Contre la libéralisation sauvage du transport des particuliers. Interview avec Karim Asnoun (CGT Taxis).

Les problèmes posés aux chauffeurs de taxi réguliers par la généralisation des VTC (voiture de transport avec chauffeur) et Uber sont encore assez mal compris, en dehors de la profession, et les déclarations fracassantes du directeur général d’Uber France, Steve Salom, ne font rien pour clarifier les choses. Il a récemment parlé d’« urgence sociale » au sujet des chauffeurs qui risqueraient, selon lui, de perdre leur emploi avec l’entrée en vigueur de la loi Grandguillaume. Que penses-tu de cet argument et quelles seront les véritables conséquences de la nouvelle loi ?

La première chose qui ressort de cette déclaration est son cynisme. Comment une telle entreprise, devenue le symbole de la prédation capitaliste, ose prétendre s’intéresser au destin des travailleurs qu’elle exploite sans gêne ? Comment une entreprise qui s’est organisée pour ne pas participer aux systèmes de solidarité et à la fiscalité des pays où elle s’installe ose parler de « social » ? Si urgence il y a, de son point de vue, ce serait uniquement pour ses actionnaires qui commencent certainement à se lasser des pertes abyssales de cette société, plus connue pour son « optimisation » fiscale, ses contournements de la loi et ses condamnations devant les tribunaux du monde entier que pour son esprit social. Ses actionnaires sont des acteurs historiques du capitalisme, connus pour leur appétit sans limites (Goldman Sachs par exemple). L’« ubérisation » est même devenu le vocable retenu pour caractériser le retour en arrière des formes d’exploitation des travailleurs exclus du salariat et donc des droits les protégeant. Uber caractérise l’aboutissement d’un système capitaliste qui se place sans complexe au-dessus des États, où les travailleurs sont exploités sans scrupule, entraînant des bouleversements dans les secteurs d’activité concernés.

Quant à la loi Grandguillaume, elle est censée réguler les dérives initiées par ces entreprises de « mise en relation » qui ont exploité des chauffeurs sans aucune qualification (statut LOTI) en toute illégalité. Ce dumping social et l’afflux massif de nouveaux acteurs a violemment déséquilibré le secteur. Aujourd’hui, tous les chauffeurs subissent les conséquences de ce déséquilibre et les chauffeurs de taxi, ayant le plus de contraintes, en paie le prix fort. La loi Grandguillaume doit mettre fin à l’exploitation des chauffeurs « LOTI » par les plateformes. C’est d’ailleurs ce qui a déclenché cette déclaration de la part d’Uber.

Steve Salom s’est plaint de la difficulté de l’examen donnant accès au métier de chauffeur, qui serait selon lui un obstacle à l’emploi des chauffeurs VTC. Qu’en penses-tu ?

Le vrai obstacle à l’emploi des VTC, c’est qu’aujourd’hui tout le monde sait que c’est un secteur non viable, notamment pour les chauffeurs qui ont des conditions de travail indécentes. Les seuls à tirer profit de cette activité sont les dirigeants et les actionnaires des plateformes. Concernant l’examen, nous savons qu’il est plus facile d’exploiter un travailleur quand il est sans qualification. Ces entreprises veulent profiter d’une main-d’œuvre non qualifiée et non formée. D’ailleurs le terme d’« emploi » est à relativiser en ce qui les concerne, puisque ces entreprises de « plateforme » n’offrent pas vraiment d’emplois, dans la mesure où leurs chauffeurs ne sont pas salariés. Il faut rappeler que les chauffeurs de taxis, eux, doivent depuis toujours passer un examen. À l’image de Steve Salom, les dirigeants des plateformes milliardaires veulent faire du taxi sans en subir les contraintes législatives, alors que de simples individus comme les chauffeurs de taxi, souvent issus des classes défavorisées, n’ont pas d’autre choix que d’accepter les règles. C’est là que se trouve l’injustice profonde de notre système qui est fort envers les faibles, c’est-à-dire les travailleurs, et faible envers les forts, envers ceux qui détiennent les capitaux.

