs manifestaient pour faire plier leur employeur devant l’usine de matériel agricole McCormick de Chicago, dont les grévistes avaient été lock-outés, et qui fonctionnait avec des briseurs de grève. Le 3 mai, la manifestation fait trois morts parmi les grévistes. Une marche de protestation a lieu le lendemain et dans la soirée, tandis que la manifestation se disperse à Haymarket Square, il ne reste plus que 200 manifestants lorsque soudain la police charge. C’est alors qu’une bombe, probablement lancéepar un détective privé d’une agence engagée par les barons de l’industrie contre les mouvements ouvriers, explose devant les forces de l’ordre. Elle fait un mort dans les rangs de la police et la police tire pour tuer.
Trois syndicalistes anarchistes sont jugés et condamnés à la prison à perpétuité. Cinq autres sont pendus le 11 novembre 1886 malgré des preuves incertaines (ils seront réhabilités plusieurs années après).
Sur une stèle du cimetière de Waldheim, à Chicago, sont inscrites les dernières paroles de l’un des condamnés, Augustin Spies : « Le jour viendra où notre silence sera plus puissant que les voix que vous étranglez aujourd’hui ».
Quelques année plus tard, en Europe, les syndicats instituent le 1er Mai une « journée internationale des travailleurs » ou « Fête des travailleurs ». Cette journée est aujourd’hui appelée à tort « Fête du Travail ». Comme si le travail était une “fête”, alors que pour l’écrasante majorité des personnes concernées elle n’est que fatigue, stress et source de maladies et d’accidents.
Trois ans après le drame de Chicago, les membres de la IIe Internationale socialiste se réunissent à Paris pour son deuxième congrès, pendant l’Exposition universelle qui commémore le centenaire de la Révolution française au pied de la toute nouvelle Tour Eiffel.
Pendant le congrès, l’objectif est fixé d’obtenir la journée de huit heures, ce qui fait 48 heures la semaine car seul le dimanche est chômé à l’époque.
Sur une proposition de Raymond Lavigne, socialiste et un des dirigeants de la Fédération nationale des syndicats, ils décident qu’il sera « organisé une grande manifestation à date fixe de manière que dans tous les pays et dans toutes les villes à la fois, le même jour convenu, les travailleurs mettent les pouvoirs publics en demeure de réduire légalement à huit heures la journée de travail et d’appliquer les autres résolutions du congrès.»
Le succès du 1er mai, journée de grèves et de manifestations dans le monde
Pour la première fois, en 1890, les ouvriers entrèrent en lutte dans une vingtaine de pays avec le même objectif : les huit heures. L’appel du Parti ouvrier hongrois se terminait par ces mots : « Avec la journée des huit heures, l’ouvrier cesse d’être un simple instrument de travail pour commencer à devenir un homme. Une pareille raison vaut la lutte. » Les grèves et les manifestations se préparaient de manière illégale et, dans bien des villes, la bourgeoisie effrayée demandait la présence sur les places et dans les rues de la police et de l’armée. En Allemagne, les patrons créèrent une Ligue de défense prévoyant le renvoi des travailleurs absents des ateliers le 1er mai, voire le lock-out (fermeture provisoire de l’entreprise pour faire pression sur les grévistes) si le nombre de grévistes dépassait les deux tiers. À Rome, les bourgeois les plus riches quittèrent précipitamment la ville. A Paris, les ouvriers font grève et défilent à Paris, un triangle rouge à la boutonnière pour symboliser le partage de la journée en trois (travail, sommeil, loisir). Les banques transférèrent les fonds de caisse à la Banque de France, transformée en citadelle. La ville fut quadrillée par plus de 30 000 hommes de troupe, les officiers faisant charger tout l’après-midi les 100 000 manifestants. La mobilisation, impressionnante, eut des retombées immédiates. Le gouvernement ne voulant pas légiférer sur la journée de huit heures, il céda sur d’autres revendications, comme la suppression du livret ouvrier, qui permettait aux autorités de contrôler les horaires et les déplacements des ouvriers, ou la loi sur les accidents du travail.
