Pourquoi les salariés d’Amazon ont-ils voté contre les syndicats ?

Tout le monde connaît Amazon et parmi les lecteurs vous être très nombreux à avoir une mauvaise opinion de cette entreprise. D’ailleurs, existe-t-il un seul lecteur de La Riposte qui en a une bonne opinion ? Cependant, force est de constater que l’entreprise a bouleversé la vie américaine et est en cours de transformer en profondeur celle de la France et des pays occidentaux.

Aux États-Unis, Amazon est le deuxième employeur privé du pays après les hypermarchés Walmart. Mais il est prévu qu’il les dépasse d’ici deux ans. Plus d’un million d’Américains travaillent chez Amazon, soit l’équivalent d’un actif sur 150. Pour autant, l’entreprise n’a aucun syndicat implanté et représentatif. Pire encore, après un premier échec en 2014, les syndicats ont une nouvelle fois échoué malgré une campagne médiatique remarquable. Sur les 5805 employés que compte l’entrepôt Amazon de Bessemer (Alabama), 738 ont voté pour la création d’un syndicat et 1798 ont voté « non ». Comment un tel échec est-il possible dans une entreprise où les conditions de travail sont aussi mauvaises ?

Les témoignages des salariés d’Amazon sont accablants : « Je ne comprendrais jamais comment une personne saine d’esprit peut organiser un système pareil et s’attendre à ce que les gens aient une vie épanouie », voilà comment une employée américaine décrit ses conditions de travail. Des salariés sont parfois obligés de pisser dans des bouteilles ou alors retenir des envies pressantes impossibles à soulager, compte tenu des cadences. Des heures supplémentaires sont annoncées à la dernière minute. « Avec des journées de dix, onze, douze heures, comment fait-on pour la famille ? On s’inquiète des enfants qui traînent dehors, mais le système est-il conçu pour que le père et la mère soient à la maison ? » Bien sûr que non, car seuls l’argent et la productivité comptent chez Amazon. Rajouter toujours plus de technologie, selon l’esprit malade de capitalistes, cela donne des tâches chronométrées à la seconde et suivies par un algorithme d’ordinateur : « Je m’identifie sur l’ordinateur, scanne les codes-barres. L’ordinateur calcule le temps perdu entre deux scans. En gros, pour la machine, c’est du temps où tu ne fais rien, mais cela dépend forcément des produits qui te tombent entre les mains. » Entre un code-barre défectueux, un gros colis ou un bon de réduction, le diable apparaît dans les détails. À côté de cela, Amazon sait exacerber les pires penchants humains : « Ils organisent la compétition entre nous, tout le temps. À celui qui place le plus de produits sur les rayons, ils offrent quinze minutes de pause supplémentaire. ». Quel cynisme capitaliste !

Dans de telles conditions de travail, on a du mal à comprendre, à première vue, que la majorité des salariés refusent de s’organiser pour améliorer leurs conditions de travail, et pourtant, c’est le cas. Mais si les salariés étaient pleinement conscients et libres de leur choix, cela aurait probablement changé les choses. Pour comprendre les raisons du vote, il faut d’abord se tourner vers les actions d’Amazon dont la direction ne compte pas faire « rentrer le loup syndical dans sa bergerie si bien gérée ». Tout d’abord il faut noter que l’ensemble des actions d’Amazon qui vont suivre sont rendues possibles par le système du Code du travail états-unien. Aussi la législation et la fiscalité sont encore plus favorables aux entreprises en Alabama. Ce n’est pas un hasard si la seule usine Mercedes au monde sans syndicat se trouve dans cet État. Amazon, avec des moyens financiers illimités et une maîtrise très poussée de l’outil technologique, allait peser de tout son poids dans le vote.

La toute première action d’Amazon a été de proposer une prime de démission afin que les employés mécontents ne participent pas au vote. Par ce biais, ils ont fait partir 250 personnes. Mais si la carotte ne fonctionne pas, Amazon n’hésite pas à utiliser le bâton. Plusieurs employés qui ont tenté de se syndiquer évoquent des comportements brutaux, des menaces et des représailles, dont des licenciements abusifs d’employés en arrêt maladie. Afin de joindre la parole à l’acte, ils ont affiché dans les salles de repos une feuille où il est noté : « Nous ne vous menacerons pas de vous licencier, nous ne vous interrogerons pas sur vos activités syndicales, nous ne vous surveillerons pas ; nous ne vous menacerons pas de représailles ». Vous pouvez imaginer qu’en exposant noir sur blanc à quoi s’exposent les syndicalistes potentiels, l’effet produit est garanti. À côté de cela, pendant la campagne, Amazon a engagé des union-busters [casseurs de syndicats] pour organiser la contre-attaque. Les employés ont été bombardés de textos décrivant le syndicat comme un envahisseur extérieur. « Ne laissez pas des étrangers diviser une équipe qui gagne ! […] « nous pensons que vous ne devriez pas payer un intermédiaire pour qu’il s’exprime à votre place ni payer des cotisations pour obtenir ce que vous avez déjà gratuitement ». En parallèle, la rumeur est lancée par la direction qu’Amazon pourrait tout bonnement fermer l’usine en cas de « trahison », comme Walmart l’a fait à plusieurs reprises, après la création de syndicats sur place. Pour appuyer son propos, la direction a organisé des « sessions d’information » collective et obligatoire sur les « conséquences » d’un syndicat dans l’usine.

