Elections allemandes : que signifie la victoire d’Angela Merkel ?

La chancelière allemande Angela Merkel et son parti, l’alliance chrétienne-démocrate (CDU/CSU) ont célébré une victoire éclatante lors des élections fédérales qui ont eu lieu le dimanche 22 septembre. La CDU/CSU a bénéficié d’une augmentation de 7,8 % des suffrages par rapport à la dernière élection fédérale, ce qui lui a permis de réunir 18 millions de votes, soit 41,5 % des suffrages exprimés. Il s’agit du meilleur résultat du parti dans une élection nationale depuis 20 ans. Du fait que le système allemand pratique la représentation proportionnelle, cette victoire franche n’est pas suffisante pour assurer une majorité de sièges pour la CDU/CSU au sein du nouveau Bundestag, le parlement fédéral installé dans le vieux bâtiment du Reichstag à Berlin.

Le manque d’une majorité absolue de sièges pour les partis bourgeois traditionnels est essentiellement dû au fait que le FDP (le parti libéral), qui était dans la coalition du gouvernement de Merkel pendant les quatre dernières années, a subi une humiliante défaite, passant de 14,6 % à tout juste 4,8 % des suffrages exprimés. Le FDP a ainsi perdu la totalité de sa base parlementaire. En effet, en Allemagne, un parti a besoin de réunir au moins 5 % des suffrages dans les élections nationales ou régionales pour recevoir des sièges. Le score de 4,8 % représente une défaite historique pour le FDP, un parti bourgeois qui a servi de porte-voix direct pour les grands capitalistes et les 1 % de la classe dirigeante pendant des dizaines d’années.

D’un autre côté, le SPD — qui s’enorgueillissait il y a quelques mois de ses traditions ancrées dans le mouvement ouvrier lors de la célébration de ses 150 ans — ne s’est pas réellement remis de sa défaite historique de 2009, lorsqu’il était tombé à 23 %. Les 25,7 % de cette fois-ci représentent encore le deuxième score historiquement le plus bas pour le parti dans une élection nationale depuis la Deuxième Guerre mondiale. Au niveau électoral, le parti est en fait retourné 100 ans en arrière. Voilà tout le résultat du réformisme sans réformes, ou plutôt du réformisme avec des contre-réformes, mené par le gouvernement de coalition du SPD et des Verts dirigés par l’ex-chancelier Gerhard Schröder (SPD) entre 1998 et 2005. Avec leurs « réformes » du marché du travail, le SPD et les Verts ont provoqué une précarisation massive du travail en Allemagne et des attaques contre les chômeurs. Actuellement, un quart de la force de travail dépend d’emplois précaires, la plupart des travailleurs concernés ont des salaires proches du seuil de pauvreté officiel. Ils ont besoin de cumuler plusieurs emplois pour survivre ou doivent compter sur des allocations complémentaires payées par la sécurité sociale. Voilà au passage la principale explication du « miracle allemand » sur le marché du travail. L’écart se creuse entre les travailleurs et employés dans des postes relativement protégés et le nombre croissant des travailleurs précaires. Les centres de la version allemande des restos du cœur (les « Tafeln »), où des institutions de bienfaisance et des bénévoles distribuent de la nourriture gratuite aux chômeurs et aux travailleurs pauvres, poussent comme des champignons partout à travers le pays. En même temps le fossé entre les classes, entre les riches et les pauvres, est plus large que jamais.

Quand Schröder a perdu sa majorité en 2005, les dirigeants du SPD ont cherché refuge dans une coalition avec la CDU/CSU, qui s’est engagée dans des « réformes » telles que l’augmentation de l’âge de la retraite jusqu’à 67 ans et l’augmentation de la TVA de 16 à 19 %. Il est vrai que le programme du SPD pour l’élection de 2013 promettait de « corriger » certains des pires aspects de leurs précédents passages au gouvernement, ainsi que certaines lois antisociales. Le SPD a fait campagne pour un salaire minimum de 8,50 euros et contre les « excès » du dumping social. Mais Peer Steinbrück, le candidat du SPD à la chancellerie, représente la vieille aile droite des partisans de Schröder et des admirateurs de Tony Blair au sein du SPD. Il n’a donc pas été attirant pour des millions de travailleurs qui soutenaient le SPD par le passé et ont depuis dispersé leurs votes dans différentes directions. Alors que le SPD avait reconquis la direction du gouvernement en 1998, avec le soutien de 20 millions d’électeurs principalement issus de la classe ouvrière et de la jeunesse, il n’a réuni que 11,2 millions de suffrages le 22 septembre. Les Verts, eux aussi, qui auraient bien voulu revenir dans une coalition avec le SPD cette fois-ci, ont subi des pertes sévères et restent très loin des scores mirobolants atteints surtout en 2011, lorsque les questions environnementales étaient au centre de l’attention publique suite à la catastrophe de Fukushima au Japon.

