Les événements récents en Turquie et en Grèce, comme l’instabilité sociale grandissante dans de nombreux autres pays européens, sont une expression de la maturation des prémisses de la future révolution européenne. Pour l’heure, les secousses les plus violentes se sont produites dans les pays les plus fragiles du continent. L’économie de la Grèce a connu un véritable effondrement. Le Portugal et l’Espagne sont sur la même voie. Mais prochainement, les puissances européennes les plus importantes – l’Allemagne, la Grande-Bretagne et la France – seront, elles aussi, aspirées dans le tourbillon d’une instabilité politique et sociale croissante.
Prémisses de la révolution
Karl Marx et Frédéric Engels nous ont expliqué quels sont les ressorts fondamentaux d’une époque révolutionnaire et notamment comment, à un certain stade du processus historique, le développement de la technique et des forces productives se heurte aux limites de l’ordre social existant. Dans la préface de sa Critique de l’économie politique (1859), Marx résume brillamment les conclusions générales auxquelles il était arrivé à ce sujet : « Le résultat général auquel j’arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s’élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de développement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution sociale. »
Ces lignes remarquables décrivent le point auquel le capitalisme est arrivé aujourd’hui, en général – c’est-à-dire à l’échelle mondiale – et en Europe en particulier. Le système atteint ses limites. Il ne peut plus développer les moyens de production ou en tout cas ne peut les développer qu’au détriment des conditions d’existence de la masse de la population. Le marché mondial ne peut plus absorber la masse colossale de marchandises que les moyens de production existants peuvent produire. Non pas qu’il n’y ait plus de besoins à satisfaire : la majeure partie de l’humanité vit dans la misère. Mais l’offre dépasse la demande à une échelle massive. Pendant des décennies, les capitalistes, leurs banques et leurs gouvernements ont cherché à repousser cette perspective par une expansion colossale du crédit, de sorte que la masse de capitaux en circulation était beaucoup plus importante que les richesses réelles produites.
Le crédit peut effectivement augmenter la demande, mais il augmente par la même occasion les capacités productives. Par conséquent, la contradiction fondamentale du mode de production capitaliste devait nécessairement finir par se manifester. D’un facteur de croissance de la demande, le crédit – c’est-à-dire l’endettement – devient une cause de sa contraction. C’est ce qui explique la crise mondiale actuelle. C’est une crise dont l’ampleur et la gravité sont sans précédent dans l’histoire. Une grave crise de surproduction – ou de « surcapacité » – est doublée d’une crise de surendettement aux proportions, elle aussi, sans précédent. Elle n’a donc rien d’une baisse cyclique « normale ». Elle touche tous les pays du monde, y compris les pays « miraculeux » comme la Chine, le Brésil ou la Turquie. Le ralentissement économique est général, même si certains pays sont plus avancés que d’autres sur le chemin de la ruine. L’Europe, autrefois considérée comme une zone de stabilité économique et sociale, est durement touchée. Et dans le contexte de la stagnation et du déclin du capitalisme européen, il y a le déclin particulier du capitalisme français.
Malgré cinq millions de demandeurs d’emploi et une aggravation évidente de la « grande pauvreté », il faut dire que l’extrême gravité de la situation n’est pas encore comprise par la grande majorité des travailleurs, d’autant que personne, dans les sphères dirigeantes du mouvement ouvrier, ne la leur explique. Hollande dit que l’économie ira mieux prochainement. Beaucoup de travailleurs pensent – ou en tout cas espèrent – qu’il a raison. Le taux de croissance peut fluctuer dans certaines limites, mais une reprise économique durable est exclue.
L’affaiblissement de la position de la France en Europe et dans le monde est à l’œuvre depuis des décennies. Mais son déclin s’est nettement accéléré au cours de la dernière période. Sa base industrielle se contracte à une vitesse alarmante. En 1999, elle représentait 22 % de son PIB. En 2008, elle n’était plus que de 16 %. En 2013, elle se situe entre 11 et 12 %. Selon la Commission Européenne, la part du commerce mondial qui revient à la France s’est contractée de 20 % depuis 2005. Perdant constamment du terrain sur le marché mondial, le capitalisme français recule également en Europe et même sur le marché intérieur. Ses marges de profit dans le secteur industriel ont reculé de 2 à 5 % par an, au cours de la dernière période : l’industrie française bat en retraite face à ses principaux rivaux.
