Le déclin du capitalisme français

Dans le passé, nous commencions toujours nos discussions sur les perspectives par un examen de la situation économique. Cette approche a été quelque peu négligée au cours de la dernière période, comme si la réalité de crise économique était tellement évidente qu’il n’y avait plus besoin de nous y attarder. Mais l’analyse de la situation économique est un élément très important des perspectives qui se dessinent pour la France. Elle explique la base objective qui façonne la politique de la classe dirigeante et permet d’éviter des erreurs politiques et programmatiques.

Pour les réformistes, la régression sociale est quelque chose d’« injuste » qui découlerait de « mauvais choix » ou de « doctrines libérales ». Ils insistent que « d’autres choix sont possibles », et fondent leur politique sur l’idée qu’un changement de gouvernement et de nouvelles lois pourraient effectuer une réorientation majeure de l’économie capitaliste et assurer le « progrès social », la résorption du chômage et une élévation du niveau de vie en général. Pour cela, pensent-ils, il n’y a pas besoin d’une révolution sociale qui mettrait fin à la propriété capitaliste des moyens de production. Il suffirait d’appliquer une série de réformes – notamment fiscales – pour imprimer une autre « logique » au système capitaliste et réaliser une « nouvelle répartition des richesses ».

Pour notre part, nous pensons que la destruction des conquêtes sociales est une nécessité objective absolument incontournable pour la classe capitaliste. Mais ce n’est que par l’analyse et l’explication de la position du capitalisme français que nous pouvons démontrer la vérité de cette affirmation et mettre en évidence les prémisses objectives de notre politique révolutionnaire.

L’an 2008 marque un tournant dans l’économie mondiale. Le « crash » de cette année-là a provoqué une chute de 13% dans la production mondiale et une contraction du volume du commerce mondial de 9%. Dans la période précédente, nous avions prévu cette chute en expliquant d’avance – du moins dans leurs grandes lignes – ses causes fondamentales. Concernant le capitalisme français, nous avions constaté l’affaiblissement progressif de sa position en Europe et dans le monde. Il s’avère que ce processus d’affaiblissement s’est nettement accéléré depuis 2008, avec des répercussions importantes pour les grands groupes industriels et financiers qui forment la colonne vertébrale du capitalisme français.

Plusieurs groupes emblématiques du capitalisme français sont passés à l’étranger. Le groupe Lafargue est devenu suisse. Alcatel-Lucent, entièrement sous le contrôle de Nokia, est devenue finlandaise. L’essentiel du groupe Alstom a été vendu à General Electric. Club Med est devenu chinois. Au niveau des PME,  non moins de 36% des entreprises mises en vente en 2016 sont passées sous contrôle étranger. Globalement, les acquisitions étrangères d’entreprises françaises dépassent très largement celles des entreprises étrangères par la France. En parallèle avec cette perte d’entreprises au profit de pays concurrents, la pénétration de capitaux étrangers dans les grands groupes  qui sont restés français est devenue de plus en plus importante. Les statistiques indiquent que la participation étrangère dans le capital des entreprises du CAC40 est passée de 36% en 1999 à 45% en 2015.

De nombreux grands groupes français se trouvent dans une situation de plus en plus fragile. C’est le cas d’EDF, par exemple. Malgré les comptes sérieusement dégradés de l’entreprise, EDF a dû voler au secours d’Areva, dont la situation est encore plus délicate, ayant accumulé 10 milliards d’euros de pertes entre 2011 et 2015. Engie (anciennement GDF-Suez) a perdu 66% de sa valeur en 10 ans. Areva n’a évité la faillite que par l’intervention de l’État. À l’échelle mondiale, en 2007, les entreprises françaises représentaient, 5% de la valeur des entreprises cotées en bourse. Mais en 2017, elles ne représentent plus que 2,8%. Ceci représente une perte de 45% en « parts de marché ». Pareillement, entre 2007 et 2017, le nombre de groupes français dans les 500 plus grands groupes du monde est passé de 32 à 22. Le nombre de faillites des entreprises françaises est en augmentation de 50% par rapport à la période d’avant 2007. Nous pourrions étaler bien plus de statistiques, qui raconteraient toutes la même histoire : le capitalisme français perd du terrain sur marché mondial, sur le marché européen et aussi sur le marché intérieur français.

