Zimmerwald, 1915. Internationalisme et socialisme, face à la guerre

11 octobre 2025

Il y a 110 ans, en septembre 1915, un peu plus d’un an après le début du terrible carnage de la Première Guerre mondiale, une vingtaine de représentants d’organisations et de groupements socialistes antiguerre se réunissaient à Zimmerwald, près de Berne, en Suisse neutre. Il serait facile de considérer cet événement comme insignifiant, comme l’ont fait les dirigeants socialistes européens ayant trahi leur « internationalisme » d’avant-guerre. Cependant, la conférence de Zimmerwald devait jouer un rôle très important dans le développement du mouvement ouvrier international à partir de 1915, non seulement en tant que point de référence pour les groupes jusqu’alors dispersés véritables internationalistes dans ce qui restait du mouvement socialiste, mais aussi en clarifiant les lignes de démarcation entre les différents courants oppositionnels de l’époque.

Le déclenchement de la guerre en août 1914 a provoqué un effondrement immédiat et ignominieux de la Deuxième Internationale, qui regroupait les partis socialistes. Les directions de pratiquement tous les partis ouvriers, à l’exception notable de la composante « bolchevique » de la social-démocratie russe – qui s’était établie comme un parti séparé en 1912 – et des sociaux-démocrates serbes ont capitulé à la pression du patriotisme national, soutenant leurs « propres » États nationaux dans la guerre, se mettant au service des rois, des empereurs et des républiques capitalistes, dans la vaste mobilisation d’hommes et de ressources qui allait aboutir à la mort de quelque 11 millions de soldats, avec 23 millions de blessés et un nombre de morts de non-combattants estimé entre 6 et 12 millions.

Des membres socialistes du parlement, d’éminents dirigeants syndicaux, et même de grandes figures distinguées dans l’élaboration et la propagation d’idées révolutionnaires, ont été emportés par la vague chauvine. Les dirigeants de l’ancienne social-démocratie allemande ont soutenu l’établissement d’une dictature militaire en Allemagne, afin de traquer et de persécuter les opposants à la guerre. Avec leur accord, Karl Liebknecht, élu au Reichstag, a perdu son immunité parlementaire, avant d’être jeté en prison. Après la guerre, pendant la Révolution allemande, ces mêmes dirigeants ont applaudi son exécution, ainsi que celle de Rosa Luxemburg, et des milliers d’autres ouvriers en révolte. En France, des dirigeants socialistes, dont le célèbre représentant du « marxisme orthodoxe », Jules Guesde, ont participé au gouvernement et à la persécution de militants opposés à la guerre. L’anarchiste russe Pierre Kropotkine a soutenu la guerre du régime tsariste. Le mentor politique de Lénine, Georges Plekhanov, qui a apporté une contribution vraiment exceptionnelle à la pensée révolutionnaire dans la période d’avant-guerre, a sombré dans le patriotisme impérialiste le plus répugnant. Juste après le début de la guerre, il a déclaré devant la socialiste italienne et amie de Rosa Luxemburg, Angelica Balabanova : « En ce qui me concerne, si je n’étais pas aussi vieux et malade, je rejoindrais l’armée. Donner un coup de baïonnette à vos camarades allemands me ferait le plus grand plaisir ! »

