Rojava : de la lutte armée à l’émancipation des Kurdes

Le peuple kurde, aujourd’hui réparti sur 4 pays (Turquie, Syrie, Irak et Iran) revendique son droit à l’autodétermination depuis plusieurs décennies. L’intervention américaine contre Saddam Hussein de 2003 et la guerre civile en Syrie ont marqué un tournant dans cette lutte pour l’autodétermination. Une situation inédite d’autonomie s’est créé dans la région kurde se trouvant au nord de la Syrie – cette région qui se nomme le Rojava. C’est dans cette tout petite partie du globe qu’a été mis en place avec les groupes armées du PKK, parti des travailleurs du kurdistan, et d’autres organisations, une société autogérée, écologiste, féministe, multiconfessionnelle et multiethnique. Ils ont produit cette réalisation sociale alors qu’ils étaient cernés à la fois par Daech, Bachar El Assad et par Erdogan en Turquie. 

Abdullah Öcalan, depuis sa prison en Turquie, a été le principal leader de la reconstruction idéologique du PKK. Il l’a accompagné dans son passage du marxisme-léninisme au “confédéralisme démocratique”. Cependant, le PKK est sans aucun doute resté un parti révolutionnaire. Il est un des rares parti à avoir réalisé le communisme ou, tout du moins, une société collectiviste. Selon Olivier Besancenot, dans son avant propos de l’ouvrage “La révolution communaliste” : “il s’agit à la fois d’un bouleversement majeur pour les positionnements traditionnels de lutte de libération nationale, mais aussi d’une bifurcation de taille dans les différentes ramifications du marxisme”. Dans cet article nous verrons d’abord le contexte politique et historique du kurdistan, pour mieux cerner ensuite ce qui caractérise les idées du confédéralisme démocratique.

Pour commencer : un peu d’histoire

Chez les sumériens le “kur” signifiait montagne. Et le mot “kurti” signifiait “peuple des montagnes”. L’historiographie parle de peuple “hourrite” qui existait entre -3000 et -2000 av J-C, et dont font partie les Kurdes. On peut donc considérer qu’ils sont installés dans le sud caucase au moins depuis le début de l’antiquité. Les sultans seldjoukides du Moyen Âge furent les premiers à parler de Kurdistan, dans leurs communiqués. En 1514, l’empire Ottoman remporte une bataille sur l’empire Perse et s’empare des territoires du Kurdistan. 

Le PKK, parti des travailleurs du Kurdistan, fondé dans les années 1970, est l’héritier de révoltes ayant eu lieu dans les années 1920 et 1930. Ces premiers soulèvement ont été durement réprimés par l’Empire Ottoman. Le traité de Lausanne et la proclamation de la république en 1923, ainsi que l’abolition du califat en 1924, ont crée un fort antagonisme entre Mustafa Kemal et les Kurdes. Alors que toute expression culturelle kurde est prohibée, des soulèvements éclatent. A cette époque là, les revendications sont essentiellement religieuses, tribales et, surtout, nationalistes. Le passage au multipartisme de 1946 fait renaître ces revendications. Il faut attendre les années 1960 pour que des contacts avec la gauche turque se mettent en place. Le parti des ouvriers de Turquie propose une politique intégrationniste à l’égard des Kurdes, des investissement dans les régions où ils sont établis, ainsi que la création d’écoles et de dispensaires. De 1967 à 1974, les Kurdes vont être plus autonomes politiquement et parfois s’affranchir de la gauche turque. C’est dans ce contexte que se crée le PKK.

Abdullah Öcalan est né en 1949 d’un père kurde et d’une mère turque. En devenant un militant de premier plan du mouvement étudiant, il va devenir une cible pour le gouvernement turc. Il est incarcéré une première fois en 1972. Durant ces mois de détention il va élaborer les bases théoriques de ce qui deviendra le PKK, en opposition aux principales organisations de la gauche turque de l’époque, dominée par la théorie de la révolution par étape. Ces dernières défendent l’idée d’une révolution démocratique, bourgeoise, pour libérer la Turquie de l’impérialisme occidental. Une Turquie démocratique accorderait une reconnaissance à la minorité kurde. Öcalan considère lui que le Kurdistan est une colonie turque, que les Kurdes sont victimes d’une oppression nationale par l’Etat turc. Par conséquent, ils doivent se lancer sans attendre dans une lutte d’émancipation nationale. 