En raison des méthodes de gestion malsaines et parfois illégales de l’entreprise Uber, les municipalités de Londres et de Sheffield, en Angleterre, ont décidé de retirer sa licence. Ceci fait penser que le transport des personnes est plus encadré par les pouvoirs publics de l’autre côté de la Manche. La Ville de Paris aurait-elle les moyens d’agir contre le développement de ces « plateformes » qui, ici en France, semblent surgir de nulle part, sans autorisations et sans contraintes ? Si la Ville de Paris n’a pas les pouvoirs nécessaires, qu’attends-tu des élus municipaux, au juste ?

La Mairie de Paris a effectivement peu de prérogatives dans le droit français en ce qui concerne le transport de personnes en général. Elle en a cependant suffisamment pour nuire aux taxis puisqu’elle ne cesse de détruire ou de déplacer les stations de taxis ainsi que les bornes téléphoniques qui les équipent. Par contre, sur l’envahissement de l’espace public par les VTC, sur le non-respect des lois de la part des « plateformes », la Mairie de Paris a brillé par son absence. À l’opposé de cette passivité, le maire de Londres, Sadiq Khan, a effectivement construit une partie de sa campagne sur son opposition au développement d’entreprises voyous comme Uber.

Certaines plateformes comme Uber se sont d’ailleurs servies de la passivité de la Ville de Paris devant les tribunaux, comme lors du procès Uberpop par exemple. L’armée d’avocats travaillant pour Uber a expliqué aux juges qu’Uber avait écrit à la Ville de Paris pour l’informer de la mise en service d’Uberpop et que la mairie n’avait jamais répondu ! Cette absence de réponse était prise pour un signe de consentement.

Le manque d’intérêt de la part de la Mairie de Paris, les chauffeurs de taxis le subissent depuis trop longtemps. N’oublions pas que le taxi est un complément des services de transports publics, que nous fonctionnons donc avec un tarif et des contraintes fixés par l’État. Il est regrettable que la Mairie de Paris n’ait pas dénoncé la déréglementation sauvage des transports qui participe à l’engorgement des centres urbains comme le démontrent des études récentes.

Que faut-il penser de l’argument qui justifierait le développement des « plateformes » par l’insuffisance de l’offre par rapport à la demande ?

Effectivement, c’est un « argument » souvent avancé par les tenants du libéralisme économique sauvage, mais cela n’a aucun fondement sérieux. Pour eux, l’offre crée la demande. Ce qui est peut-être vrai dans les rayons d’un supermarché ne l’est pas dans la rue. Des études démontrent que les flux de circulation se concentrent aux mêmes heures et engendrent une saturation de l’espace public à laquelle les taxis n’échappent pas. Par contre, pendant les heures creuses, la demande baisse fortement alors que le nombre de taxis est le même. Par conséquent, augmenter le nombre de taxis sans se soucier de la viabilité économique de l’activité est irresponsable. Est-il normal que les chauffeurs de taxi soient contraints de faire des semaines de 60 à 70 heures pour vivre ? À la CGT-Taxis, bien sûr, nous dénonçons les conditions de travail des chauffeurs. Les plateformes se sont développées en grande partie car elles vendent leurs courses à perte. Uber perd ainsi des milliards de dollars chaque année et les levées de fonds régulières viennent compenser ces pertes abyssales.

Enfin, que faut-il retenir de la rencontre de la ministre des Transports, Élisabeth Borne, le 8 décembre dernier, avec des représentants des chauffeurs et des plateformes ?

Nous savions que Macron était un farouche soutien des plateformes malgré leurs nombreuses entorses à la loi. Cette réunion du 8 décembre a confirmé cela puisque les plateformes étaient présentes. Cela signifie que la ministre des Transports porte du crédit à des acteurs qui ont pourtant démontré leur mépris de l’État de droit, qui accumulent les condamnations et qui n’ont que faire des vies qu’ils brisent chez les taxis et chez leurs chauffeurs. Nous sommes également très sceptiques face aux propositions de la Ministre qui a prétendu à plusieurs reprises que plateformes pouvaient répondre aux besoins des travailleurs privés d’emplois, qui refuseraient des propositions d’embauches parce que leurs régions sont mal desservies par les transports publics, notamment en zone rurale. Cela démontre soit une méconnaissance totale du transport des particuliers, soit une méconnaissance totale des salaires des travailleurs ! Seul un véritable service de transport public, piloté et assuré par l’État, peut apporter des réponses efficaces et cohérentes aux besoins de la population.

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