L’émergence de DIE LINKE en tant que troisième force politique

Si Merkel réussit à former une coalition avec le SPD dans les prochaines semaines, DIE LINKE va devenir la plus importante force d’opposition parlementaire au niveau national. Avec 8,6 %, DIE LINKE a dépassé les Verts. Après une série de défaites humiliantes dans les élections régionales depuis 2011, le parti a réussi, le 22 septembre, à stabiliser sa base électorale à l’ouest avec des scores supérieurs à 5 % dans tous les états fédéraux à l’exception de ceux du Sud, la Bavière et le Bade-Wurttemberg, qui représentent des bastions de la CDU/CSU. Toutefois, alors que les militants ont fêté ces 8,6 % dans l’enthousiasme, il convient de ne pas oublier que DIE LINKE a aussi subi des pertes depuis 2009. Sa base électorale s’est réduit pendant les quatre dernières années de 5,2 millions de voix à tout juste 3,8 millions de voix le 22 septembre (voir le tableau ci-dessous).

Alors qu’il y aurait une majorité possible en combinant les sièges du SPD, des Verts et de Die LINKE dans le nouveau parlement, il est peu vraisemblable à ce stade qu’une telle coalition « rouge-rouge-verte » se forme. Les dirigeants du SPD et des Verts ont répété encore et encore que DIE LINKE « n’était pas prête pour des responsabilités gouvernementales » du fait des positions « utopistes » qui figurent dans son programme, en particulier sur les questions de politique extérieure et de politique militaire.

DIE LINKE demande un retrait de toutes les troupes allemandes à l’étranger, une interdiction de la production et des exportations d’armes, ainsi qu’une dissolution de l’OTAN. Le parti s’oppose strictement au programme néolibéral poursuivi par la commission européenne, et refuse tous les « programmes de sauvetage » qui ont rejeté la Grèce des générations en arrière. Toutefois, des représentants de l’aile droite de DIE LINKE, tels que Stefan Liebich, un parlementaire berlinois qui vient d’être réélu dans sa circonscription, voudraient bien adoucir la ligne du parti sur les questions de politique étrangère et sur les questions militaires. Ils évoquent ainsi la possibilité d’interventions militaires « pour des motifs humanitaires », afin de tenter de rendre le parti compatible avec une possible participation future à un gouvernement fédéral. Toutefois, Liebich et ses semblables représentent pour l’instant une minorité au sein du parti.

Gregor Gysi, le dirigeant du groupe parlementaire de DIE LINKE, qui est un personnage éloquent et a été mis en avant comme la principale personnalité pendant la campagne, continue à demander que le SPD « revienne à une politique social-démocrate » afin de poser les bases d’une future coopération au niveau national. Alors qu’il y a un malaise croissant parmi les militants de base dans le SPD, au sujet des perspectives pour le parti en tant que partenaire minoritaire dans une coalition avec Merkel, il est vraisemblable que les dirigeants du SPD de la nouvelle génération, tels que le président du parti Sigmar Gabriel et le secrétaire général Andrea Nahles, vont manifester leur désir d’obtenir des portefeuilles ministériels dans un cabinet dirigé par Merkel et tenter d’obtenir des accords programmatiques et des concessions de pure forme de la part de Merkel pour justifier leur attitude.