Ces idées vont rencontrer un écho positif parmi la jeunesse et la population kurde de Turquie. Le PKK est fondée en novembre 1978. Sur le terrain, les partisans des idées d’Öcalan doivent affronter la répression turque mais aussi les organisations tribales kurdes fidèles au régime. Malgré ces obstacles, le PKK parvient à s’implanter rapidement en mêlant activités légales et clandestines. Le commandement de l’armée turque s’alarme de l’évolution politique du pays et de l’essor du mouvement kurde. Le 12 septembre 1980, le général Kenan Evren prend la tête d’un coup d’Etat militaire. La répression est réforce : arrestations, tortures, exécutions sommaires et des dizaines de milliers d’incarcérations. Tous les partis politiques, les syndicats et les associations sont interdits. La voie légale du travail des organisations de gauche est bouchée. Le PKK s’oriente vers la lutte armée et déclenche sa première action de guérilla en août 1984. Bénéficiant d’un soutien massif dans les années 90, le PKK, par la voix d’Öcalan, va proposer plusieurs cessez-le-feu que le gouvernement Turc ne respectera pas. Une nouvelle fois engagé dans des négociations de paix, Öcalan sera arrêté le 15 février 1998 au Kenya par les services secrets américains et israéliens, avec l’aide de certains éléments des services secrets grecs, pour être remis aux autorités Turques.

Les années 2000 voient apparaître une reconstruction du PKK sur beaucoup de points, notamment théorique. Il est plutôt question de droits de l’Homme, de droits culturels, de paix et d’écologie. Les écrits d’Öcalan recommandent pour les Kurdes l’organisation au sein de conseils locaux, et la recherche d’alternatives à l’état-nation. Depuis sa prison, il pose les bases théoriques du “confédéralisme démocratique”, qui sera officiellement adopté en 2005 par le PKK. 

Actualité politique récente 

Le 9 octobre 2019, Erdogan, président de Turquie, a envoyé contre le Rojava des miliciens, pour la plupart des supplétifs issus des débris d’Al Qaïda, d’Al Nosra, et de Daech. Cette offensive était la conséquence d’une politique délibérée de Donald Trump : en retirant ses troupes, c’est lui qui a permis à Erdogan d’attaquer les Kurdes et les “forces démocratique syrienne” (alliance établie entre des Kurdes, des arabes, et des chrétiens du nord de la Syrie). La première puissance mondiale n’ayant plus besoin du petit peuple pour défendre ses intérêts économiques, elle l’a mis au rebut. Elle a retiré ses troupes (environ 2000 hommes) pour laisser tout le monde à la solde de l’état turc. 

D’un point de vue géopolitique, il s’agit d’un invraisemblable retour en arrière. Un retour en arrière qui ramène à la situation de 2014 : la moitié de la région aux mains des islamistes et l’autre aux Kurdes. Le projet politique du Rojava s’en trouve gravement compromis. L’état turc a utilisé l’aviation, l’artillerie et des blindés pour permettre à leurs supplétifs syriens (djihadistes avides de revanche pour la plupart) de mettre fin au Rojava. Les Kurdes étaient dépourvus d’armes lourdes et de moyens antiaériens. Les puissances occidentales, dont la France, s’étaient bien gardé de leur en fournir. Nous avons là un vrai exemple de comment l’islamisme sert la contre-révolution. 