L’investissement de capitaux constitue le moteur de l’économie capitaliste. Et dans ce domaine, le capitalisme français est pris dans une sorte de spirale descendante. Plus la position du capitalisme français s’affaiblit, plus les investisseurs s’en détournent, ce qui ne peut que l’affaiblir davantage. L’endettement massif de plus en plus lourd de l’État – que les réformistes, dans leur aveuglement, déclarent être un « faux problème » – se traduit par un désengagement progressif de l’État dans le financement dans les industries dites « stratégiques ». Il est significatif qu’après l’annonce par Alstom, en septembre 2016, de la fermeture du site de Belfort, l’État n’a pu intervenir qu’en tant que client, en commandant des TGV dont il n’avait pas immédiatement besoin. Le besoin de recapitaliser le secteur nucléaire impliquait la cession des aéroports de Nice et de Lyon. Pendant l’année 2016, les participations de l’État ont baissé de 11,5% (60 milliards d’euros), alors que le CAC40 a progressé de 5%. Des treize grands groupes bénéficiant de participations cotées de l’État, il n’y en a que deux (EDF et ADP) où l’État est l’actionnaire majoritaire. Les résultats financiers de l’ensemble de ces engagements n’ont cessé de décliner depuis 2008, malgré les performances relativement bonnes de quelques-uns des groupes en question, tels que Renault, PSA, Thalès et EADS. En 2015, le résultat financier des investissements industriels de l’État était négatif, affichant une perte nette de 10 milliards d’euros. Pour trouver des liquidités dont il a besoin, l’État a vendu, depuis 2004, des actifs d’une valeur de 26 milliards d’euros pour ne réinvestir que 4 milliards en tant qu’actionnaire.

À l’assèchement des investissements publics correspond le désengagement des banques et des assurances, qui ont progressivement réduit leurs investissements dans l’appareil industriel français. Enfin, le nombre d’actionnaires particuliers a fortement baissé. Dans la foulée de la vague de privatisations lancée à l’époque du gouvernement socialiste avec la participation de ministres issus du Parti Communiste de 1997-2002, ils étaient près de 7 millions à un moment donné, retombant à  environ 6 millions en 2009. Mais aujourd’hui, ils ne sont plus que 3 millions. Le manque d’investisseurs d’origine française fait que les entreprises françaises sont devenues des cibles faciles pour des groupes d’investissement étrangers. Le seul groupe new-yorkais Blackrock, par exemple, doté d’un capital de plus de 5000 milliards d’euros, est devenu l’actionnaire principal d’entreprises importantes telles que Total, Air Liquide, Unibail-Rodamco (immobilier commercial), Valéo et Schneider. Le lancement de « fonds de pension à la française » sous le gouvernement Hollande était une tentative de résister aux groupes  d’investissement comme Blackrock, mais cela n’a eu pratiquement aucun impact.

L’affaiblissement de la position mondiale du capitalisme français se traduit par un déclin de son poids économique, diplomatique et militaire dans les affaires du monde, et rend « l’austérité » absolument obligatoire et incontournable. Ce terme a été largement banalisé, mais n’exprime pas la réalité de choses. Par l’« austérité », les porte-parole politiques du capitalisme entendent une offensive puissante et permanente visant à complètement détruire les conquêtes sociales du mouvement ouvrier,  afin d’attirer des investisseurs capitalistes. Les 35 heures, le SMIC, les pensions de retraite et allocations sociales, le Code du Travail, ainsi que les services publics qui n’ont pas encore été livrés au secteur privé doivent être balayés, non pas par « choix » mais parce que  c’est la seule façon de résister à la perte progressive des marchés et des positions stratégiques du capitalisme français. C’est un enjeu décisif, une nécessité impérative absolue, pour l’État français et les intérêts impérialistes qu’il représente ainsi que pour l’ensemble de la classe capitaliste. Les pitoyables réformistes, qui ne veulent pas toucher aux intérêts capitalistes, se contentant de plaider en faveur de « choix plus humains » etc., ne prouvent par là qu’ils ne comprennent strictement rien aux réalités du système capitaliste de notre époque.

Un autre aspect très important de la situation économique française est celui de l’évolution de la dette publique. Le montant de cette dette a dépassé les 2000 milliards au premier trimestre 2014 et s’élevait, fin juin 2016,  à 2170 milliards d’euros, soit 98,4 % du PIB. Fin 2007, à la veille de la crise de l’année suivante, elle était à 1216 milliards d’euros, soit 64,4 % du PIB de l’époque. Inutile de préciser que cette croissance exponentielle de la dette ne respecte aucun des critères du Traité de Maastricht.

Le service de la dette, qui représente le paiement annuel (capital et intérêts compris) des échéances sur les emprunts souscrits. Le coût des seuls intérêts était de 47,4 milliards d’euros en 2005. Ce montant équivalait à la totalité de l’impôt sur le revenu payé par les Français et était supérieur au budget de la Défense. La charge des intérêts était à plus de 50 milliards d’euros en 2007, soit l’équivalent du déficit public annuel. De 2012 à 2014, la charge de la dette est devenue le premier poste budgétaire de l’État. À partir de 2012, l’endettement de la France continue à s’alourdir massivement d’année en année, mais le montant des intérêts s’est légèrement diminué (44,5 milliards d’euros en 2016), en raison de la baisse des taux d’intérêt.

L’augmentation annuelle massive de la dette publique signifie que, à terme, la France – comme L’Espagne, le Portugal et l’Italie – se dirige vers une crise de solvabilité. Si cette perspective ne s’est pas réalisée jusqu’à présent, c’est en raison de la politique monétaire adoptée à l’échelle mondiale – et menée en Europe sous l’égide de la BCE – dans le but de dissiper les effets de la « bulle » qui a éclaté en 2008. Cette politique n’évitera pas la reproduction d’une crise comme celle de 2008. Elle ne fait que la reporter à plus tard, au prix de créer une bulle spéculative encore plus massive et dangereuse que celle qui existait avant.

