Cet article a été publié pour la première fois en février 2009, à l’occasion des 90 ans de la Révolution allemande de 1919.
Cela fait 90 ans qu’a eu lieu la Révolution allemande de 1918-19, l’un des événements les plus importants de l’histoire mondiale. Une révolution victorieuse en Allemagne aurait signifié l’extension de la révolution aux pays les plus développés, et l’isolement de la Révolution russe aurait été rompu.
La plupart des gens savent très peu de choses de la Révolution allemande. On en parle peu dans les écoles. Nous pouvons tirer des enseignements non seulement des succès tels que la Révolution russe, mais aussi des échecs. La théorie marxiste n’est au bout du compte rien de plus que la mise en cohérence globale des expériences de la classe ouvrière mondiale. Nous devons apprendre de ces expériences de façon à achever ce que les travailleurs allemands ont entrepris et ce pour quoi Rosa Luxemburg, Karl Liebknecht et des milliers d’autres ont donné leurs vies : une société socialiste débarrassée de la guerre, de la faim et de la pauvreté !
La guerre et la Seconde Internationale
Comme Lénine l’a expliqué, la guerre a souvent des conséquences révolutionnaires, et la Révolution allemande a été engendrée par la Première Guerre Mondiale (1914-1918). La révolution a aussi mis un terme au cauchemar de la guerre mondiale et de ses 10 millions de morts.
Dans les années qui ont précédé l’explosion de la Première Guerre Mondiale, il est devenu clair pour les partis de la Seconde Internationale qu’une guerre mondiale se profilait. La Seconde Internationale, établie sur les idées de Marx et Engels, réunissait l’ensemble des partis sociaux-démocrates et un large panel d’individus, depuis des réformistes comme Bernstein et Kautsky jusqu’à des révolutionnaires comme Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, le danois Stauning, ainsi que Lénine et Trotsky en Russie. Aux congrès mondiaux de 1907 puis de 1912, la Seconde Internationale vota des résolutions pour résister à la guerre par tous les moyens, y compris la grève générale.
Le SPD et la guerre
Le parti social-démocrate allemand (SPD) était le plus important et le plus puissant des partis de la Seconde Internationale. En 1912, il comptait un million de membres, plus de 15 000 permanents à temps plein et 90 journaux qui étaient des quotidiens. Comme les autres partis de la Seconde Internationale, le SPD avait voté en faveur des résolutions contre la guerre dans les congrès mondiaux, mais comme la plupart des autres partis de l’Internationale, il finit par faire en pratique l’exact opposé. Quand la guerre éclata en août 1914, tous les membres du SPD au parlement allemand, le Reichstag, votèrent en faveur des crédits de guerre et, en pratique, pour envoyer des millions de travailleurs s’entre-tuer à la guerre. Quand Lénine vit la couverture du Vorwärts, le journal du parti social-démocrate allemand, avec le vote aux crédits de guerre à la une, il fut tellement choqué qu’il crut au début que c’était un faux. Malheureusement, ce n’en était pas un.
Ce soutien à la guerre était le résultat d’une longue période de dégénérescence des couches dirigeantes de la plupart des partis de la Seconde Internationale que Rosa Luxemburg avait combattue avec insistance. Après des années de croissance économique, les dirigeants avaient pris l’habitude de négocier des réformes, et leurs conditions de vie s’étaient de plus en plus éloignées de celles des travailleurs qu’ils représentaient. C’est pourquoi il était dans leur intérêt de soutenir la bourgeoisie de leur « propre pays », au lieu de soutenir la classe ouvrière internationale. Après cette trahison, Rosa Luxemburg qualifia l’Internationale de « cadavre puant ».
Les Spartakistes
Même si tous les membres du SPD au Reichstag avaient voté en faveur des crédits de guerre en août, tous n’étaient pas d’accord avec cette politique. Plusieurs avaient voté en leur faveur uniquement pour respecter la discipline de parti. Il devint rapidement clair pour Karl Liebknecht, l’un des membres du SPD au Reichstag, qu’il n’était pas suffisant de soulever des critiques au sein du groupe parlementaire, mais qu’il était nécessaire de manifester ouvertement son désaccord. En décembre 1914, il fut le seul membre du SPD à voter contre la guerre au Reichstag, ce qui lui valut un énorme prestige parmi les travailleurs, que la guerre commençait déjà à dégoûter.