Cette campagne de désinformation a porté ses fruits, manifestement, par le vote, mais aussi dans l’esprit des salariés. Lorsqu’un journaliste américain les a interviewés sur le parking, les salariés évoquent « des syndicats voleurs, désireux de prendre une partie de leur argent ». C’était l’un des arguments phares d’Amazon qui a même créé un site internet à ce propos, intitulé « Do it Without Dues » [Faites-le sans cotisations]. Un autre salarié explique qu’il votera contre, car, dans son précédent emploi, « les syndicats n’ont servi à rien ». Il arborait un pin’s marqué « voter non » et il explique que ce sont les managers qui les distribuent dans l’entrepôt « pour que tout le monde les porte ».

Cependant, il faut bien reconnaître que les syndicats ont aussi des questions à se poser dans cette affaire. Les actions d’Amazon ne sont pas nouvelles, ni dans l’entreprise actuelle ni dans l’histoire du capitalisme, où le e patronat américain a eu recours à des brigades patronales ayant pour but de tabasser les syndicalistes. Les syndicats ont eu du mal à gérer les problèmes liés à la rotation du personnel dans l’entreprise. Les mauvaises conditions de travail font que peu de salariés ont beaucoup d’ancienneté. Ce phénomène s’accompagne d’une absence de perspectives dans l’entreprise. Si vous ne savez pas si vous allez rester ou pas, pourquoi s’organiser dans un syndicat et risquer sa place ? Faire passer les communiqués syndicaux dans une entreprise comme Amazon est extrêmement difficile, et les quelques dizaines de salariés déterminés et courageux – mais sans beaucoup d’expérience du syndicalisme – ont dû compter sur les réseaux sociaux pour se faire entendre, ou sur la diffusion de tracts au carrefour donnant accès à l’entreprise. Les syndicalistes en action, mais sous les caméras de surveillance de l’entreprise, avaient du mal à engager un dialogue avec les autres salariés. Enfin, ce qui est certain c’est que pour l’essentiel des travailleurs de l’usine d’Amazon, la peur de perdre leur emploi, leur salaire et leur couverture sociale a pesé plus dans la balance que ce qu’ils pouvaient hypothétiquement espérer gagner.

Il est difficile d’imaginer une conclusion positive possible dans cette histoire, du moins à court terme, mais nous sommes persuadés que la situation actuelle ne peut pas durer indéfiniment dans les usines Amazon. Cependant, la solution ne peut venir que de l’intérieur de l’entreprise. D’ailleurs la principale erreur des syndicats américains c’est d’avoir pensé qu’il était possible d’impulser une organisation syndicale en dehors de la construction d’un mouvement de masse dans l’entreprise. Cette stratégie, les Américains la revendiquent en l’appelant le hot shopping, c’est-à-dire essayer de profiter d’un mouvement de colère soudain (lié, dans ce cas, aux dangers sanitaires auxquels la force de travail était exposée) pour lancer une organisation syndicale, sans avoir mené un travail de fond au préalable. Nous avons du mal à croire que cela puisse être efficace, car à la différence de la colère, la prise de conscience des travailleurs n’est jamais spontanée et immédiate.

Tout n’est pas totalement négatif, cependant. Cette histoire a été l’occasion de mettre en exergue le droit du travail aux États-Unis, mais aussi de voir que l’opinion publique est très favorable à la création des syndicats dans les entreprises. Les choses bougent aux États-Unis. La situation sociale reste potentiellement explosive et, tôt ou tard, les salariés trouveront une solution, même là où tout semble très difficile. Les mouvements massifs autour de Black Lives Matter ont montré que le peuple américain ne manque ni de créativité militante ni de détermination dans la lutte pour la justice sociale.

Fabien Lecomte, PCF et CGT 86

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