La rentrée politique de la France insoumise, qui organisait son université d’été, les « Amfis » du 21 au 24 août, à Châteauneuf-sur-Isère (Drôme), a été marquée par une polémique que le mouvement de Jean-Luc Mélenchon aurait sans doute pu s’éviter.
De fait, pendant trois jours, les médias ont largement évoqué, pour la condamner, l’éviction du journaliste du Monde Olivier Pérou, chargé du suivi de la gauche pour le quotidien du soir, et qui s’est vu refuser son accréditation aux Amfis. De nombreuses sociétés de journalistes, dont celles du Monde, de Libération, du Nouvel Obs, mais aussi d’Arrêt sur Images, de Blast, de Mediapart ou de l’Humanité, qu’on ne peut pas taxer d’hostilité à LFI, ont condamné dans un communiqué des « dérives inquiétantes » et appelé « les partis politiques à respecter les fondamentaux de la vie démocratique, dont ils sont l’un des piliers ».
Assumant leur décision de refuser l’entrée à leur université d’été au journaliste du Monde, les cadres de la France insoumise ont multiplié les accusations contre le journaliste du Monde et sa consœur de Libération, Charlotte Belaïch, accusés de diffamation, d’atteinte à la vie privée et de colporter une image mensongère de LFI dans le livre La Meute, paru chez Flammarion au mois de mai 2025.
Les auteurs de La Meute n’ont fait l’objet d’aucune poursuite en diffamation. En matière de délit de presse, la prescription est de trois mois. En l’absence de plainte en diffamation dans un délai de trois mois – et si les dirigeants de LFI en avaient déposé une, ils n’auraient pas manqué de le faire savoir – on peut supposer que les informations publiées dans l’ouvrage d’Olivier Pérou et Charlotte Belaïch étaient exactes. Le mot de diffamation lancée en boucle par les cadres et les militants insoumis pour discréditer le travail des deux journalistes relève donc uniquement du bluff.
Il en va de même pour l’atteinte à la vie privée : en l’espèce, les militants insoumis reprochent à Olivier Pérou et Charlotte Belaïch d’avoir évoqué la relation entre Jean-Luc Mélenchon et sa compagne Sophia Chikirou. Sophia Chikirou n’est pas une militante de l’ombre, soucieuse de rester discrète, mais l’ancienne directrice de la communication de la France insoumise. Mise en cause dans des affaires de surfacturation à l’occasion des campagnes électorales qu’elle a dirigées pour Jean-Luc Mélenchon, celle qui est députée de Paris depuis 2022 est l’une des dirigeantes effectives de la France insoumise et son poids politique au sein du mouvement mélenchoniste est extrêmement important.
Dans leur ouvrage, Olivier Pérou et Charlotte Belaïch expliquent le poids politique de Sophia Chikirou par sa proximité avec Jean-Luc Mélenchon. Il s’agit là d’une explication-clé et d’une information politique évidemment pertinente. Quoi qu’en disent les militants de LFI qui hurlent à l’« atteinte à la vie privée », les auteurs de La Meute ont fait leur travail de journalistes et aucun tribunal ne les condamnera pour avoir évoqué la relation entre Jean-Luc Mélenchon et Sophia Chikirou.
Au-delà des cris d’orfraie sur les prétendues diffamations et sur l’atteinte à la vie privée qui relèvent du bluff, les dirigeants de LFI reprochent à M. Pérou et Mme Belaïch d’avoir donné la parole à d’anciens cadres de la France insoumise, comme Danielle Simonnet ou Raquel Garrido, qui n’ont pas été réinvestis par le mouvement lors des élections législatives de 2024. Ces derniers ont alors dénoncé une « purge » visant à faire taire les voix critiques. Ils ont depuis fondé l’Association pour la république écologique et sociale (Après) et siègent dans le groupe écologiste à l’Assemblée nationale. En rupture de ban avec LFI, ils plaident pour une stratégie d’union aux prochaines élections présidentielles avec le PS, les Ecologistes et le PCF. De leur côté, les dirigeants de LFI dénoncent l’hypocrisie des « purgés », qui auraient été des traîtres préparant une scission.
Derrière ces querelles de personnes, les auteurs de La Meute ont tout de même montré l’incapacité de LFI à réguler de manière démocratique, en interne, la compétition et les luttes de tendances inhérentes à toute organisation politique.
La loi d’airain de l’oligarchie
Au fond, Olivier Pérou et Charlotte Belaïch ont démontré que la fameuse « loi d’airain de l’oligarchie » observée au début du XXe siècle par Robert Michels (1876-1936) dans son étude essentiellement centrée sur le SPD s’appliquait à LFI.
Le sociologue allemand, contemporain de Max Weber, membre du SPD allemand, puis du parti socialiste italien, tout en étant proche de certains syndicalistes révolutionnaires, dont Georges Sorel et Hubert Lagardelle, a enseigné à Turin à partir de 1907, puis en tant que professeur d’économie politique et de statistique, à l’université de Bâle à partir de 1914. Son itinéraire politique le conduira, plus tard, à rejoindre le fascisme.
Il n’en reste pas moins que son ouvrage Les Partis politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, reste, encore aujourd’hui, un classique de la sociologie politique.
Robert Michels y montre que les partis politiques y-compris les plus radicaux, génèrent une bureaucratie, des permanents, une forme de spécialisation, des élus soucieux de conserver leurs postes, une direction qui cherche à se maintenir pour conquérir le pouvoir et d’autres postes électifs. Il observe ainsi une tendance au conservatisme des directions des organisations politiques, régulièrement contestées par des rivaux plus jeunes et plus radicaux prompts à faire le procès en trahison de leurs aînés.