« Avec la journée des huit heures, l’ouvrier cesse d’être un simple instrument de travail pour commencer à devenir un homme. Une pareille raison vaut la lutte. » (Parti ouvrier hongrois)
Le 1er mai 1891, à Fourmies, une petite ville du nord de la France, la manifestation tourne au drame. 300 soldats équipés des nouveaux fusils Lebel et Chassepot tirent à bout portant sur la foule pacifique des ouvriers clamant : « C’est les 8 heures qu’il nous faut ! ». Elle fait neuf morts dont huit de moins de 21 ans et au moins 35 blessés. L’une des victimes, l’ouvrière Maria Blondeau, âgée de 18 ans, qui défilait habillée de blanc et les bras couverts de fleurs d’églantine, est tuée à bout portant d’une balle dans la tête les yeux dans les yeux avec son exécuteur. Elle devient le symbole de cette journée. L’émotion fut vive dans tout le pays, plus de 30 000 personnes participèrent aux obsèques organisées par le Parti ouvrier de Guesde et Lafargue, dans une ville mise en état de siège. La grève pour les huit heures se poursuivit dans les usines de textile pendant plusieurs semaines. La solidarité ouvrière s’organisa face à une féroce campagne de la droite et de l’extrême droite, et malgré de nombreux participants à la manifestation jetés en prison. Avec le drame de Fourmies, le 1er mai s’enracine dans la tradition de lutte des partis et syndicats ouvriers européens
Quelques mois plus tard, à Bruxelles, l’Internationale socialiste renouvelle le caractère revendicatif et international du 1er mai, et adopte la lutte des classes comme principe fondamental.
Dans la Russie tsariste, le capitalisme se développait dans un pays profondément arriéré. En 1897, le prolétariat, jeune et très combatif, réussit tout de même à arracher par ses grèves la limitation de la journée de travail à 11 heures et demie. Les militants du Parti Ouvrier Socialiste-Démocrate mirent la journée de huit heures à l’ordre du jour. Elle fut un des mots d’ordre de la révolution de 1905, et sera finalement mise en œuvre par la révolution bolchévique d’octobre 1917.
En France, les manifestations du 1er mai 1906 sont particulièrement massives. La catastrophe minière de Courrières, qui avait fait près de 1 100 morts le 10 mars de cette année, provoqua une grève des mineurs du Nord pendant six semaines, avec la revendication « huit francs, huit heures ». Clemenceau, alors président du Conseil, allait mériter son titre de « premier flic de France » en envoyant des dizaines de milliers de soldats contre les mineurs du Nord. Cela contribua à donner une nouvelle ampleur aux grèves qui éclatèrent un peu partout à l’approche du 1er mai. La CGT, née en 1895 à Limoges, lança le mot d’ordre : « À partir du 1er mai 1906, on ne travaille plus que huit heures », slogan affiché sur une immense banderole surmontant la Bourse du travail. En prévision d’une forte manifestation, près de 60 000 hommes de troupe furent mobilisés dans Paris, et des bourgeois apeurés se réfugièrent en province. La répression fut très dure : deux morts, de nombreux blessés et des centaines d’arrestations dont des dirigeants syndicaux. Mais cela n’empêcha pas les grèves de continuer. Pour tenter de désamorcer la lutte pour les huit heures, le gouvernement Clemenceau fit voter une loi sur le repos hebdomadaire obligatoire, le dimanche. Mais ces quelques miettes lancées pour faire diversion n’atteignirent pas leur but : cette année 1906 connut un grand nombre grèves, dont une vingtaine de plus de cent jours. Cette mobilisation resta inégalée jusqu’en 1919.