Quelques chiffres suffisent à illustrer ce qu’il s’est passé avant et après 2008. Entre 2000 et 2007, la masse monétaire mondiale a augmenté de façon exponentielle, passant de 25 000 milliards à 70 000 milliards. Les gouvernements des États-Unis, de l’Europe, du Japon, de la Chine et d’autres puissances ont essayé de noyer les crédits « toxiques » dans les circuits financiers en y injectant encore quelque 12 000 milliards de dollars de capitaux fictifs. Depuis 2008, la dette globale des banques, des entreprises et des ménages a augmenté de 57 000 milliards, pour atteindre trois fois la somme des PIB de tous les pays du monde réunis. Cette politique, que l’on appelle quantitative easing [assouplissement quantitatif] a également été appliquée en Europe. La BCE achète, pour une valeur de 80 milliards d’euros par mois, des titres de dettes sous forme de bons de trésor gouvernementaux ou d’obligations de banques, dans le but d’accroître la quantité de monnaie en circulation et stimuler l’activité économique. L’existence de masses monétaires supplémentaires aussi colossales fait que les taux d’intérêt bancaires sont partout proches de zéro. Et pourtant, depuis le début de ce programme en 2014, les effets réels sur l’économie européenne ont été très faibles. La croissance de masse monétaire mondiale et européenne – sans aucun rapport avec l’évolution de l’économie réelle – constitue une bombe à retardement dont l’explosion aura des répercussions qui risquent d’être encore plus importantes que celles de 2008. Au demeurant, en France, le quantitative easing a permis de masquer partiellement – et temporairement – le problème de la dette publique, malgré le fait que celle-ci ne cesse de s’alourdir.

L’affaiblissement de la position mondiale de la France, l’insuffisance des investissements, la désindustrialisation et la perte de marchés qui en résultent et enfin le poids écrasant de la dette publique signifient que les bases économiques de l’« état providence » et le niveau de vie des travailleurs et des classes moyennes sont en train d’être détruites. L’imposition de la régression sociale a des implications pour le régime politique, qui glisse progressivement vers une forme de bonapartisme parlementaire. Le droit de grève, la liberté d’expression et l’ensemble des agencements des régimes de « démocratie bourgeoise », sont de moins en moins compatibles avec les besoins et les intérêts de la classe capitaliste. L’expérience de l’élection de Syriza en Grèce (janvier 2015) a montré qu’un gouvernement qui veut prendre un autre chemin que celui dicté par les capitalistes se trouvera en confrontation directe avec la pleine puissance de la classe capitaliste et des institutions nationales et internationales qui la protègent. Pour mettre le gouvernement Tsipras à genoux, la BCE a provoqué un effondrement du système bancaire en Grèce, obligeant Tsipras de choisir entre la faillite ou la soumission. L’Eurogroupe et la BCE ont, selon les termes employés par le journal Stern, « écrasé la Grèce », comme un avertissement à d’autres gouvernements qui essaieraient de les défier. Pour que prévalent les intérêts des capitalistes, les droits démocratiques doivent être restreints et, si besoin est, supprimés.

Le recul du capitalisme français par rapport à ses concurrents les plus importants s’est poursuivi, et se poursuivra davantage, indépendamment des politiques mises en œuvre par les gouvernements à son service. Ceci  s’explique par le fait qu’il est déterminé par des données objectives bien plus lourdes que les nuances des « priorités » gouvernementales. Notre point de vue révolutionnaire nous distingue de toutes les tendances nationalistes et réactionnaires qui « regrettent » ce déclin et cherchent à augmenter la puissance du capitalisme français au détriment de ses rivaux. Nous ne nous plaçons pas sur le terrain de la rivalité et la concurrence capitaliste. Notre objectif est d’en finir avec le système capitaliste. Convaincre les travailleurs que cette transformation révolutionnaire de l’ordre social est possible et nécessaire constitue le point focal de notre activité. Sans l’engagement conscient et massif des travailleurs dans la lutte contre le capitalisme, son renversement est impossible. Dans l’immédiat, il faut soutenir et encourager toutes les luttes contre les forces du capital, quelle que soit la portée des revendications. Chaque mesure tendant à renforcer la position des travailleurs face aux capitalistes et répondant ne serait-ce que partiellement à leurs besoins serait bien évidemment un pas en avant. Mais en même temps, nous devons constamment rappeler aux travailleurs que la source des problèmes auxquels ils sont confrontés réside dans la propriété capitaliste des moyens de production et des grands groupes financiers. Nous sommes pour la défense et l’extension du secteur public. Des nationalisations, même limitées à quelques entreprises ou secteurs économiques, seraient positives, parce qu’elles réduisent le champ d’action des capitalistes et renforcent la position des salariés. Il n’empêche que dans les conditions actuelles, toute résistance vraiment efficace à la régression sociale implique impérativement une lutte contre la propriété capitaliste dans tous les domaines de l’économie et contre toutes les organisations et institutions au service de la classe dominante. Ceci constitue la base matérielle et la justification objective de notre politique communiste et révolutionnaire.

Greg Oxley PCF Paris 10

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