De plus, le 9 octobre 2019 démontre l’hypocrisie des grandes puissances : les militants kurdes formaient une  véritable muraille contre l’état islamique pour l’avenir. En abandonnant les Kurdes, les apôtres de la lutte contre le terrorisme n’ont fait que renforcer… les organisations terroristes. D’autant plus que depuis 2011 et le début de la guerre en Syrie, Erdogan soutient toutes les organisations islamistes qui acceptent sa tutelle. L’islamo-conservateur Erdogan est proche d’eux d’un point de vue idéologique. Selon le camarade Hamit Bozarlsan, directeur d’étude à l’EHESS, “(…) Erdogan affiche clairement son ambition de restaurer la nation turco-sunnite (….). Il s’agit d’acquérir la puissance nécessaire pour dominer à nouveau le monde.” Ainsi, pour ce personnage, “la Grande Guerre n’aurait pas été une guerre européenne, mais une guerre de l’europe dans sa totalité contre l’empire Ottoman (…)” Et concernant son parti : “en réalité, le national-islamisme de l’AKP présente de nombreuses analogies avec certaines funestes expériences du passé”, notamment l’Allemagne nazie

Du côté de Abdullah Öcalan, prisonnier politique et dirigeant du PKK, les enjeux sont nettement différents : ses ouvrages publiés entre 1981 et 1983 se réfèrent entre autres à Marx, Lénine, Mao, Engels, mais aussi à Victor Serge ou à Che Guevara. Depuis 2009, il est détenu dans une prison se trouvant dans la mer de Marmara, mer qui sépare la Méditerranée et la mer Noire en Turquie (proche d’Istanbul). Les premières années de détention, Öcalan parvenait à garder contact avec son mouvement, malgré le filtrage des autorités, par l’intermédiaire de ses avocats. Jusqu’à sa mise en isolement complet en 2015, il arrivait malgré tout grâce à ses militants à publier des livres politiques qui nous éclairent sur les évolutions de sa ligne idéologique. Par exemple, paru en 2001, son livre s’intitule De l’état sumérien ecclésiastique à la république populaire. Le premier volume parle de démocratiser la société et la politique, de libérer la femme et de la liberté pour chacun de devenir un individu singulier. Ce volume est aussi axé sur les droits de l’Homme. Le second volume explique que les militants du PKK ont été les seuls à mener une lutte socialiste, notamment pour la démocratisation de la Turquie. Il appelle à des activités politiques légales s’il s’agit des droits kurdes (l’enseignement de la langue par exemple). A travers d’autres lectures plus tardives, il va proposer de “radicaliser la démocratie”, et donc de donner plus de pouvoir au peuple. Il publie entre 2009 et 2012 un Manifeste pour une civilisation démocratique, où nombre d’auteurs sont mobilisés. Parmi eux : Marx et Engels, Lénine, Rosa Luxembourg, Gramsci, Proudhon, Kropotkine, Bakounine, Deleuze, Guattari, Foucault, et enfin Murray Bookchin, penseur du communisme libertaire actuel. Le “confédéralisme démocratique” qu’il propose pourrait se concrétiser de la façon suivante :

  • Des conseils dans les villages et les quartiers, reliés aux agglomérations ou aux régions.
  • L’organisation de groupes sociaux tel que les femmes ou les jeunes.
  • Des conseils regroupants les identités culturelles et ethno-religieuses
  • Des organisations de la société civile autonome.

Pour Abdullah Öcalan, il est évident qu’un simple nationalisme kurde ne fera qu’exacerber le nationalisme des autres (arabes, turcs, persans….). D’où l’enjeu de créer un auto-gouvernement des différentes entités sur place, via l’auto-organisation démocratique des communautés. C’est donc ce projet social, inspiré d’auteurs de la gauche la plus radicale, qui a été balayé, entravé, voir génocidé, avec la complicité des puissances impérialistes occidentales. Face aux forces autoritaires et islamistes qui les encerclaient, on peut comprendre que ce type de révolution ait dû se militariser. Pour Erdogan, tout comme l’Union Européenne, le PKK est une organisation terroriste. Une nation démocratique et laïque, qui accepte l’identité culturelle kurde (enseignement du kurde dans certaines écoles par exemple) : voilà ce que revendiquent les “terroristes” du PKK. 

Michael Martin, un jeune Insoumis de Lyon

Bibliographie

La révolution kurde, le PKK et le fabrique d’une utopie par Olivier Grojean

Avec les kurdes, ce que les avoir abandonnées dit de nous par Patrice Franceschi

La révolution communaliste par Abdullah Ocalan

Make Rojava green again Commune internationaliste du Rojava. 

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