A la fin de la Première Guerre mondiale, le traité de paix signé à Versailles le 28 juin 1919 fixe dans son article 247 « l’adoption de la journée de huit heures ou de la semaine de quarante-huit heures comme but à atteindre partout où elle n’a pas encore été obtenue ».
Pourquoi le gouvernement Clemenceau, qui avait si durement réprimé avant guerre, légiféra -t-il dans ce sens à ce moment ? Tout simplement parce que l’élan soulevé par la révolution russe d’octobre 1917, dirigée par les bolcheviks, s’avérait contagieux, et des révoltes ouvrières éclataient en Europe, comme en Allemagne et en Hongrie. D’ailleurs, le 1er mai s’annonçait comme très massivement suivi. Les capitalistes, par crainte de tout perdre, cédèrent et acceptèrent la limitation de la journée de travail à huit heures par jour, six jours sur sept, soit 48 heures par semaine, quelques jours avant le 1er mai 1919. Cette loi devait s’appliquer à toutes les entreprises, et dans toutes les branches d’activités mais elle ne faisait aucune différence entre les enfants et les adultes. Elle stipulait en fait que la réduction des heures de travail ne pouvait « en aucun cas être une cause déterminante de la réduction des salaires ». Autrement dit, il a suffi au patronat de baisser les salaires pour d’autres raisons…
Lors du débat sur la loi des huit heures en France, le quotidien bourgeois Le Temps dut convaincre ses lecteurs hostiles : « On eût pu trouver inopportune la décision de réduire davantage la journée du travail, à une époque où un redoublement de labeur semblerait plutôt s’imposer dans ce pays dévasté par la guerre, mais des grondements se font entendre, auxquels la Chambre pouvait malaisément rester sourde. ». Le patronat tenta également de compenser la réduction de la journée de travail par un accroissement de la charge de travail grâce « aux méthodes rationnelles de travail, pour que la production retrouve rapidement un équilibre indispensable au bien-être général », selon les termes patronaux.
Le syndicaliste révolutionnaire Pierre Monatte y voyait lui une « répercussion de la Révolution russe qui obligeait le gouvernement à jeter du lest, à envisager de donner quelques satisfactions à la classe ouvrière. C’est la Révolution russe qui nous a fait ce cadeau. »
Finalement, le 23 avril 1919, le Sénat français ratifia en urgence la journée de huit heures et fit du 1er mai suivant une journée chômée, mais à titre exceptionnel. Le gouvernement tenta d’interdire les manifestations mais elles déferlèrent sur tout le pays avec plus de 2 000 grèves, 1,3 million de grévistes, et 100 000 manifestants rien qu’à Paris.
Les manifestations du 1er mai ne se cantonnent plus dès lors à la revendication de la journée de 8 heures. Elles deviennent l’occasion de revendications plus diverses. La Russie soviétique, sous l’autorité de Lénine, décide en 1920 de faire du 1er mai une journée chômée. Cette initiative est peu à peu imitée par d’autres pays…
Le combat pour la diminution du temps de travail est un des éléments de la lutte de classe entre capitalistes et travailleurs, qui remonte au début de la révolution industrielle et s’est menée jusqu’à aujourd’hui. Marx écrivait déjà en son temps : « La société capitaliste achète le loisir d’une seule classe par la transformation de la vie entière des masses en temps de travail. » Réduire le temps consacré au travail productif est d’autant plus d’actualité que la productivité du travail humain a augmenté de façon considérable, et c’est aussi le seul moyen de combattre le chômage et l’inactivité, en répartissant le travail également entre toutes et tous, sans perte de salaire.
Cette lutte s’inscrit dans la lutte générale contre le capitalisme, dont il faudra se débarrasser, pour réduire à son strict minimum le temps de production de ce qui est nécessaire à la population. En effet, celle-ci doit pouvoir prendre le temps de vivre, de s’instruire, de s’intéresser à tout ce que est généralement laissé de côté mais qui au final représente la vraie richesse de la vie, de partager et développer le potentiel humain dans toutes ses dimensions.