Santé publique : un projet pour en finir avec les inégalités

Par Boris Campos, médecin, PCF 56

Pour en finir avec les déserts médicaux, il faut en finir avec la régulation par le marché de l’offre médicale. Mais on sait que remettre en question la « liberté d’installation » des médecins, provoquerait une levée de boucliers immédiate de la part du corps médical. La profession est très attachée à ce principe et, jusqu’à présent, aucun gouvernement n’a voulu s’y opposer frontalement.

Le terme choisi pour ce pilier de la médecine libérale n’est pas innocent. Il est difficile au premier abord de s’opposer à une “liberté”. En défendant la liberté d’installation, les représentants du corps médical se posent en héros de la liberté en général. Mais au fond, cette « liberté » est une manière de désigner ce qui constitue en réalité une régulation de la profession par le marché.

Les principes de la médecine libérale ne se réduisent pas à la seule liberté d’installation. Elle comprend l’entente directe sur les honoraires, la liberté tarifaire du praticien, le paiement direct par le patient, la liberté de choix du praticien par le patient et la liberté de prescription, l’ensemble étant
chapeauté par le paiement à l’acte. Chacun de ces éléments anime la concurrence. La justification théorique de ce système est bien connue : les mécanismes du marché assurent une offre de soin diversifiée à des prix variables et le patient va où bon lui semble. Si la demande est forte, l’installation de nouveaux médecins sera un succès. Si la demande est faible ou l’offre trop importante, la faiblesse des revenus des médecins les inciteront à s’installer ailleurs. Mais dans la pratique, les choses ne sont pas si simples. La logique concurrentielle créé et entretient des inégalités. Il y a des inégalités entre nord et sud de la France, entre villes et campagnes, centres et périphéries, quartiers aisés et quartiers pauvres. Alors que les médecins ont l’habitude d’évoquer une prétendue pléthore médicale, le phénomène inverse se produit depuis longtemps, avec une extension des déserts médicaux d’un côté et une surcharge de travail de l’autre.

Le paiement à l’acte, pour commencer, consiste au paiement du praticien après chaque acte de soins (consultation, suture, pose d’implant contraceptif, etc), que ce soit par le patient (paiement direct) ou par un organisme tiers d’assurance maladie (Tiers-payant ou dispense d’avance de frais). Ce dernier organisme pouvant être public ou privé. Mode de rémunération dominant en médecine de ville, il a été étendu au système hospitalier en 2009 sous le nom de tarification à l’activité (aussi appelé T2A). Le paiement à l’acte génère une course à l’acte – la version soignante du « travailler plus pour gagner plus ». Le temps que consacre un professionnel de santé libéral à la prévention ou à la concertation avec des collègues pour discuter d’un cas complexe n’est pas rémunéré. Les limites du paiement à l’acte sont d’ailleurs tellement palpables que les pouvoirs publics réfléchissent à la possibilité d’indemniser les temps de réunion.

Le paiement à l’acte s’oppose au paiement à la fonction, c’est-à-dire au versement d’un salaire. Ce dernier mode de rémunération permettrait pourtant d’intégrer le temps consacré à la prévention et à la concertation pluriprofessionnelle directement au temps de travail, tout en libérant le
professionnel de tâches administratives pour lesquelles il n’est pas formé et en lui donnant une meilleure protection sociale. Ces avantages font que le salariat présente un attrait pour les nouvelles générations de médecins, à la recherche d’un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Mais chez les défenseurs de la médecine libérale, le salariat ne rencontre que méfiance et hostilité.

L’entente directe combine la liberté tarifaire par le praticien et le paiement direct par le patient après les soins. Son principe est partiellement remis en cause par le conventionnement avec l’assurance maladie obligatoire : en s’engageant à demander au patient un tarif qui a été négocié avec la sécurité sociale, le praticien exerçant en « secteur 1 » ne dispose plus de la liberté tarifaire. D’individuelle, la négociation tarifaire devient collective. C’est une protection indéniable pour le malade et ce n’est pas contraire aux intérêts du corps médical. En solvabilisant des centaines de milliers de patients, la sécurité sociale a considérablement augmenté la demande de soins et a permis d’assurer des revenus conséquents à une population médicale plus importante qu’avant.

Il persiste la possibilité de pratiquer des dépassements d’honoraires en restant conventionné (tarification du « secteur 2 ») ou en exerçant hors convention. Ceci permet la pratique d’honoraires libres sans remboursement par la sécurité sociale. Ces honoraires doivent être déterminés avec « tact et mesure », selon le code de déontologie médicale. Ainsi, avec tact et mesure, plus de 2,5 milliards d’euros par an sont soustrait aux patients, directement ou indirectement (via les complémentaires). La possibilité de pouvoir réaliser des dépassements d’honoraires est une
concession à la conception libérale de la médecine. Nous considérons que c’est une erreur qui permet le développement d’une médecine à deux vitesses. Nous sommes donc pour la suppression du secteur 2 et des pratiques « hors convention ».