Aussi surprenant que cela puisse paraître à première vue, quiconque examine sérieusement la propagande pacifiste des sections de l’Internationale socialiste verra que les germes de cette trahison étaient déjà évidents. Les députés et les élus locaux, les permanents des partis et des syndicats, se sont souvent sentis plutôt à l’aise dans la routine bureaucratique des positions qu’ils occupaient. Pour eux, le socialisme était devenu un thème de rassemblements publics et de conférences internes, mais pas un objectif de lutte dans la pratique. Cela les a conduits à une adaptation opportuniste progressive à l’ordre existant, mettant l’accent sur des réformes limitées et faisant preuve de réticence à organiser des luttes coûteuses à l’issue incertaine. Dans la pratique, la solidarité internationale entre les sections nationales s’est transformée en un accord tacite de fermer les yeux sur l’opportunisme des autres. Il existe de nombreux exemples de la façon dont leur opposition à la menace grandissante de la guerre a été entachée d’opportunisme. Par exemple, avant la guerre, la direction de la SFIO (section française de l’Internationale), ayant déclaré son opposition à la guerre, a demandé à ses homologues allemands à garantir que l’Allemagne ne participerait jamais à une guerre. August Bebel (mort en 1913), au nom des sociaux-démocrates allemands, a répondu, à juste titre, que son parti ne pouvait pas donner une telle garantie, parce que les décisions étaient prises ailleurs. Implicite dans la demande française était un positionnement que l’on pourrait résumer ainsi : « S’il vous plaît, ne nous mettez pas dans une situation où nous serons contraints de cautionner une guerre contre l’Allemagne ». Ce genre de pacifisme peut sembler radical en temps de paix. Mais elle est parfaitement inutile une fois la guerre déclarée. C’est une chose d’être pacifiste en temps de paix. Mais une fois la guerre commencée, que faire ? La réponse à cette question, des deux côtés du Rhin, était « la défense de la Patrie ».

Les millions d’ouvriers qui avaient cru à la rhétorique « internationaliste » des dirigeants de l’Internationale socialiste les voyaient maintenant encourager le massacre au nom de la Patrie. L’effondrement de l’Internationale a été un choc terrible, bien qu’un grand nombre de travailleurs aient été eux-mêmes pris dans la ferveur patriotique, croyant, pour la plupart, que la guerre serait terminée dans quelques mois. Même ceux qui restaient fermes dans leurs convictions antimilitaristes, comme Alfred Rosmer et Pierre Monatte en France, étaient envoyés sur le front pour la plupart. Les politiques répressives des gouvernements, combinées au départ de millions de personnes vers le front, ont entraîné la désintégration presque complète du mouvement ouvrier.

Cependant, tout le monde n’a pas cédé à la fièvre patriotique. Dans toute l’Europe, des groupes d’opposition dispersés, bien que faibles et isolés, espéraient renouer le fil de l’internationalisme et du socialisme. Cela nécessitait de travailler avec une extrême prudence. Tous, à une époque où les communications étaient beaucoup plus difficiles qu’aujourd’hui, et surtout en temps de guerre, cherchaient des informations et des contacts possibles avec des groupes et des individus partageant les mêmes idées à l’étranger.

Vers la fin du mois de janvier 1915, un dirigeant du Parti socialiste suisse, Robert Grimm, est venu à Paris pour explorer la possibilité de rétablir le contact entre les socialistes des pays belligérants. Il a rencontré le dirigeant de la SFIO, Pierre Renaudel, qui lui a dit assez sèchement que c’était impossible. Grimm s’est tourné vers le groupe anarcho-syndicaliste autour de Rosmer et Monatte et publiait La Vie Ouvrière, et a pris contact avec un groupe de militants russes et polonais qui publiaient – incroyablement, compte tenu de l’extrême de leurs ressources – un journal quotidien intitulé Nashe Slovo (Notre Parole). Ce groupe comprenait Léon Trotsky, en France à l’époque en tant que correspondant de guerre du journal ukrainien Kievskaja Mysl, Julius Martov et V. A. Antonov-Ovseenko.

Quelques mois plus tard, un deuxième visiteur étranger s’est rendu à Paris, le député socialiste italien Odino Morgari, effectuant une tournée dans plusieurs pays dans le même but que Grimm. Il a rencontré à son tour les militants autour de Nashe Slovo et de La Vie Ouvrière. Comme Grimm, il a essuyé une réaction hostile de la part de la plupart des figures de proue du mouvement socialiste. À la fin de la tournée, Morgari, en accord avec Grimm, a décidé d’organiser une conférence internationale en Suisse. En juillet, il a été convenu que cela aurait lieu dans le village de Zimmerwald, à environ 7 miles de la ville de Berne, en Suisse, du 5au 9 septembre 1915.

