C’est au cours du XIXe siècle qu’apparaît le syndicalisme en France. Le vieux pays rural connaît à son tour ce qu’on appelait, il y a quelques années « la révolution industrielle » : on ne passe pas rapidement de l’atelier à l’usine, des vertes vallées ou pays noirs, c’est un processus lent et à plusieurs étapes. Toutefois ce changement des méthodes de production, d’apprentissage et de division du travail débouche à la naissance du monde ouvrier conduisant à l’émergence des syndicats. Ces associations ouvrières ont pour principal objectif l’amélioration des conditions de travail et de vie des familles ouvrières.
Pour comprendre la misère qui règne, il est utile de lire ou relire les romanciers du XIXe siècle, les mémoires des médecins hygiénistes, ou encore les Carnets d’enquête d’Émile Zola, qui dressent le tableau de cette société (tantôt chez le monde des employées de commerce à Paris, tantôt chez les mineurs du Nord, etc.). Ces conditions de vie déplorables sont liées au changement des modes de production, la plupart des économistes qui ont pensé cette révolution industrielle, ont insisté sur l’importance des bas salaires, comme le souligne Ricardo et surtout Marx. Ce dernier souligne la « force de travail » (à la différence des matières premières etc.) qui est la valeur produite par le travail. Elle correspond au type d’exploitation capitaliste : maximiser la survaleur (augmentation du temps de travail et de son intensité). Il s’agit de rogner sur le temps des repas impact, sur la nourriture, sur l’usure musculaire, sur le sommeil, sur l’usure mentale (mort par surmenage) induisant une forme d’aliénation…
C’est dans ce contexte que les syndicats naissent. Toutefois, cette émergence est lente, le terme de Chambre syndicale ouvrière est employé pour la première fois vers 1863. Par la suite, on utilise le seul mot, plus ancien syndicat. Pourquoi ce retard, quels sont les cadres juridiques et politiques de ce phénomène ? N’oublions non plus pas les dures répressions du siècle en particulier celles de juin 1848 et de 1871.
On peut alors percevoir les premières raisons de ce retard, c’est la peur du monde ouvrier, comme l’évoquait le titre judicieux de l’historien Louis Chevalier, à son étude sur le monde ouvrier de cette époque, Classes laborieuses, classes dangereuses.
Ce syndicalisme est en quête d’unité et de reconnaissance à la fin du XIX e siècle, mais on voit bien de nos jours que cette quête a échoué. Les affiches dont je parlais tout à l’heure montrent bien, la pluralité syndicale. En France, il n’existe pas, comme ailleurs en Europe un syndicalisme uni, par exemple en Grande–Bretagne, coexistent les syndicats de métier (craft union), les syndicats d’industrie (industrial union) et les syndicats généraux (general union) regroupés au sein du TUC (Trade Union Congress). Depuis ses origines, ce syndicalisme britannique est fortement lié au réformisme.
La pluralité syndicale en France traduit sans doute une offre démocratique, mais cela peut également souligner des faiblesses, voire des contradictions au sein du syndicalisme. Quel type de syndicalisme défend-on ?
Origines et formation
La coalition ouvrière : un phénomène interdit et contrôlé
Si la Révolution française introduit en France la Liberté comme idéal consacré en 1789 dans le cadre de la DDHC, au nom de ce même principe, la liberté du travail, elle interdit la coalition ouvrière. C’est la fameuse loi Le Chapelier de juin 1791 qui stipule : « les citoyens d’un même état ou profession, les entrepreneurs, ceux qui ont une boutique ouverte, les ouvriers et compagnons d’un art quelconque ne pourront, lorsqu’ils se trouveront ensemble, se nommer ni président ni secrétaire ni syndics, tenir des registres, prendre des arrêtés ou délibération, former des règlements de leurs prétendus intérêts communs (…) ». (article 2). Et l’article 8 prévoit que tout attroupement composé d’artisans, ouvriers, compagnons, journaliers « sont tenus pour attroupements séditieux ». Cette loi qui est abolie finalement en 1864.
Ainsi, durant le siècle, le monde ouvrier est sous contrôle. Au cours de la Restauration et la Monarchie de Juillet, ce sont les mêmes principes qui président. Toutefois, la modernisation économique, liée en premier à l’essor du chemin de fer au cours des années 1840, caractérisée par le fameux « enrichissez de vous » de Guizot, soulignent des changements importants avec la réelle émergence d’un prolétariat, mais qui reste sans droit. La question sociale devient alors un enjeu crucial, au même titre que le suffrage universel. Si les trois glorieuses de 1830 sont le « point d’arrivée et le point de départ de la Monarchie de Juillet », pour l’historien Philippe Vigier, cette Révolution est à la fois limitée par son caractère libéral, mais aussi par la question sociale qui émerge. La crise de 1846-1847 est à l’origine de la renaissance du mouvement ouvrier. Certes la Seconde république instaure de nouveau le suffrage universel, afin que le pays réel corresponde au pays légal, et propose pour lutter contre le chômage la mise en place d’ateliers nationaux. Toutefois, leur échec conduit à l’insurrection ouvrière et populaire de juin 1848 qui est lourdement réprimée.