Les statistiques de l’investissement industriel racontent la même histoire. Si nous prenons les chiffres entre 1991 et 2012, ils sont négatifs pour 9 de ces 22 années et ne dépassent pas une augmentation de 2 % pour 5 d’entre elles. La majeure partie des investissements réalisés sur l’ensemble de cette période n’implique pas une augmentation des capacités productives, mais seulement un renouvellement de celles-ci. Les déficits commerciaux annuels – aux alentours de 70 milliards d’euros – sont eux aussi une preuve tangible du déclin de la position mondiale de la France. Ainsi, les capitalistes mènent la France à la ruine. Ils abandonnent le secteur productif – et donc, par la force des choses, ceux du commerce et des services – pour investir là où la main d’œuvre est moins chère et où les travailleurs ont des « droits » à peine plus élevés que de ceux d’esclaves. Partout, ils exercent une pression implacable sur les salariés pour augmenter leurs profits.
Les prévisions de redressement proférées par Hollande ne sont que duperie. C’est un marchand de faux espoirs. Pour que l’économie française se redresse de façon durable, il faudrait que le capitalisme français trouve de nouveaux débouchés pour ses produits, malgré l’atonie du marché mondial, et qu’il reprenne des parts de marché à l’Allemagne, à l’ensemble des pays européens, aux Etats-Unis, à la Chine et à l’Inde. Or ceci est rigoureusement impossible, à moins d’imposer une dégradation draconienne des salaires et des conditions de vie des travailleurs. Sur la base du capitalisme, la « sortie de crise » est inconcevable sans une grande offensive, infiniment plus agressive que les « politiques d’austérité » de ces dernières années, contre les conditions de vie, les droits et les moyens d’action de la classe ouvrière. Et même cette dernière solution n’en est pas une, puisque des travailleurs réduits à la misère n’achètent presque rien. La demande intérieure se contracte car il y a moins de crédits bancaires, moins d’investissements publics et privés, moins de dépenses publiques et – du fait du chômage, des bas salaires et de la précarité – moins de dépenses des ménages. Une régression sociale à plus grande échelle ne ferait que rendre la vie des travailleurs encore plus difficile et aggraverait par la même occasion la contraction de la demande intérieure – et donc de la production.
L’impuissance du gouvernement
Dans notre texte alternatif, Combattre l’austérité, en finir avec le capitalisme, en vue du 36e congrès du PCF, nous écrivions : « La classe capitaliste n’est qu’une toute petite minorité de la population. Elle domine en vertu de sa propriété des banques et des moyens de production. Tant que cette minorité parasitaire n’est pas expropriée, le gouvernement ne peut apporter que quelques corrections marginales aux conditions sociales et économiques qu’elle nous inflige. Autrement dit, lorsque le système capitaliste dépend, plus que jamais, de la réduction permanente du niveau de vie des travailleurs, une politique de réforme sociale ne peut aboutir que si elle est liée à une politique d’expropriation des capitalistes. Il faut résister, combattre le capitalisme – ou bien capituler. »
Ainsi, le gouvernement « socialiste » actuel, qui n’a d’autre ambition que de gérer le capitalisme, est réduit à l’impuissance, empêtré dans les contradictions du système. Dans d’autres circonstances, l’Etat pourrait se servir de ses ressources financières propres ou emprunter les sommes requises pour injecter des capitaux dans les circuits économiques et stimuler ainsi, ne serait-ce temporairement, la demande et la production. Mais le niveau extrêmement élevé de la dette publique fait que cette option est totalement exclue. La dette cumulée de l’Etat représente près de 92 % du PIB, soit 1850 milliards d’euros. Chaque année, elle augmente d’une somme se situant entre 90 et 150 milliards d’euros. Cela veut dire que la France se dirige tout droit vers une crise de solvabilité similaire à celle de l’Espagne. Ce problème a atteint des proportions tellement importantes qu’il est insoluble sur la base du capitalisme. Les restrictions des dépenses publiques, sous Hollande comme sous Sarkozy, n’ont pas empêché la dette publique de s’accroître. En même temps, toute tentative de restreindre davantage les dépenses publiques – qui sont un facteur majeur dans la vie économique du pays – ne ferait qu’enfoncer l’économie dans une récession sévère. Le gouvernement est donc pris dans un étau. Dans le contexte actuel, quoi qu’il fasse, ce sera une erreur. Les problèmes créés par le capitalisme ont atteint une ampleur telle qu’ils ne peuvent pas être résolus dans le cadre de ce même système.