Mais l’économie allemande repose sur des fondations fragiles. De plus en plus dépendante des exportations, elle est menacée par la crise européenne et par le ralentissement des performances économiques des pays du BRIC. Il est vraisemblable que le réveil de la classe ouvrière allemande sera brutal face à la réalité du capitalisme allemand. Merkel ne pourra pas continuer indéfiniment à conserver son sourire maternel et va devoir montrer son vrai visage, en menant une attaque en règle contre les conditions de vie de millions de travailleurs allemands.

DIE LINKE se trouve de ce fait face à un immense défi. Le rôle des socialistes n’est pas de se préparer à entrer au gouvernement en 2017, ou de demander aux dirigeants sociaux-démocrates de mener une politique de capitalisme à visage humain. Leur rôle est d’offrir une alternative clairement à gauche, c’est à dire socialiste, et de s’ancrer fermement dans la classe ouvrière, en se préparant pour les grandes luttes à venir.

Pourquoi Merkel a-t-elle gagné ?

Certains à gauche, nationalement comme internationalement, ont vu cette élection de dimanche dernier comme un « virage à droite » majeur. La réalité est beaucoup plus complexe que cela. Au sein de la base électorale des partis bourgeois classique, il y a eu une défection du FDP (Parti des libéraux), vu comme le représentant d’un monde de la finance décomplexé, variante la plus fanatique de la politique bourgeoise et du néo-libéralisme. Merkel fut donc présentée comme « la Maman amicale et bienveillante » de la nation, en bons termes avec tout le monde, évitant les déclarations qui l’engagent et la polarisation, et aveuglant les composantes les moins politisées de la classe ouvrière et des retraités avec son nouveau-parler.

Alors que Merkel et son ministre des Finances Wolfgang Schäuble, un vieux cheval de guerre de la CDU, sont les politiques les plus haïs dans des pays comme la Grèce, l’Espagne ou le Portugal, ils ont adroitement évité de mener chez eux les attaques contre la classe ouvrière qu’ils imposent aux gouvernements méditerranéens. La principale ligne politique de la classe dominante allemande et de ses représentants dans l’Administration à Berlin est toujours d’empêcher une confrontation directe avec les syndicats.

Les attaques contre le droit du travail comme le minage de la protection de l’emploi ou des droits des syndicats et de leurs représentants dans les comités d’entreprise – opérées actuellement dans tous les pays européens – ne sont toujours pas à l’ordre du jour en Allemagne. Au récent salon de l’automobile de Francfort (IAA), les plus grands industriels de la puissante industrie automobile allemande firent l’éloge du syndicat de l’automobile IG Metall pour sa « modération » sur le front des salaires et mirent en lumière les bienfaits du système allemand de participation et de cogestion (« Mitbestimmung »). La ligne majoritaire de la classe capitaliste est évidente : plutôt que d’affronter les leaders des grands syndicats (comme le firent Thatcher, Murdoch et la direction de FIAT), il est plus « sage » de les utiliser et de les intégrer au « club » pour tirer d’eux des concessions autour de la table des négociations.

Cependant, cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de lutte des classes qui s’installe en Allemagne. Toutes les semaines voient leur lot de provocations patronales, grèves et conflits en tout genre. Les employés de boutiques se battent pour défendre les accords collectifs et les niveaux de revenus et de concessions acquis alors que les supermarchés et les grands magasins visent à faire baisser considérablement les salaires. Des scandales sur des conditions de travail, digne de l’esclavage, de travailleurs immigrés du sud et de l’est de l’Europe, de travailleurs temporaires dans les abattoirs allemands, dans les sociétés de ventes par correspondance et même chez des fabricants de voitures de luxe comme BMW ou Mercedes, ont trouvé un énorme écho auprès du public ces derniers mois. Mais toujours pas de grève généralisée ou de mouvements de protestation, qui aurait pu imprimer le tempo de la campagne, et Merkel jusqu’ici a été suffisamment intelligente pour calmer une partie de l’inquiétude sociale et promettre une certaine amélioration. Elle a fait de son mieux pour présenter le côté « vie en rose en Allemagne » (surtout en comparaison avec la crise qui paralyse la plupart des autres pays européens) et pour s’assurer que les mauvaises nouvelles ne seraient annoncées qu’après les élections.