Quatre voitures suffisaient pour emmener la vingtaine de délégués sur place. Lénine était présent, représentant les bolcheviks, et se mit immédiatement à organiser un groupement de gauche pour combattre les éléments pacifistes et conciliants parmi les délégués. Merrheim, par exemple, secrétaire général de la CGT Métallurgistes, représentant La Vie Ouvrière (Rosmer et Monatte avaient été enrôlés dans l’armée), a clairement indiqué et dès le départ qu’il n’accepterait que des résolutions se bornant strictement à la revendication de la paix, et n’acceptait pas l’appel à combattre le social-patriotisme, à relancer la lutte de classe et l’action révolutionnaire, rédigé par Karl Radek et présenté comme le credo de la gauche zimmerwaldienne autour de Lénine. Un autre délégué français, Salomon Grumbach, journaliste au quotidien socialiste L’Humanité, était également connu pour son « social-chauvinisme ». Il était donc clair d’emblée qu’il y avait des divergences politiques majeures entre les délégués. Le « groupe de gauche » de Lénine n’avait que 8 délégués, et il y avait des divergences d’approche même entre eux.

Après les rapports nationaux, Lénine proposa une résolution et présenta un texte qui servirait de « manifeste » pour la conférence. Cependant, il était immédiatement évident qu’il n’avait aucune chance d’obtenir une majorité pour ces textes. La majorité voulait se concentrer sur la question « pratique » de la paix et laisser la lutte pour le socialisme, comme c’était l’habitude du mouvement socialiste d’avant-guerre, à un avenir lointain. Trotsky a pris la parole vers la fin de la discussion. Il a avancé une position intermédiaire qui, selon lui, serait la meilleure issue possible dans les circonstances, à condition d’obtenir une majorité.

Trotsky essaya de séduire les délégués qui, tout en n’appartenant pas au groupe de Lénine, ne suivaient pas les délégués sociaux patriotes de droite. Il a reconnu que la résolution bolchévique négligeait la nécessité d’une action pratique immédiate pour la paix. En même temps, disait-il, ceux qui s’opposent à Lénine penchaient vers le pacifisme bourgeois et négligeaient la question de la lutte des classes et du socialisme. Il proposait donc une position intermédiaire, mettant la lutte pour la paix au premier plan, mais expliquant les causes impérialistes de la guerre et dénonçant la « réaction capitaliste » dans tous les pays concernés. Son texte dénonçait également l’échec de la direction de l’Internationale socialiste, appelant les travailleurs à soutenir l’appel de Zimmerwald à rétablir la coopération internationale et à lancer une lutte pour une paix, « sans occupations et sans annexions », sans mesures économiques punitives, et en respectant le droit des nations à l’autodétermination. Enfin, le texte de Trotsky appelait les travailleurs à agir sur la base de la lutte de classe pour la « cause sacrée du socialisme » et se termine par le mot d’ordre connu de millions de travailleurs à l’époque : « Travailleurs de tous les pays, unissez-vous ! » La motion a été adoptée.

Ni Lénine ni Trosky n’étaient entièrement satisfaits du contenu du Manifeste de Zimmerwald. Il n’appelait pas clairement à la création d’une nouvelle Internationale, par exemple. Cependant, malgré ses lacunes, ils l’ont tous deux soutenu, estimant qu’il représentait un pas en avant significatif. Le Manifeste de Zimmerwald a capté l’attention de la couche la plus militante et la plus consciente de la classe ouvrière, au-delà des frontières nationales. Il a servi de point focal pour l’opposition à la guerre, devenue une boucherie épouvantable sur une grande partie du continent européen.

