La « fragmentation » de la société et la lutte des classes

Le document d’orientation du 36e congrès du PCF, Il est grand temps de rallumer les étoiles, aborde la question de ce que ses auteurs appellent la « fragmentation de la société ». Cette formule fait référence à tout ce qui est susceptible d’opposer entre eux des individus ou des groupes d’individus : religion, ethnie, nationalité, sexe, âge, statut professionnel (fonctionnaires, travailleurs du privé, précaires, chômeurs…). Le document souligne à juste titre que la classe dirigeante utilise cette « diversité » pour diviser et, ainsi, affaiblir le camp de tous ceux qui ont intérêt à s’unir dans la lutte contre l’exploitation capitaliste.

D’après les auteurs du texte, cette stratégie aurait été couronnée d’un succès tel que le PCF se trouverait devant la nécessité de « faire émerger une nouvelle conscience de classe ». Si on prend les mots au sérieux, il faut donc en déduire soit que l’ancienne conscience de classe aurait disparu, soit qu’elle serait devenue inopérante – sinon, nous ne verrions pas pourquoi en appeler à une « nouvelle » conscience de classe. Les auteurs ne tranchent pas entre les deux termes de cette alternative, ce qui n’est pas très grave, car ils sont également faux, comme nous allons tenter de le montrer.

Cette question fait débat très au-delà des rangs du PCF. Qui n’a pas déjà entendu l’idée selon laquelle la classe ouvrière aurait « disparue », ou bien serait beaucoup plus « divisée » et « affaiblie » qu’auparavant, ou bien encore n’aurait plus de « conscience de classe » ? Ces idées circulent à une vaste échelle dans les milieux universitaires et les médias. Des armées de « sociologues » les déclinent de mille et une façons.

Le poids social du salariat

A l’origine de toutes les idées fausses sur ce thème, il y a une erreur (plus ou moins délibérée) de méthode, qui consiste à tirer des conclusions générales à partir d’un phénomène particulier. A ce compte, il suffit d’ouvrir n’importe quel journal pour « prouver » chaque jour que la classe ouvrière est plus divisée et donc plus faible que jamais. Un fait divers, un acte raciste ou sexiste, le propos d’un travailleur contre une grève des transports : tout est bon pour alimenter cette thèse.

L’approche marxiste, au contraire, est dialectique : elle part du plus général – l’évolution de la structure de classe de la société – avant de descendre vers le particulier. Si on procède ainsi, le fait le plus frappant, qui confirme les idées du Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels, c’est le développement massif de la classe ouvrière – c’est-à-dire du salariat – au cours des dernières décennies, sur la base d’un puissant développement des forces productives. Le poids social du salariat n’a jamais été aussi important. En 1936, la moitié de la population française vivait encore de l’agriculture, contre 15 % en 1968 et 5 % aujourd’hui. Désormais, près de 90 % de la population active est salariée. Voilà le phénomène décisif : le rapport de forces entre les classes a énormément évolué à l’avantage des travailleurs. Toutes les fonctions économiques et administratives de la société reposent sur le travail salarié.

On nous répondra : « d’accord, mais cela n’empêche pas que la classe ouvrière est divisée ». Effectivement, elle est divisée, ce qui ne date pas d’hier. Pour commencer, le capitalisme divise objectivement les travailleurs en les plaçant dans une situation de concurrence les uns par rapport aux autres. Par ailleurs, personne n’a jamais prétendu que le salariat était matériellement, psychologiquement et politiquement homogène, rangé comme un seul homme sous le drapeau du communisme. Si c’était le cas, le capitalisme ne tiendrait pas une minute de plus. La domination des capitalistes repose – entre autres – sur une application systématique, par tous les moyens à leur disposition, de la vieille devise : « diviser pour mieux régner ». C’est vrai aujourd’hui et il en a toujours été ainsi. Par exemple, on entend souvent des gens, à gauche, présenter comme un phénomène « nouveau » la puissance de la propagande médiatique visant à endoctriner les travailleurs, les diviser, leur faire accepter leur sort. Or cette propagande a toujours existé. Et les travailleurs qui, au siècle dernier, n’avaient pas la télé ou la radio, subissaient une influence non moins réactionnaire : celle de l’Eglise – qui depuis n’a cessé de décliner.