Robert Michels parle d’une « loi d’airain » et observe que même les syndicats anarchistes révolutionnaires génèrent d’inévitables tendances bureaucratiques.
Il serait très étonnant que LFI en soit totalement exempte !
Olivier Pérou et Charlotte Belaïch ont montré que bien entendu il n’en était rien et ont montré dans leur ouvrage que les tendances oligarchiques existent dans ce mouvement, comme partout. Les deux auteurs ont signé un ouvrage journalistique à partir d’un certain nombre de témoignages d’ex-insoumis mécontents, mais les auteurs n’ont jamais prétendu être historiens ou sociologues. Leur livre relève de l’étude de cas.
Les réactions outragées des sympathisants LFI qui jurent depuis la parution de La Meute que LFI est dépourvue de toute tendance oligarchique et que la courtisanerie n’y existe pas sont risibles. Qui peut croire une chose pareille ?
Volant au secours de LFI, un certain nombre de militants communistes proches de LFI ont rappelé que le PCF, en son temps, avait aussi été attaqué et que Philippe Robrieux, l’ancien secrétaire de l’Union des étudiants communistes, devenu historien au CNRS et spécialiste de l’histoire du communisme avait pu écrire en 1985 un livre comparable, consacré au PCF, qui s’appelait La secte.
Sur le site d’Alternative communiste, Laurent Lévy écrit ainsi que :
« À de nombreuses reprises, quand il était une force significative porteuse d’espoirs et représentait effectivement les classes populaires de ce pays, le PCF a fait l’objet d’attaques médiatiques à flots continus de la part de ses adversaires, sur le fondement de son fonctionnement interne.
Pour ne parler que de l’après-guerre, on peut penser aux “affaires” Marty, Lecœur, Casanova, Servin, ou Garaudy. Je précise qu’aucun d’entre eux (à l’exception sans doute de Servin) ne m’inspire une particulière sympathie : Marty et Lecœur, par exemple, étaient des staliniens bon teint, brutaux, excessifs et sectaires, mais leur traitement a été ignominieux, le premier qualifié de flic, le second de traitre. Tous ont été chassés de leur parti ou mis à l’écart avec une violence dépourvue d’états d’âme.
Pour autant, il est certain que ce n’est pas la raison qui motivait les campagnes contre le parti communiste auxquelles leurs évictions ont donné lieu. S’il tendait les verges pour se faire fouetter, c’est ce qu’il représentait dans la vie politique, qui était en cause. »
Laurent Lévy a évidemment raison, mais les défenseurs de LFI qui refusent de hurler avec les loups n’en tirent pas la bonne conclusion.
Le PCF d’aujourd’hui s’est sclérosé d’avoir, trop longtemps, conservé des pratiques archaïques, multiplié les purges, fait taire les voix critiques, disqualifié les opposants. Dès le milieu des années 1920, les méthodes de Zinoviev, alors allié de Staline, aboutissent à l’exclusion et au départ de Boris Souvarine, Alfred Rosmer, Pierre Monatte et de bien d’autres. Il faudra attendre 1994 pour que le PCF abandonne officiellement le « centralisme démocratique » et le congrès de Martigues, en 2000 pour que la possibilité de présenter des textes alternatifs à celui de la direction soit offerte aux communistes, autorisés à se constituer en réseaux.
Des décennies de « centralisme démocratique » ont coupé le PCF de milliers de militants qui sont partis en claquant la porte ou sur la pointe des pieds.
Le PCF d’aujourd’hui compte, de fait, plusieurs « tendances » : des réseaux comme Faire vivre et renforcer le PCF, Alternative communiste, ou une association comme La Riposte peuvent soumettre leurs textes d’orientation au vote des adhérents lors des congrès du PCF. La démocratie interne n’affaiblit jamais une organisation politique. Elle la vivifie et la renforce.
Mais la démocratie interne n’existe tout simplement pas à LFI. Issu du Parti socialiste, Jean-Luc Mélenchon a décidé, en quittant le PS, de rompre avec les principes du mouvement ouvrier et de fonctionnement partisan qui ont caractérisé tous les partis issus de la IIe Internationale, reposant sur le droit de tendances et l’organisation de congrès réguliers.
Olivier Pérou et Charlotte Belaïch ont montré dans leur ouvrage qu’en l’absence de procédures formelles régulant la compétition interne, c’est l’arbitraire et le fait du chef qui règnent au sein de LFI. Plutôt que de permettre l’expression des oppositions en formalisant le droit de tendances, la direction de LFI, se sentant menacée dès qu’émergent des voix critiques, réagit par des procédés bureaucratiques et des méthodes de secte : le bannissement et l’excommunication.
Finalement, le refus d’accréditation d’Olivier Pérou lors des Amfis a plutôt servi la direction de LFI, renforçant la cohésion des militants insoumis qui se vivent comme une citadelle assiégée, en butte à l’hostilité de médias aux ordres de grands patrons capitalistes, et reprochent aux autres partis de gauche de ne pas les soutenir.
Compréhensible, cette réaction est pourtant erronée : la « loi d’airain de l’oligarchie » existe au sein de LFI comme elle existe ailleurs, dans les autres forces politiques et syndicales.
Plutôt que de s’en prendre aux journalistes qui la mettent en lumière, les militants du mouvement ouvrier doivent s’en prémunir et la combattre. « Faites mieux ! » La conclusion du discours de défaite de Jean-Luc Mélenchon au soir du premier tour des élections présidentielles de 2022 doit aussi s’appliquer au fonctionnement des partis et des mouvements politiques qui militent pour l’émancipation humaine.
David NOËL, PCF Méricourt