Caractéristiques de la révolution
Malgré l’impasse dans laquelle il a entraîné la société, le système capitaliste ne s’effondrera pas tout seul. Les capitalistes surmonteront n’importe quelle crise, aussi profonde soit-elle, tant qu’ils conserveront la propriété des moyens de production et d’échange. Du point de vue des travailleurs, la question qui se pose est celle des conséquences du maintien du capitalisme sur leurs propres conditions d’existence. Et ce sont précisément ces conséquences qui finiront par provoquer une révolution.
En temps ordinaires, ce n’est jamais qu’une infime minorité des travailleurs qui cherche à comprendre le fonctionnement du capitalisme et qui lutte consciemment pour y mettre fin. En général, la majorité des travailleurs prennent la ligne de la moindre résistance. Malgré le déclin objectif du système et toutes les souffrances que ce déclin leur inflige, la conscience réformiste et la passivité de nombreux travailleurs fournissent encore une « base sociale » au capitalisme. Longtemps après qu’un système a perdu sa viabilité historique, il peut tout de même se maintenir dans la mesure où cette viabilité existe encore dans la conscience conservatrice de la classe exploitée. Le passé pèse sur le présent, de sorte que, longtemps après la disparition des bases matérielles du réformisme, la pensée réformiste subsiste – mais pas indéfiniment. Les travailleurs sont très patients. Ils sont même quelque peu fatalistes, pour la plupart. Ils ne viennent pas facilement à l’action militante. Mais tout a une limite. Ils ne peuvent pas tolérer indéfiniment une baisse incessante de leur niveau de vie. Sur tous les plans – économique, politique et social –, la situation qui s’installe fait que tôt ou tard, l’équilibre social sur lequel repose le capitalisme rompra.
L’essence d’une révolution, c’est que, sous l’impact des événements, l’écart entre la conscience des masses et la réalité de l’ordre social existant se referme – soudainement. Couvant sourdement pendant toute une période historique, la colère accumulée finit par éclater à la surface. Les travailleurs parviennent à la conclusion qu’il n’y aura pas d’issue possible sans couper dans le vif, qu’il faut agir. De façon dialectique, la « moindre résistance » – la façon la plus économe et « facile » de se défendre – devient la lutte à outrance.
Une révolution surgit des profondeurs de la société. Les masses jusqu’alors inertes sont soulevées et jetées violemment dans l’action contre l’ordre établi. Les réformistes opposent le « réalisme » et le « pragmatisme » à la perspective d’une révolution, mais les vrais réalistes sont les marxistes, précisément parce que le cours réel des événements ne peut que déboucher sur une confrontation majeure entre les classes – et qu’inéluctablement, cette confrontation créera les conditions d’un renversement du système, non pas en termes théoriques et abstraits, mais comme une tâche pratique immédiate incombant à la classe ouvrière. Le salariat moderne est la classe majoritaire dans la société. Elle assure toutes les fonctions essentielles de l’organisme économique et social. On n’est plus à l’époque de la Commune de Paris. La paysannerie, qui fournissait les réserves sociales de la réaction, à l’époque, a aujourd’hui quasiment disparu. Du point de vue du rapport de force entre les classes, cette disparition est une très bonne chose. Dans les conditions modernes, les travailleurs peuvent et doivent prendre le pouvoir entre leurs mains, et, à la différence des Communards, le conserver pour réorganiser la société sur des bases nouvelles.
L’émancipation des travailleurs est inconcevable sans briser leur dépendance vis-à-vis des capitalistes, sans l’éradication du pouvoir économique de ces derniers, leur expropriation révolutionnaire. Ce grand bouleversement ne ressemble en rien au « dépassement » graduel et paisible du système auquel croient – ou feignent de croire – les dirigeants du PCF. Il ne pourra pas s’accomplir par des moyens parlementaires, mais seulement par l’action révolutionnaire directe de la classe ouvrière.