Pourtant en 1848, la plupart des penseurs socialistes, que l’on dénomme souvent comme utopistes proposent déjà des projets de coalition ouvrière. Ainsi Pierre Joseph Proudhon met sur le papier l’idée d’un syndicat général de la production ; il s’agirait de rassembler les ouvriers par secteur d’activité, afin que l’on partage le travail, pour lutter contre le chômage, mais aussi d’instaurer la solidarité, afin de subvenir aux besoins lors des maladies ou accidents, mais aussi par le biais de caisses de pension de retraite. Telles sont alors les idées qui sont semées et qui pourront germer.
Vers la reconnaissance officielle
Si le Second empire instaure un régime de despotisme, marqué par la répression et l’encadrement du peuple, il est aussi caractérisé par l’essor économique. La volonté d’orienter l’économie vers le libre-échange, en particulier en 1860, avec le traité franco-britannique, conjuguée avec une politique étrangère offensive, coupe le régime de l’un de ses soutiens actifs, la bourgeoisie d’affaires qui se sent menacée.
Dès lors, Napoléon III se rappelant sans doute son ouvrage sur l’extinction du paupérisme, permet dans un premier temps à quelques ouvriers de partir à Londres pour l’Exposition universelle de 1862. Là, ils rencontrent le Trade-unionisme et de retour, demandent, comme ces 5 ouvriers typographes, « l’abolition de la loi sur les coalitions, le droit de réunion et d’association ». L’opposition républicaine qui renaît également appuie ses revendications. L’empereur reconnaît le droit de grève (1864),c’est la fin du délit de coalition. C’est ainsi que les première Chambres syndicales naissent :
En 1867, à Paris, il y a des chambres d’ébénistes, de cordonniers, de typographes et d’orfèvres. L’Empire confirme alors l’autorisation des associations ouvrières (1868). Ainsi, dans la capitale, naissent les chambres syndicales des tailleurs de pierre, des mégissiers ($$$), des tailleurs, des mécaniciens, puis un an plus tard ce sont les menuisiers, les peintres en bâtiment, les chapeliers et les boulangers. La même année c’est à Marseille que l’on voit se mettre en place les associations de boulangers, cordonniers, tonneliers, scieurs de long, puis à Bordeaux celle des employés.
C’est bel et bien le métier qui est à la base de cette organisation syndicale. Notons d’emblée, avec l’historien Georges Lefranc, qu’il s’agit avant tout des métiers qui ont conservé une structure artisanale, ce ne sont pas les ouvriers du sous-sol, ni de l’industrie chimique.
Dans un premier temps on assiste à la fédération des chambres syndicales à base professionnelle : ainsi en 1870, il y a la création de la Chambre nationale des ouvriers chapeliers. Toutefois ce mouvement fédéral, est également accompagné d’un mouvement unitaire ; Eugène Varlin, ouvrier relieur et figure du mouvement ouvrier, annonce à la fin de l’année 1869, la création d’une Chambre fédérale de Sociétés ouvrières de Paris. Le tout s’inscrivant dans un mouvement plus général, impulsé par la naissance de la Première Internationale ouvrière à Londres en 1864.
Fédérations syndicales et bourses du travail
Si le mouvement ouvrier participe à la proclamation de la république le 4 septembre 1870, après la défaite de Napoléon III à Sedan, et qu’il marque son attachement à la défense patriotique en organisant la Commune de Paris, la lourde répression qui s’ensuit limite quelque peu ces velléités révolutionnaires. Pourtant les chambres syndicales persistent et en 1876, on assiste à la première rencontre nationale à Arras, où se retrouvent 255 délégués des chambres syndicales de Paris et 105 de province. On affirme alors l’indépendance du mouvement face à l’Etat et à l’idéologie socialiste, en réaffirmant le mutualisme. Pourtant face à ce syndicalisme réformiste émerge un syndicalisme révolutionnaire, fondé sur le collectivisme à partir de 1877. C’est là une des caractéristiques principales de la période, et c’est bien sûr une matrice importante pour le reste de l’évolution du champ syndical.
C’est grâce à l’arrivée des Républicains au pouvoir, que la donne change. Certes la République était proclamée depuis 1870, mais elle était aux mains des monarchistes et des conservateurs. Le tournant de 1879-1880 conduit à des changements importants ; il ne s’agit pas de rappeler toutes les lois Ferry, mais seulement la loi de 1884 autorisant les syndicats ouvriers et patronaux. Cette loi permet alors le développement selon les mots de l’initiateur Waldeck Rousseau d’un syndicalisme d’hommes sages. Car il s’agit encore de surveiller les leaders.
Ainsi se développent les syndicats. En 1886, à Lyon, on assiste à la naissance de la FNS. A ce congrès, 169 délégués venus de 45 villes donnent la majorité aux guesdistes et se séparent sous les cris de Vive la révolution sociale. Un syndicalisme révolutionnaire est ainsi affirmé.
