Bolchevisme, menchevisme : organisation et perspectives

La révolution de 1917 n’aurait pas été victorieuse sans le Parti Bolchevik. Devenu indépendant en 1912, il a pris forme à travers de nombreuses difficultés et crises.

Au début du siècle, la tendance majoritaire dans le Parti Ouvrier Social-démocrate de Russie (POSDR) s’organisait autour du journalIskra (L’Etincelle), fondé en 1900. Rédigée à Londres par un comité de six personnes (Plekhanov, Lénine, Axelrod, Martov, Potressov et Vera Zasulich), Iskra fut expédiée en Russie, en passant par la France, la Suède, la Roumanie, la Perse ou encore l’Egypte, au moyen d’un réseau d’ouvriers, de marins et de jeunes dévoués corps et âme à la cause révolutionnaire. Entravé par des arrestations et d’innombrables difficultés pratiques, ce travail clandestin était lourd de dangers. Selon N. K. Krupskaya, la femme de Lénine, à peine un dixième des journaux arrivaient à destination. Les idées d’Iskra étaient très appréciées par les travailleurs qui parvenaient à se le procurer.

Entre 1900 et 1903, Iskra et ses partisans s’imposèrent comme l’ossature politique et militante du POSDR, au détriment des réformistes – qu’on appelait « économistes » en raison de leur tentative de limiter le programme du mouvement ouvrier à des revendications purement économiques, et qui étaient organisés autour du journal Rabocheye Dyelo. Le livre de Lénine Que Faire ?, publié en 1902, était largement dirigé contre cette tendance économiste. Il y avait également le Bund, une structure fondée pour représenter les travailleurs d’origine juive, et qui exigeait le monopole de toute expression publique du parti sur les questions relatives aux Juifs. Les « Iskristes » refusaient une telle division du parti sur des bases nationales.

Un premier congrès du POSDR a eu lieu en 1898, à Minsk. Seuls cinq comités de l’intérieur de la Russie y étaient représentés. Au deuxième congrès, en 1903, le parti comptait plusieurs milliers d’adhérents et des centaines de milliers de sympathisants, en Russie. Les délégués du Bund ont quitté le congrès suite au rejet de leurs prétentions séparatistes. Après leur départ, une division est apparue parmi les Iskristes. Mais « bolcheviques » (majoritaires) et « mencheviques » (minoritaires) ne constituaient pas encore des tendances politiques distinctes et clairement définies, comme en témoigne de façon irréfutable le compte rendu du congrès. Les désaccords ne portaient pas sur des questions de programme ou de politique, sur lesquelles les partisans d’Iskra présents au congrès étaient unanimes. Les divergences concernaient des questions d’organisation et de statuts. Il est vrai que la scission de 1903 était une anticipation de la différentiation politique ultérieure. Mais les lignes de démarcation n’étaient pas encore claires pour les participants au congrès. Les tendances du bolchevisme et dumenchevisme ne sont devenues politiquement distinctes que quelques années plus tard.

La division des Iskristes portait essentiellement sur la nature du parti à bâtir, face à la répression et l’infiltration de la police tsariste. Les représentants futurs du menchevisme, comme Axelrod, Martov et Zasulich, voulaient que le parti soit ouvert à tous ceux qui se qualifient de social-démocrates, même s’ils ne menaient aucune activité politique et se tenaient à l’écart des structures locales du parti. « Nous devons faire attention, disait Axelrod au congrès, de ne pas laisser en dehors du parti des gens qui consciemment, mais peut-être pas activement, s’y associent. »

A l’inverse, Lénine militait pour une organisation soudée et disciplinée, composée de militants actifs. « Il a été dit ici, répondait-il à Axelrod, qu’il y a des professeurs qui sont d’accord avec nos idées mais qui se sentiraient humiliés par l’obligation d’adhérer à une organisation locale. […] Or, si quelque professeur d’Egyptologie considère, par exemple, que parce qu’il connaît par cœur les noms des Pharaons et les prières que les Egyptiens adressaient au taureau Apis, il est en dessous de sa dignité que de militer dans notre organisation, alors nous n’avons pas besoin de ce professeur. »