Pour ce qui est du paiement direct, en France, le paiement du médecin par le patient est la règle. Le tiers-payant est minoritaire. Cela génère des reports ou des renoncements aux soins, comme le montrent toutes les études. Comment expliquer la résistance de la profession à une mesure qui
favoriserait l’accès aux soins ? Les raisons sont en partie techniques, et concerne notamment les dysfonctionnements entraînant une augmentation du temps de travail administratif. Des arguments idéologiques sont mis en avant, comme le fantasme de la surconsommation de soins – et donc de
l’augmentation irrationnelle des dépenses de santé – que la “gratuité” de l’accès au soin entraînerait. Mais ce qui dérange le plus, au fond, c’est que le lien avec l’organisme payeur principal deviendrait alors tellement simple et évident que l’on se demanderait pourquoi il ne deviendrait pas un organisme employeur.

Le libre choix du praticien par le patient est un principe qui semble aller de soi. Pourtant, il masque une réalité concrète où le choix dépend de la densité médicale, du degré d’urgence des soins, du plateau technique nécessaire ou des compétences requises. Plus les soins seront urgents, spécialisés ou techniques, plus le choix du patient sera restreint. L’autre limite concrète est celle du porte- monnaie. Dans certaines agglomérations, le « libre choix » d’un praticien en secteur 2 ou hors convention ne concerne que ceux qui en ont les moyens. Les autres ont un « libre choix » plus restreint. Il ne s’agit pas de dire qu’il faudrait imposer une patientèle aux soignants et réciproquement. La possibilité d’obtenir un deuxième avis médical est, par exemple, un garde-fou indispensable. Mais parler de libre choix du praticien comme une liberté abstraite alors que coexistent des honoraires variables, c’est accepter de fait des inégalités dans l’accès aux soins. Il nous semble plus pertinent de mettre en avant la participation et le libre choix du patient dans la prise en charge. Pour pouvoir faire un choix éclairé, le patient doit disposer des éléments lui permettant d’apprécier les bénéfices espérés, les risques et les incertitudes de la prise en charge proposée.

La liberté de prescription s’entend tout à fait dans le sens de l’indépendance vis-à-vis d’organismes non soignants. L’effet thérapeutique doit primer sur l’aspect économique. L’une des conditions de la liberté de prescription est donc l’existence de la sécurité sociale, un système solidaire qui garantit le
libre accès des patients aux traitements.

La liberté de prescription est évidemment limitée par le panel des molécules disponibles. Elle est donc régulée par les organismes qui délivrent les autorisations de mise sur le marché et qui décident
de son niveau de remboursement public. Les médicaments remboursés sont censés avoir démontré leur efficacité, les médicaments qui ne le sont pas sont ceux qui sont inutiles, voire dangereux. On peut légitimement se demander pourquoi et dans l’intérêt de qui ces médicaments sont-ils mis sur le marché ? Pour augmenter ses ventes et ses profits, un laboratoire doit influencer le prescripteur. Le médecin est au cœur du conflit entre des intérêts privés et l’intérêt général. Pour arriver à ses fins, le laboratoire dispose de tout un arsenal : organisation de congrès, financement d’études cliniques, visiteurs médicaux, babioles, invitations à des présentations dans des lieux de haut standing, etc. À l’échelle mondiale, les sommes dépensées se comptent en milliards de dollars. L’enjeu est à la mesure des profits générés par ce secteur industriel.

Les médecins ne devraient pas avoir le droit de prescrire des médicaments inutiles ou dangereux. Il faut donc réduire leur liberté en retirant ces produits du marché. Pour défendre la liberté de prescription dans son entièreté, il faut la libérer des pressions du marketing industriel. Et pour cela, nous considérons que le meilleur moyen est de socialiser la production des médicaments. Cela permettrait de supprimer le conflit d’intérêt entre les producteurs du médicament et les consommateurs.

L’augmentation du nombre de médecins est une nécessité évidente, même si, dans le cadre d’une régulation par le marché, elle ne règle pas le problème de leur répartition. L’augmentation du nombre de médecins devrait donc aller de pair avec une régulation publique qui impose une
distribution équitable de la population médicale. Si la concurrence craint la pléthore, ce ne serait pas le cas d’un service public disposant des moyens à la hauteur de ses ambitions. Pour les professionnels, cela permettra de diminuer leur temps de travail. Pour les patients, cela facilitera l’accès aux soins.

Au paiement à l’acte, nous opposons le paiement à la fonction. À l’entente directe, nous opposons l’abolition du secteur 2 et la généralisation du tiers payant intégral. À la liberté de prescription, nous souhaitons la protéger de l’influence de l’industrie et nous y ajoutons le libre accès au traitement
pour le patient. Au libre choix du praticien, nous privilégions le libre choix du patient dans la prise en charge. À la régulation par le marché de l’offre de soins, nous opposons une régulation publique et un maillage territorial rationnel. Actuellement, la prestation de soins médicaux est principalement une production privée garantie par un financement public. Nous souhaitons résoudre cette contradiction par la création d’un service public de santé, incluant le développement, la production et la distribution du médicament. Cela ne signifie pas que nous nous opposons aux médecins
libéraux. Cela signifie que nous rejetons les principes fondateurs de la médecine libérale.

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