Bien sûr, les communistes doivent être à l’avant-garde de la lutte contre toutes les formes de propagande et de discriminations visant à diviser notre classe. A cet égard, les communistes ont mené un travail exemplaire, aux côtés de militants syndicaux et associatifs, pour la régularisation des travailleurs sans-papiers. Cependant, l’erreur commence lorsqu’on exagère le rôle que jouent les manœuvres de division et la propagande des capitalistes, et en particulier lorsqu’on les présente comme des obstacles absolus à l’émancipation des travailleurs, alors qu’il s’agit d’obstacles relatifs. Toute l’histoire le démontre : aucune force au monde, fut-ce la plus sophistiquée des machines de propagande et de division, n’empêche indéfiniment les travailleurs de passer à l’action – y compris sous une forme révolutionnaire. La crise du système capitaliste, son impact sur la vie matérielle et morale de millions de gens, les humiliations quotidiennes qu’elle leur inflige, tout cela travaille en profondeur la classe ouvrière, jusqu’au point de rupture où elle se soulève brusquement, renversant l’édifice mis en place par les capitalistes pour la maintenir dans l’ignorance et la passivité. D’ailleurs, c’est précisément parce que le capitalisme limite constamment l’éducation politique et l’organisation des travailleurs que celles-ci ne prennent pas corps de façon graduelle, dans la masse de la population, mais sous la forme d’explosions révolutionnaires. Autrement dit, la lutte des classes est un processus dialectique.

Soulignons au passage que du fait de son poids social écrasant, le salariat exerce une influence palpable sur les couches intermédiaires de la société. Il fut un temps où les étudiants, les enseignants et les employés des banques, par exemple, se considéraient comme une caste à part. Ils faisaient partie des réserves sociales de la réaction. Ce n’est plus du tout le cas. Et on voit même régulièrement des médecins, des avocats et des magistrats imiter les méthodes de lutte de la classe ouvrière.

Les bavardages sur le prétendu « faible niveau de conscience » des travailleurs ne signalent, au fond, que le faible niveau de conscience de leurs auteurs. La « conscience de classe » est une réalité extrêmement fluide, qui évolue sans cesse sous l’impact des événements et connait toutes sortes d’oscillations. Même lorsqu’aucune lutte n’agite la société, elle ne s’en manifeste pas moins par des milliers d’incidents et de propos divers. Si elles parlaient, les machines à café des entreprises pourraient en témoigner, elles qui entendent quotidiennement les colères et les remarques acerbes des salariés, pendant leurs pauses. Dans la masse des travailleurs, la conscience de classe est comme ces braises qui, brûlant sous terre, peuvent à tout moment rallumer un feu de forêt.

La direction du mouvement ouvrier

Enfin, il arrive trop souvent que des débats sur le niveau de conscience des travailleurs laissent dans l’ombre une question beaucoup plus concrète et problématique : celle du rôle des directions du mouvement ouvrier dans le façonnement de cette conscience. Elles prennent souvent prétexte du prétendu « faible niveau de conscience » des travailleurs pour abandonner la lutte pour le socialisme : les salariés « ne sont pas prêts », nous explique-t-on  ; ils « acceptent le capitalisme », etc. Or, ce ralliement des organisations de gauche à l’économie de marché – comme on l’a vu non seulement au sommet du PS, mais aussi du PCF – débouche sur des politiques qui démoralisent et désorientent les travailleurs, au lieu d’élever leur niveau de conscience. Exemple : le gouvernement Jospin de 97-2002.

Dans son Programme de Transition (1938), le révolutionnaire russe Léon Trotsky écrivait que « la crise actuelle de la civilisation humaine est la crise de la direction de la classe ouvrière ». Cette formule est toujours d’actualité, comme l’illustrent les politiques réactionnaires mises en œuvre, ces dernières années, par des gouvernements « socialistes » en Espagne, en Grèce, au Portugal – et aujourd’hui en France. Les prémisses objectives d’une révolution socialiste – le développement des forces productives et du salariat – n’ont jamais été aussi favorables. Le niveau culturel des travailleurs est également à son plus haut niveau historique. Leur aptitude à lutter massivement s’est déjà manifestée à de nombreuses reprises, comme par exemple à l’automne 2010, et se manifestera de nouveau, n’en doutons pas, à une échelle encore plus vaste. Reste la question de la qualité et du programme de la direction des travailleurs, qui est un élément clé de l’équation. A cet égard, la responsabilité du PCF, du Front de Gauche et de la CGT est colossale. A nous, militants de ces organisations, de faire en sorte que leurs idées, leur programme et leur stratégie soit à la hauteur de leurs tâches historiques.

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