Lénine ne considérait pas cette divergence comme suffisamment importante pour justifier la scission qui s’est produite. Après le congrès, il a cherché à surmonter la division. C’est seulement dans la foulée de la révolution de 1905 que s’est effectuée la différenciation politique entre les deux tendances : l’une réformiste, l’autre révolutionnaire. Comme l’écrivait Trotsky, plus tard : « La révolution de 1905 ne fut pas seulement la “répétition générale” de celle de 1917, mais se trouva être aussi le laboratoire où s’élaborèrent tous les groupements fondamentaux de la pensée politique russe et où se formèrent toutes les tendances et nuances à l’intérieur du marxisme russe. »
Bolcheviks et mencheviks étaient d’accord sur le caractère bourgeois-démocratique de la révolution russe à venir. C’est-à-dire que la force motrice de la révolution était la nécessité d’accomplir, en Russie, les tâches historiques accomplies entre 1789 et 1794, en France : réforme agraire, renversement de l’aristocratie terrienne et de la monarchie, unification nationale.

Cependant, pour les théoriciens du menchevisme, le caractère bourgeois-démocratique signifiait que le programme et l’action du mouvement ouvrier devaient se limiter à ce qui était compatible avec les intérêts de la bourgeoisie libérale, qu’ils considéraient comme une alliée dans la lutte contre le tsarisme. Il fallait respecter les « étapes » historiques. Il s’agissait, tout d’abord, de compléter la révolution bourgeoise – et le socialisme était relégué à une date ultérieure, au terme d’une période plus ou moins longue de domination capitaliste. « Il ne peut être question, écrivait Axelrod, d’un combat immédiat du prolétariat contre les autres classes pour conquérir le pouvoir politique […] Il lutte pour établir les conditions d’un développement bourgeois. Les conditions historiques objectives vouent notre prolétariat à une collaboration inévitable avec la bourgeoisie dans la lutte contre l’ennemi commun. »

La politique de Lénine

Lénine, lui, s’opposait fermement à cette collaboration avec la bourgeoisie russe. Il lui opposait l’alliance du prolétariat avec les couches inférieures de la paysannerie, contre l’autocratie et contre la bourgeoisie. Selon les perspectives élaborées par Lénine à cette époque, le soulèvement des travailleurs et des paysans aboutirait à ce qu’il appelait une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » [1], dont l’objectif serait de briser la résistance du tsarisme, des propriétaires terriens et des capitalistes. Ce régime imposerait une république, débarrasserait la Russie des vestiges de la féodalité, poserait les bases d’une amélioration sérieuse de la situation des ouvriers, mais ne pourrait porter immédiatement atteinte aux fondements du capitalisme.

La perspective de Lénine était indissociable du caractère international du mouvement révolutionnaire. La révolution russe, expliquait-il, fournirait une formidable impulsion à la révolution socialiste en Europe, et c’est seulement après la victoire du socialisme européen qu’il serait possible d’envisager le renversement du capitalisme en Russie.
Trotsky, comme Lénine, rejetait la politique collaborationniste des mencheviks. Il expliquait lui aussi que la bourgeoisie russe ne pourrait pas – et ne voudrait pas – accomplir sa « propre » révolution : la révolution bourgeoise-démocratique. Mais Trotsky soutenait aussi que la victoire complète de la révolution démocratique en Russie ne serait possible que sous la forme d’un gouvernement de la classe ouvrière – la « dictature du prolétariat », dans la terminologie de l’époque – soutenu par la paysannerie, et que le déroulement de la révolution ne permettrait pas aux travailleurs d’attendre la révolution internationale avant de prendre le pouvoir.

L’Etat ouvrier, expliquait Trotsky, mettrait inévitablement à l’ordre du jour des mesures répondant à leurs propres intérêts, c’est-à-dire des mesures à caractère socialiste, dont l’expropriation des capitalistes. En même temps, Trotsky prévoyait que la révolution ouvrière en Russie donnerait une impulsion à la révolution socialiste internationale, sans laquelle il lui serait impossible de mener l’édification socialiste jusqu’au bout. Cette perspective, connue sous le nom de la « théorie de la révolution permanente », a été confirmée avec éclat par le cours réel de la révolution de 1917. Elle a été adoptée par Lénine en avril 1917 [2], V. I. Lénine. et, au terme d’une vive lutte interne, par le Parti Bolchevik, avec l’adoption du mot d’ordre : « tout le pouvoir aux soviets ».

Greg Oxley (PCF Paris 10e)

 

[1] Par le terme « dictature », qui n’a pas la même connotation aujourd’hui, il faut entendre régime ou pouvoir. Il s’agit de la « dictature » d’une classe, ou alliance de classes, sur d’autres, qui caractérise toute révolution.

[2] Voir Les Thèses d’avril

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