La taxe Zucman, défendue par le Nouveau Front Populaire, propose d’imposer à hauteur de 2 % les patrimoines financiers des ultra-riches à l’échelle internationale. L’idée : récupérer une part minuscule de la fortune des multinationales et des grandes fortunes pour financer les services publics et réduire les inégalités. Une mesure présentée comme « pragmatique », « modérée », presque indolore pour les détenteurs de capitaux. Autrement dit, un impôt pensé pour être acceptable même dans le cadre du système actuel — un ajustement fiscal sans conséquence sur la propriété privée des moyens de production, ni sur le pouvoir économique de la bourgeoisie.
Selon les estimations officielles, environ 1 800 foyers fiscaux seraient concernés en France . Le rendement attendu se situerait entre 15 et 25 milliards d’euros par an pour l’État, ce qui en ferait l’une des mesures fiscales les plus efficaces en termes de rapport coût/efficacité. À l’échelle européenne, l’EU Tax Observatory estime que les milliardaires paient aujourd’hui environ 0,3 % de leur patrimoine en impôts effectifs (source : Le Monde, 2024), soit un taux dérisoire comparé à celui qui pèse sur les salariés.
Lors de son passage à l’Assemblée nationale, la proposition a été sèchement rejetée. Non pas parce qu’elle renversait l’ordre social — elle ne faisait que gratter quelques miettes au sommet — mais parce qu’elle touche malgré tout à un principe sacré pour la bourgeoisie : l’idée même qu’on puisse taxer le capital. Le gouvernement, le RN et la droite ont invoqué des prétextes techniques : la « compétitivité », la « fuite des capitaux », la « stabilité économique ». Pourtant, ces arguments sont contredits par les données internationales : 12 pays appliquent déjà des formes d’impôts sur la fortune sans effondrement économique (source : OCDE). La réalité est simple : même une taxe minimale est insupportable pour ceux qui profitent sans limite du système. Pour les classes dominantes, la moindre brèche fiscale pourrait créer un précédent : si on commence à taxer un peu, pourquoi pas davantage demain ?
Il faut le dire haut et fort : la taxe Zucman ne remet pas en cause la structure du capital. Elle ne touche pas à la propriété des moyens de production, n’interdit pas l’accumulation de richesses ou de capitaux, n’affaiblit pas le pouvoir économique des grandes entreprises ou des multinationales. Elle se contente de poser un “plancher” fiscal : que les ultra-riches payent au moins un minimum, même si leur richesse prend la forme d’actifs latents, d’actions non vendues, de holdings opaques ou de multinationales où ils contrôlent la majorité des votes. Autrement dit : c’est un réformisme modéré. Une mesure réformatrice, certes — mais qui ne change rien à l’essence du capitalisme.
Et pourtant : même ce réformisme modéré a été combattu et rejeté. Pourquoi ? Parce qu’il touche aux intérêts de la bourgeoisie. Dans le capitalisme, ce n’est pas la modération qui compte, mais le rapport de force. Ce n’est pas parce qu’une mesure paraît “raisonnable” et “juste” qu’elle a plus de chance d’être acceptée — bien au contraire. L’histoire du mouvement ouvrier montre que les patrons combattent tout, le faible comme le fort : baisse de temps de travail, congés payés, retraites, statuts, salaires… Tout a toujours été combattu, parfois farouchement, même lorsque les revendications étaient modestes.
Le réformisme “à petits pas” souffre d’un autre défaut : il mobilise peu. Pourquoi les travailleurs se mobiliseraient-ils massivement pour une taxe qui ne change presque rien à leur vie quotidienne ? La taxe Zucman vise 1 800 personnes : elle ne soulève donc aucune force collective si elle n’est pas intégrée dans une perspective plus large de lutte contre les inégalités et le pouvoir des riches. Résultat : sans mobilisation massive, le rapport de force reste du côté du capital — et la réforme tombe.
Les grandes conquêtes sociales — sécurité sociale, retraite, congés payés, santé publique, droits syndicaux — n’ont pas été arrachées par des réformes tièdes, mais par des luttes massives, parfois insurrectionnelles. Elles ont été imposées parce que la bourgeoisie craignait l’effondrement de son pouvoir. Ces acquis n’avaient rien de “raisonnable” aux yeux des capitalistes de l’époque. Si la classe ouvrière avait attendu une revendication “modérée” pour gagner, elle n’aurait jamais rien obtenu.
Le parallèle avec la réforme des retraites est frappant : même la revendication minimale — revenir à 62 ans — a été combattue comme si elle menaçait l’ordre établi. Et pourtant, cette revendication était trop faible pour répondre aux besoins réels : millions de travailleurs épuisés, espérance de vie en bonne santé en baisse, carrières longues non reconnues… Résultat : la bourgeoisie combat, les travailleurs ne se mobilisent pas assez, et la réforme passe. C’est exactement ce qui se produit lorsqu’on demande “un tout petit peu mieux”.
En fin de compte, l’échec de la taxe Zucman confirme une vérité dure : dans une société capitaliste, les concessions — même faibles — ne sont jamais faites librement. Elles sont arrachées : soit par la lutte, soit jamais. La taxe Zucman apparaissait comme un compromis possible, un “premier pas”. Mais ce pas a suffi à déclencher une offensive des puissants. Ils savent que la moindre brèche dans la forteresse fiscale peut préparer les travailleurs à exiger davantage.
C’est pourquoi le réformisme modéré n’est pas une stratégie. C’est une impasse. Et pour réellement gagner — pour imposer la justice fiscale, l’égalité, la redistribution — il faut viser plus haut, exiger plus fort, et construire la mobilisation de masse qui fasse trembler les fondations mêmes du pouvoir des riches.
Ce n’est pas en demandant moins qu’on obtient plus. L’histoire sociale l’a prouvé mille fois : seules les revendications ambitieuses peuvent mobiliser, et seules les mobilisations massives peuvent arracher des victoires.
Fabien Lecomte