Dans certaines circonstances, les parlements peuvent contribuer à la défaite d’un régime désuet. Cela dépend de leur rapport avec la classe révolutionnaire. Mais concrètement, dans la France d’aujourd’hui, il suffit de voir la composition sociale et politique de la soi-disant « représentation nationale » pour comprendre que l’Assemblée nationale, que ce soit avec une majorité de droite ou « socialiste », se rangera fermement dans le camp de l’ennemi. Même si l’on admet, dans l’abstrait, la possibilité théorique d’une modification de cette composition sur une longue période, le cours des événements n’attendra pas cette modification hypothétique avant de transformer la crise économique et sociale en une crise du régime, c’est-à-dire en une situation où l’existence même l’ordre capitaliste sera directement menacée par un mouvement de masse extra-parlementaire. Ce mouvement prendra probablement la forme d’une grève générale similaire à celle de mai-juin 1968. Mais quoi qu’il en soit, pour atteindre ses objectifs, il ne pourra se contenter de paralyser la production et l’Etat. Une grève générale – même d’une ampleur de masse et de longue durée – ne pourra régler aucun des problèmes fondamentaux. S’il veut atteindre ses objectifs, le mouvement devra briser le pouvoir économique des capitalistes ainsi que les « institutions républicaines » et remplacer celles-ci par une nouvelle république révolutionnaire incarnant les intérêts des travailleurs en tant que nouvelle classe dirigeante.
Le réformisme dans une impasse
Nous avons voulu démontrer que l’extrême gravité de la situation économique prépare les prémisses d’une révolution dirigée contre le capitalisme et donner quelques indications sur la forme probable que prendrait cette révolution. Mais une révolution de la classe ouvrière peut connaître la victoire ou la défaite. Une révolution est une confrontation brutale de forces et d’intérêts diamétralement opposés, et toute l’expérience historique des révolutions démontre que sans une direction, un programme et une stratégie authentiquement révolutionnaires – c’est-à-dire marxistes – la victoire de notre camp est pratiquement exclue. Elle démontre aussi que cette direction ne peut pas être improvisée en pleine bataille et ne peut émerger que sur la base d’idées, de méthodes et de compétences consciemment développées dans la période précédente. La construction de cette direction, même dans sa forme embryonnaire, est une tâche ardue et compliquée, ce qui explique qu’à de rares exceptions près – dont notamment la révolution soviétique de 1917 – le mouvement révolutionnaire des travailleurs a toujours été vaincu. L’étude de la révolution russe ne nous laisse aucun doute sur ce point : sans le parti de Lénine, le prolétariat de Petrograd aurait connu le même sort que la Commune de Paris. Par conséquent, pour les militants du mouvement ouvrier les plus politiquement conscients, il ne suffit pas d’espérer ou de prévoir une révolution. Il faut s’y préparer consciemment et sérieusement. Il faut enraciner les idées du marxisme, non pas aux marges de nos organisations, mais là où ça compte : au cœur des grandes organisations traditionnelles des travailleurs – et surtout, en raison de la place qu’ils occupent dans le mouvement ouvrier d’aujourd’hui, dans le PCF et la CGT. Le sort de la classe ouvrière sera décidé, en fin de compte, par l’issue de la bataille, au sein de ces organisations, entre les idées du marxisme et celles du réformisme, entre le programme de la révolution et le programme de la conciliation.
Le réformisme est la tendance dominante au sein du mouvement ouvrier occidental depuis des décennies. Mais il faut distinguer le réformisme honnête des travailleurs et les « promesses » et notions creuses des dirigeants réformistes parlementaires et syndicaux. Le réformisme des travailleurs n’est autre que leur croyance dans la possibilité d’améliorer leurs conditions de vie au moyen de mesures sociales progressistes et de lois plus justes.
Il y a, au fond, trois tendances politiques fondamentales dans le mouvement ouvrier français. La première, incarnée à perfection par les dirigeants du Parti Socialiste et des syndicats dits « modérés », comme la CFDT, est celle des « réformistes de droite » ou ex-réformistes. La deuxième, ce sont les « réformistes de gauche », représentée notamment par les dirigeants du PCF, du PG et de la CGT. Enfin, il y a les marxistes. Pour le moment, ces derniers ont une audience beaucoup plus limitée que les deux autres tendances. Mais cela ne veut pas dire qu’il en sera toujours ainsi. Nous y reviendrons.
Marx disait que l’idéologie dominante d’un ordre social donné est nécessairement celle de la classe dominante, sauf en période de révolution. Le réformisme, qui prétend concilier les intérêts des travailleurs et ceux des capitalistes, est l’expression au sein du mouvement ouvrier de l’idéologie actuellement dominante, et donc capitaliste. Le réformisme doit son ancrage dans le mouvement ouvrier au fait que, pendant toute une époque d’expansion du marché mondial, les capitalistes pouvaient céder, jusqu’à un certain point, aux « pressions de la rue ». Parfois, par le passé, la simple menace d’une grève pouvait suffire à arracher des concessions. Des grèves en obtenaient souvent. Mais cette époque est définitivement révolue. Les limites du syndicalisme et du réformisme sont une expression, en fin de compte, de celles du système capitaliste lui-même. Le déclin du système fait que la masse des profits ne peut être maintenue et agrandie qu’au moyen d’une offensive implacable et permanente contre les conquêtes passées du mouvement ouvrier. Toute l’histoire sociale récente de la France et de l’Europe atteste de ce fait. Les manifestations, toutes les grèves et les journées d’action, les changements de gouvernement n’obtiennent rien. Les travailleurs grecs ont fait près d’une trentaine de grèves générales, sans le moindre résultat. Le réformisme a complètement perdu sa base matérielle.
