Le Pérou à un tournant

Derrière la chute rocambolesque du chef de l’État péruvien se cache de graves problèmes sociaux. En 1990, Alberto Fujimori, alors inconnu, remporte les élections présidentielles avec 51% des voix. Il avait mené une campagne populiste, promettant “honnêteté, technologie et travail”. Il se retrouve alors à la tête d’un pays en pleine déroute économique, gangrené par une inflation de plus de 7000%, et par une guérilla sanglante alors à son apogée. Le Sentier Lumineux était né 10 ans plus tôt, en 1980. Les habitants de Lima découvraient des chiens morts accrochés aux lampadaires et qui portaient l’inscription “Deng Xiao Ping son of a bitch”. Quelques jours plus tard, les ambassades de Chine, d’URSS et de Corée du Nord étaient attaquées à l’arme lourde. Le Sentier Lumineux dénonçait les “rats visqueux, traîtres à la cause de Marx”. Le Sentier se réclame de Mao et fonctionne comme une secte. Dans un pays où la démocratie n’est qu’un leurre, où l’armée conserve de nombreux privilèges et protége les riches propriétaires, qui exploitent la grande majorité d’une population maintenue dans une extrême misère, la guérilla n’a pas de mal à recruter des adeptes. Pour les jeunes indiens, la guérilla est un moyen de sortir de la misère et de l’écrasement culturel.

Fujimori entreprit avec un certain succès de rétablir l’ordre et la confiance de la classe dirigeante. En supprimant toute subvention et en multipliant par 4 le prix des produits de base, il stabilisa l’inflation et rassura les investisseurs. Le chef historique du Sentier, Abimaël Guzman, se faisait arrêter en 1992, après une période extrêmement sanglante, en même temps que la plupart des cerveaux de l’organisation. Le sentier est décapité. Condamné à la prison à vie, Guzman adresse en octobre 1993 une lettre à ses militants où il leur demande d’arrêter les combats. Fujimori est réélu en 1995 avec 64% des voix. Au cours de ce second mandat, l’autoritarisme du président s’affirme de plus en plus, et la situation économique se détériore gravement, au détriment des couches les plus pauvres de la population.

Le pouvoir de Fujimori était soutenu par un Service d’Intelligence Nationale (SIN) et par son chef Vladimiro Montesinos. Ce dernier était avant tout le bras droit de Fujimori, son conseiller, son homme de l’ombre. Il assura sa victoire lors des élections en mai dernier. Alors que les élections s’étaient déroulées dans le trouble, c’est finalement au terme d’un feuilleton à rebondissement, ponctué de scandales, que le Fujimorisme s’effondre brutalement. Le 14 septembre, la chaîne de télévision Canal N diffuse une vidéo montrant Montesinos achetant le ralliement d’un parlementaire de l’opposition. Montesinos fuit à Panama, puis revient. Fujimori écourte son mandat de cinq ans à un an, en convoquant des élections pour le 8 avril 2001, auxquelles il annonce qu’il ne se présentera pas. Début novembre, le scandale rebondit avec la découverte d’un compte bancaire en Suisse, au nom de Montesinos, et contenant près de 50 millions de dollars. Le scandale éclabousse cette fois-ci directement le chef de l’État, qui dès lors est clairement en train de perdre le contrôle du pouvoir. Quelques jours plus tard, l’hebdomadaire colombien Cambio révèle que l’ancien chef du cartel de la drogue de Medellin, Pablo Escobar, aurait participé au financement de la campagne électorale de Fujimori, en 1990. Le 19 novembre, Fujimori est à Tokyo lorsqu’il annonce sa démission. Les raisons de la chute de Fujimori et de son système sont encore troubles, toutes les hypothèses sont ouvertes. Certains parleraient même d’une vengeance orchestrée par la CIA, qui n’aurait pas apprécié l’implication supposée de Vladimiro Montesinos dans la vente d’armes à la guérilla colombienne.

Le 21 novembre, le congrès déclare vacante la présidence de la république pour cause d’”incapacité morale permanente” de celui qui l’occupait jusqu’alors. Valentin Paniaga y est alors nommé, conformément à la constitution, en vertu de laquelle c’est le président du Congrès qui assure les fonctions de chef de l’État en cas de vacance. Dès le lendemain Valentin Paniaga prend ses fonctions et fait appel à l’ex-secrétaire des Nations Unies pour former le gouvernement.

Le nouveau Premier Ministre du Pérou a clairement affirmé ses orientations : la formation d’un gouvernement de techniciens, composé en priorité de personnalités indépendantes. Dans un communiqué de presse, il est clairement affirmé que “Le gouvernement du Pérou souhaite réaffirmer sa stricte volonté de respecter les engagements pris auprès de ses créanciers étrangers” et que “toute action unilatérale ou contraire aux principes du marché dans la gestion de sa dette externe est exclue”. Les investisseurs et capitalistes en tout genre vont être rassurés : le Pérou est à nouveau une terre d’investissement stable. Quelques hommes d’affaire vont pouvoir surfer sur la vague, cependant que l’immense majorité de la population continuera à subir les politiques libérales imposées par les grands organismes économiques internationaux. Les habitants des bidonvilles de Lima ou les paysans indiens seront très loin de cette agitation des milieux d’affaire. Les élections présidentielles ont lieu dans quelques mois, et d’ici là les Péruviens devront se mobiliser pour affirmer leurs revendications.

Après la longue période de guerre civile qu’a connu le Pérou, la population parvient à nouveau à s’organiser politiquement et à se mobiliser contre le pouvoir discrétionnaire de l’État, réclamant plus de démocratie et une politique véritablement tournée vers la lutte contre la pauvreté. La situation peut évoluer très vite. La population a montré qu’elle était prête à lancer des actions d’envergure. Le 28 avril 2000, une grève générale dirigée contre le gouvernement Fujimori avait paralysé le pays. Par le passé, les grèves générales étaient discréditées par le fondamentalisme du Sentier Lumineux qui tentait de les transformer en un instrument de terreur – c’est ce qu’il appelait la “grève armée”. Lors de cette grève générale du 28 avril, les manifestants ont fait preuve d’une grande maturité. Lima fut paralysée ainsi que plusieurs grandes villes de province. Les revendications tournaient autour du besoin de démocratie, réclamaient des élections sans truquage, mais aussi des emplois, des rémunérations plus importantes, la remise des dettes de l’agriculture, et enfin le rejet des exigences du FMI.

La situation politique et sociale du Pérou se rapproche très clairement de celle de ses voisins. Au sud, en Bolivie, les paysans subissent les mêmes exploitations et vivent dans un dénuement comparable à celui des paysans péruviens. Leurs actions et leurs revendications se rejoignent. Quant à l’Équateur, au nord, il connaissait il y a à peine un an une vaste et puissante insurrection populaire. La situation sociale, dans ces trois pays, pourrait rapidement prendre un caractère révolutionnaire.

Cécile Schley, Parti Socialiste d’Orly (94)

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