Puisqu’aucune autre réelle alternative n’est proposée que d’accepter Merkel comme un « bouclier » contre une crise encore pire et la tactique minutieuse de ne pas provoquer une confrontation avec les travailleurs allemands avant les élections, il n’est pas surprenant que sa position ait été renforcée, bien que le rassemblement CDU/CSU n’ait soulevé aucun enthousiasme. Sa propagande électorale donna l’impression que l’Allemagne s’en était relativement bien sortie dans le contexte de crise européenne, et que les « bonnes mains » devaient continuer à conserver les rênes du pays, évitant ainsi toute autre « expérience ».

Tandis que le parti NPD, d’extrême droite et ouvertement néo-fasciste, a fait de piètres résultats aux élections nationales, il est intéressant de remarquer qu’en raison de l’abstention et d’un vote accru pour les petits partis, plus de 40 % de la population n’est pas représentée par les partis parlementaires. Cependant, la plus grosse surprise est l’émergence du nouveau parti « Alternative pour l’Allemagne » (AfD), un parti bourgeois réactionnaire avec une ligne anti-Euro, formé il y a seulement 6 mois. L’AfD se compose principalement d’anciens conservateurs du CDU et est dirigé par des think tanks néo-libéraux et des économistes qui prônent la sortie des pays du sud de l’Europe de la zone euro. En quelques mois, le parti a réussi à amasser plus de 2 millions de voix chez des travailleurs désorientés et dans toutes les sections de la classe moyenne mal à l’aise face à la crise économique à venir et craignant de perdre leur épargne en raison de l’inflation et d’un éventuel effondrement du système financier. Bien que l’AfD ait échoué à atteindre le seuil des 5 %, un résultat de 4,7 % est un remarquable score pour un parti si soudainement apparu.

Pendant que les sections décisives de la classe dirigeante et de l’industrie soutiennent toujours la ligne dominante de Merkel pour maintenir unie la zone euro, et ainsi préserver des marchés d’exportations pour l’industrie allemande, certains économistes bourgeois influant commencent à dessiner des solutions alternatives à la présente zone euro. L’un des partisans les plus en vue de l’AfD est Hans-Olaf Henkel, ex-président de la BDI, fédération des industriels allemands. Les dirigeants de l’AfD pourront à l’avenir se baser sur des franges de la classe dirigeante et devenir « un second choix » pour attirer les votes des électeurs désenchantés. Il est probable qu’ils vont maintenant se préparer pour une nouvelle bataille lors des élections pour le Parlement Européens au printemps prochain et viser un résultat bien meilleur.

Quel avenir ?

Le fait que l’AfD semble même avoir attiré les votes d’anciens partisans de DIE LINKE devrait être un signal d’alarme. Cela souligne le besoin de mettre plus en avant que jamais dans le programme du parti l’appel à la nationalisation du secteur bancaire sous contrôle démocratique. DIE LINKE est le seul parti à s’opposer aux coupures dans l’Etat providence et aux privatisations. Pourtant, le programme est fondamentalement réformiste, loin de présenter une société socialiste alternative ou un audacieux programme de transition. Lors de la conférence du parti en juin dernier, une intense lutte eut lieu entre l’aile droite et l’aile gauche sur la question de la demande de renationalisation de la Poste (Deutsche Post) et de Deutsche Telekom, finalement adoptée à une courte majorité.

Il est probable que la crise générale du capitalisme européen et la tendance à la surproduction affecteront l’Allemagne beaucoup plus dans les années à venir et viendront ébranler les fondations de toutes les illusions, qui existent à l’heure actuelle, d’une vie décente sous le capitalisme. Il ne faut pas se laisser aveugler par le succès électoral temporaire de la CDU/CSU, car la tendance générale est l’affaiblissement de la loyauté, jusqu’ici très ancrée, envers les partis politiques traditionnels et les humeurs peuvent changer très rapidement. Le FDP, les Verts et le Parti Pirate ont eu leur moment de gloire et ont ensuite vu leur soutien fondre en un court laps de temps. L’instabilité dominera l’avenir sur les plans économiques, sociaux et politiques. La lutte des classes est loin d’être morte et va devenir une question centrale dans la vie quotidienne allemande.

Hans-Gerd Öfinger

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