Quelles que soient leurs intentions initiales, tous les gouvernements qui acceptent la propriété capitaliste de l’économie sont et seront contraints de tenir compte de cette réalité. Se heurtant aux limites du système, la « négociation » que réclament les directions syndicales mène à la capitulation et le réformisme gouvernemental se transforme aussitôt en contre-réformisme. Les réformistes renoncent à leur programme et aident les capitalistes à détruire les conquêtes sociales du passé. Cette volte-face a eu lieu pendant le gouvernement socialiste-communiste de 1981-1984, avec la « pause » dans l’application des réformes sociales en 1982 et l’adoption, au printemps de 1983, d’une politique d’austérité. Le gouvernement de Jospin (1997-2002) a suivi une courbe similaire, commençant avec la semaine de 35 heures et finissant avec le plus grand programme de privatisations dans l’histoire de France. Quant au gouvernement Hollande, il ne fait que prolonger, à quelques nuances près, la politique réactionnaire de Sarkozy.
Dans les conditions modernes, une régénération durable du réformisme est exclue. Mais même si les bases matérielles du réformisme n’existent plus, ses bases psychologiques – le « réformisme » des travailleurs – existent encore et subsisteront pendant un certain temps. Il s’agit, en réalité, de leurs aspirations à défendre leurs conditions de vie, leurs droits et leurs organisations. Ce mode de pensée d’action est essentiellement défensif et donc « conservateur ». Mais face à la détérioration de leurs conditions de vie, ils se convaincront, par couches successives, de la nécessité de passer à l’offensive.
On peut dire que les réformistes de droite à la tête du PS sont arrivés aux mêmes conclusions générales que nous autres marxistes, mais d’un point de vue opposé. Ayant compris que le capitalisme de notre époque est incompatible avec les réformes sociales du passé, ils se mettent à les détruire dans l’intérêt des capitalistes. Partant du même constat – que le capitalisme ne peut exister qu’en imposant la régression sociale – nous disons qu’il faut en finir avec ce système. Pour sauver les conquêtes sociales du passé – et pour en accomplir de nouvelles –, il faut la prise du pouvoir économique, à savoir l’expropriation de la classe capitaliste, et la prise du pouvoir étatique, c’est-à-dire la création d’une administration gouvernementale et d’une force publique agissant sous le contrôle et dans l’intérêt des travailleurs. A ce stade, la grande majorité des travailleurs n’est pas encore parvenue à cette conclusion. Ils espèrent s’en sortir sans aller à de tels « extrêmes ». Mais ils apprendront que ce n’est pas possible. Le réformisme est mort dans les faits. Il ne survivra pas indéfiniment dans l’esprit des travailleurs.
Le réformisme de gauche
A la différence des réformistes de droite et des marxistes, la seule tendance qui considère que le retour au plein emploi et le progrès social en général sont compatibles avec le capitalisme est celle des réformistes de gauche, notamment les dirigeants du PCF et du Parti de Gauche. Tout en intégrant dans leur programme l’essentiel des revendications habituelles du mouvement ouvrier – pour la défense de l’emploi, des salaires, des retraites, de l’éducation publique, de la sécurité sociale, etc. –, ils refusent obstinément de remettre en cause la propriété capitaliste de l’économie. Dès lors que l’on quitte le terrain des revendications de type syndical, le programme de la direction du PCF n’est qu’un ensemble d’expédients qui, selon elle, permettrait au capitalisme de retrouver le chemin de la croissance et du plein emploi : réforme de la BCE, création monétaire, système de « bonus-malus » pour les employeurs en matière de charges sociales, meilleure coordination entre les banques publiques et « maîtrise publique » des banques privées (qui resteraient privées), réformes constitutionnelles, etc. Le point commun de toutes ces idées, c’est qu’elles tournent autour des problèmes de fond que sont, d’une part, la propriété capitaliste des banques, de l’industrie et du commerce, et, d’autre part, le caractère de classe de l’Etat. Considéré dans son ensemble, le programme actuel du PCF prétend qu’il serait possible de réformer le capitalisme pour qu’il réponde aux besoins de la société, c’est-à-dire qu’il serait possible de résoudre les problèmes créés par le capitalisme sur la base de ce même système. Le programme du Parti de Gauche est du même ordre. Il en va de même pour la CGT.