Le Manifeste de Zimmerwald servait également d’appel à l’opposition au social-chauvinisme, c’est-à-dire à la tentative de justifier la poursuite du carnage et des sacrifices de la guerre comme un « premier pas » vers la justice sociale. En ce sens, cela a aidé à clarifier la différence entre le pacifisme pieux des socialistes de droite, procapitalistes, au sein du mouvement, et ceux qui considéraient la lutte contre la guerre comme inséparable de la lutte contre le système qui en est responsable.

On dit souvent que Zimmerwald était un précurseur de la Troisième Internationale (communiste), qui a émergé en 1919-1920 en grande partie sur la base d’une différenciation au sein des anciens partis socialistes selon les mêmes lignes qui ont été plus ou moins clairement tracées à la conférence, mais cette fois à une échelle massive. Certes, Zimmerwald a joué un rôle dans ce développement. C’était une lueur d’espoir dans les jours les plus sombres du massacre impérialiste de 1914-1918. Cependant, l’événement principal, et de loin, dans la préparation de la nouvelle Internationale a été le renversement du tsarisme et l’établissement du pouvoir soviétique en 1917.

Certes, le nouveau régime de démocratie ouvrière issu de la révolution s’est avéré incapable de se maintenir. Il a été étouffé par l’isolement de la révolution dans un pays très arriéré, tant sur le plan social qu’économique, et a finalement sombré dans les horreurs du stalinisme. Néanmoins, la révolution de 1917 mérite une étude et une discussion approfondies parmi de la part des militants anticapitalistes de notre époque, tout comme les années de préparation théorique et pratique qui en ont jetée à la base. Zimmerwald occupe une place importante dans cette préparation, en opposition à l’horreur de la guerre et de l’impérialisme.

GO / La Riposte

1 Comment Laisser un commentaire

  1. Salut camarades,

    Le Manifeste de Zimmerwald demeure d’une brûlante actualité : « Par-dessus les frontières, par-dessus les champs de bataille, prolétaires de tous les pays unissez-vous ! »

    Deux berlines transportaient Zimmerwald ce qui était très peu des délégués. C’était une époque en 1915 où Trotsky disait qu’à Paris « il cherchait les révolutionnaires à la bougie ». De cet épisode glorieux du mouvement ouvrier et de sa future direction révolutionnaire la chanson de Zimmerwald reste célèbre et dont les parole sont tout un programme :

    « Pionniers rouges, marchons en colonnes,
    Nos pas martèlent le sol ;
    Drapeaux rouges éclatants au soleil du couchant
    Emergeant de la houle des blés,
    Nos pas sur le sol semblent dire en cadence :
    Tu guideras nos pas, Zimmerwald.

    Là-bas, émergeant de la plaine,
    Paysan reprend haleine,
    De la guerre a souffert bien qu’il n’ait pas de terre,
    Aujourd’hui c’est toujours la misère ;
    On entend sa faux qui chante dans les blés :
    Tu guideras nos pas, Zimmerwald.

    Sortant éreinté de la mine,
    Regagnant son noir coron,
    Le mineur que l’on croise et qui lève le poing
    Dit : le monde va changer de base.
    Le pic sur le sol, qui creuse le charbon :
    Tu guideras nos pas, Zimmerwald.

    Voici un régiment qui passe.
    Bétail marchant vers la guerre.
    Dans les rangs des yeux clairs fixent
    notre drapeau
    Mais l’officier oblige à se taire.
    Au reflet des fusils le soleil a écrit :
    Tu guideras nos pas, Zimmerwald.

    Partout la parole de Lénine,
    De Liebknecht et de Rosa
    Retentit dans les champs, les casernes, les
    usines,
    L’ennemi est dans notre pays ;
    Si la guerre éclate, le bourgeois à abattre
    Sera écrasé par Zimmerwald. »

    Fraternellement,
    Laurent Gutierrez

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