Parallèlement naissent les Bourses du travail qui participent à la formation des ouvriers, mais aussi un service de secours d’entraide, bref un véritable mutualisme (coopérative alimentaire, caisse de secours et de solidarité en cas de maladie, d’accidents ou de chômage). La Bourse du travail est un lieu de réunion où les divers syndicats centralisent cours professionnels, bibliothèques et services de renseignements.
Paris montre l’exemple dès 1886, puis c’est un mouvement qui gagne toute la France. Six ans plus tard, en 1892, c’est création lors du congrès de Saint-Etienne de la Fédération des Bourses du travail, où il y 14 bourses ; en 1895, on en compte 40 ; 74 en 1901 ; 157 en 1908. Celle de Dijon est créée en 1893.
Ce mouvement montre aussi une autre des matrices de ce syndicalisme français, à savoir le mutualisme, l’entraide et la formation. L’émancipation passe par le savoir, c’est la volonté du dirigeant de la fédération des bourses du travail, Ferdinand Pelloutier, d’inspiration anarchiste. Cette tendance marque également l’émergence du syndicalisme en France pour aboutir à ce qu’on appelle l’anarcho-syndicalisme, face aux tendances socialistes. Pourtant l’unité est prônée par tous et, en 1895 c’est la naissance de la CGT.
Unité ou diversité ?
La Confédération générale du travail et son action
En 1895, au congrès de Limoges, c’est l’unité syndicale qui est à l’ordre du jour. La FNS et la FNBT fusionnent. La création de la Confédération Générale du Travail marque la volonté d’unification entre un syndicalisme de métier et un syndicalisme à base géographique ; bref, c’est l’union du mouvement syndical sous ses différentes formes.
Le concept théorique fondateur de la CGT depuis ses origines jusqu’en 1906 est celui de l’anarcho-syndicalisme. Celui-ci repose sur la mise en pratique du slogan de l’AIT : « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».
Intéressons nous aux premières victoires et aux premières défaites de syndicat. D’abord, la CGT s’emploie à régler ses problèmes statutaires. Parallèlement son action prend en compte la durée de la journée de travail. Ce sont les 8 heures. Mais il s’agit aussi de lutter contre la troupe lors des grèves ; les répressions restent fortes en témoignent celles de Draveil-Vigneux en 1908. Elle s’engage également sur la voie du pacifisme.
En 1906, la Charte d’Amiens revendique la disparition du salariat et du patronat en utilisant la grève générale. Elle réaffirme l’autonomie du syndicat vis à vis des partis politiques. Cette charte pose les bases du syndicalisme révolutionnaire où la grève générale est l’outil de lutte par excellence. Le syndicat « aujourd’hui groupement de résistance, sera dans l’avenir le groupement de production et de répartition, base de réorganisation sociale. L’émancipation intégrale ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste. » (cf. § 4.1.). Cette Charte d’Amiens constitue l’originalité française, l’autonomie syndicale par rapport au parti politique devient un référentiel important, même s’il peut rester fictif à certaines périodes. Mais cette spécificité s’oppose au modèle européen de la social-démocratie. Quels sont alors les adhérents à ce syndicat unifié à la veille de 1914 ?
Le choc de la guerre 1914-1918
Le syndicalisme français qui prônait la guerre à la guerre ou plutôt la grève générale, lorsqu’éclaterait la guerre, se rallie sur la tombe de Jean Jaurès en août 1914 à l’union sacrée par la voix de son dirigeant Léon Jouhaux. La guerre de 1914-1918, comme toutes les guerres, est désastreuse sur le plan social, et peu nombreux sont ceux qui refusent l’Union Sacrée contre l’Allemagne. La majorité de la CGT collabore à l’effort de guerre et le ralliement à la défense nationale touche tous les secteurs du mouvement ouvrier. Extrêmement marginalisés, les minoritaires pacifistes peinent à se contacter s’ignorant les uns les autres.
Toutefois, quelques individualités continuent à prôner le pacifisme. Pierre Monatte démissionne de la direction de la CGT. Les conférences de Zimmerwald (septembre 1915), puis de Kienthal (avril 1916) étendent la lutte pacifiste : y participent Merrheim et Bourderon du syndicat. De 1916 à 1917, la contestation pacifiste prend de l’ampleur tandis que le consensus belliciste s’effrite, comme peuvent le souligner les grèves et les mutineries de 1917. À la CGT, comme à la SFIO la minorité pacifiste s’étoffe. Cependant, en 1918, le gouvernement Clemenceau réprime les militants ouvriers pacifistes, soupçonnés de défaitisme. La répression touche notamment les anarchistes, les syndicalistes. L’armistice scelle l’impossible réconciliation entre pacifistes et bellicistes, entre patriotes et internationalistes. Après la guerre, la CGT se réorganise, le pouvoir échappant aux syndicats pour passer entre les mains de la Commission Administrative et du Bureau Confédéral. Toutefois les grèves de 1919-1920 et les effets de la Révolution russe conduisent à une nouvelle scission, dans la suite de la naissance de la SFIC et du maintien de la SFIO, deux syndicats se font face la CGTU et la CGT, soulignant l’existence d’un syndicat révolutionnaire et d’un syndicat réformiste.
Jean VIGREUX, Historien