Nous avons vu l’énorme enthousiasme suscité par la campagne présidentielle de Jean-Luc Mélenchon, en 2012, avec des rassemblements politiques de plusieurs dizaines de milliers de participants. Le programme du Front de Gauche, défendu avec talent par Jean-Luc Mélenchon, résumait, en effet, pratiquement toutes les revendications les plus importantes du mouvement ouvrier. Il demeure tout de même un programme réformiste dont la « crédibilité » repose sur le fait qu’il n’a pas encore été mis à l’épreuve. Mais si le Front de Gauche est en position de former un gouvernement, à l’avenir, la faillite du réformisme deviendra immédiatement évidente. Comme ils l’ont fait en 1981-84, les capitalistes résisteront avec tous les moyens à leur disposition : fuite de capitaux, arrêt des investissements, lock-out, fermetures, délocalisations, licenciements, briseurs de grève, etc. Ils saborderont les réformes. Face à cette résistance, le compromis voulu par les réformistes s’avérera impossible. Soit ils passeront à l’offensive, portant un coup mortel au pouvoir capitaliste par des expropriations – par l’adoption, en somme, de notre programme –, soit ils seront acculés à capituler, comme l’a fait Mitterrand en 1983. Aujourd’hui, il y a encore moins de bases pour un compromis entre la réforme sociale et le capitalisme que dans les années 80. Par la logique même de leur position, les dirigeants réformistes de gauche seront contraints d’abandonner leur programme actuel, dans un sens ou dans un autre. Cela vaut également pour Syriza, en Grèce, et pour tous les partis et mouvements de type réformiste.
Les positionnements politiques ont leur logique propre. Une direction qui limite son action à critiquer les capitalistes et à leur arracher des concessions, mais refuse de toucher à la source même du pouvoir capitaliste – la propriété des moyens de production – devient, par la force des choses, à l’étape critique et décisive de la lutte des classes, un élément de défense et de protection – un agent politique, en somme – des intérêts de la classe capitaliste face aux « débordements » de la classe ouvrière. C’est un phénomène qui s’est produit à maintes reprises dans l’histoire de la France et de bien d’autres pays.
La présente analyse des processus économiques, sociaux et politiques n’est pas faite d’un point de vue extérieur et académique. La Riposte fait partie intégrante du mouvement communiste et fait partie, aussi, des processus décrits. Les idées marxistes et révolutionnaires qu’elle défend ont une certaine audience dans le PCF, la CGT et le mouvement ouvrier en général. Mais cette audience et notre implantation idéologique et militante sont encore bien trop faibles, compte tenu de la situation qui existe dans le pays et, surtout, des perspectives pour les années qui viennent. Face à la confrontation majeure avec le capitalisme qui s’annonce, le mouvement ouvrier a besoin des idées, de la théorie, du programme et des perspectives marxistes, révolutionnaires. Les ressources humaines qui peuvent renforcer l’élément révolutionnaire du mouvement existent bien, mais de façon trop disparate. Il faut nous retrouver, nous mettre en relation, mettre en commun nos idées, notre expérience, notre volonté d’en finir avec le capitalisme.
La classe ouvrière constitue une force sociale colossale. Aucune force ne pourra lui résister – à condition, toutefois, de trouver en son sein et de placer à sa tête des éléments ayant assimilé les enseignements principaux des révolutions du passé et prêts à combattre jusqu’au bout. Le réformisme, dont l’ambition ne va jamais plus loin que de servir de « contrepoids » à la tyrannie capitaliste, n’est pas à la hauteur des défis de notre époque. Dans les années à venir, le marxisme peut et doit devenir un courant puissant – puis le courant majoritaire – au sein du mouvement ouvrier français. Nous appelons tous les militants, jeunes et travailleurs qui partagent cet objectif à prendre contact avec nous. Avant que la classe ouvrière ne puisse vaincre le capitalisme, il faut la réarmer avec le programme de son émancipation future.
Greg Oxley (PCF Paris 10e)