Le mécontentement au sujet de la politique de guerre commença à se répandre rapidement dans les rangs du SPD, et un nombre croissant d’organisations locales votèrent des résolutions contre la politique guerrière de la direction. Rosa Luxemburg et Franz Mehring se réunirent pour publier un journal intitulé Die Internationale, et avec Karl Liebknecht ils commencèrent à se faire connaître sous le nom de Groupe de l’Internationale, qui constituait le germe du futur Parti communiste. À l’occasion du Nouvel An, en 1916, le groupe organisa son premier congrès, et ils décidèrent de lancer un journal clandestin intitulé Spartacus, du nom de l’esclave qui s’était rebellé contre l’Empire Romain. Dès lors, les membres du groupe furent connus sous le nom de Spartakistes. Le groupe de l’Internationale tout comme les Spartakistes étaient des groupes organisés à l’intérieur du SPD, dans l’objectif de faire triompher au sein du SPD une politique révolutionnaire internationaliste.
Les Spartakistes participèrent en 1915 à la conférence de Zimmerwald avec tous ceux qui étaient restés fidèles aux principes de l’internationalisme. À cette époque, les internationalistes n’étaient qu’une petite poignée, mais les choses changèrent rapidement. Il est fréquent que la bourgeoise, aidée par les dirigeants du mouvement ouvrier, arrive à initier un mouvement de défense nationale. Mais le soutien des travailleurs à la guerre disparaît dès que la guerre s’éternise et qu’ils peuvent se rendre compte que la défense de « la Nation » ne signifie rien d’autre que la défense de la propriété de la classe capitaliste nationale. À peine quatre ans après la conférence de Zimmerwald, la plupart des participants constituèrent le noyau de ce qui allait devenir la puissante Troisième Internationale Communiste.
Une opposition croissante à la guerre
Le premier mai 1916, une manifestation rassembla plus de 10 000 personnes sur la Place de Potsdam suite à l’agitation des Spartakistes dans les usines de Berlin. Liebknecht fut arrêté pour propagande antimilitariste et fut condamné à une peine de 2 à 6 ans de prison. Le jour de son procès, 50 000 ouvriers des usines d’armement cessèrent le travail, et il y eut plusieurs manifestations. En conséquence, des centaines d’ouvriers Spartakistes furent arrêtés, et en juillet Rosa Luxemburg fut, de nouveau, arrêtée à son tour.
Mais la glace était rompue. L’opposition à la guerre commença à s’exprimer dans un nombre croissant de lieux. Par exemple, 30 000 travailleurs manifestèrent contre la guerre, à Frankfort, en novembre 1916.
Une opposition croissante à l’intérieur du SPD
L’opposition croissante à la guerre de la part des masses se reflétait à l’intérieur du SPD et aussi parmi les membres du Reichstag. En mars 1915, 25 membres du SPD votèrent contre les crédits de guerre. En août ce nombre était passé à 26, et en décembre 48 des 108 députés du SPD votèrent contre les crédits de guerre au parlement. L’opposition grandissante à la guerre parmi les masses allemandes créait une pression au sein du SPD, et l’opposition s’en trouvait renforcée.
En mars 1916, une large minorité refusa de voter le budget au Reichstag. Leur soutien s’étendit dans le parti et ils prirent le contrôle des organisations du parti à Berlin, Brême, Leipzig et dans d’autres centres industriels stratégiques. L’opposition eut sa première conférence nationale en janvier 1917 et prit une forme plus organisée. La majorité de la direction du SPD ne pouvait pas accepter cela, et ils exclurent immédiatement l’opposition. Celle-ci emporta avec elle 120 000 membres du SPD dans le Parti Social-démocrate Indépendant (USPD), tandis que 170 000 autres demeuraient fidèles au vieux SPD.
L’USPD entre réformes et révolution
L’USPD était un mélange de tendances politiques réunies par leur opposition à la guerre. Il comprenait des réformistes et des révolutionnaires. Kautsky et Bernstein, Luxemburg et Liebknecht étaient tous les quatre membres du nouveau parti. Le groupe Spartakiste continua sous la forme d’une section autonome du nouveau parti. L’USPD reflétait l’agitation croissante au sein de la classe ouvrière, et devint un parti centriste classique. Le centrisme est un phénomène dans lequel un parti oscille entre les idées du marxisme et le réformisme, c’est à dire entre les réformes et la révolution. Mais le centrisme n’est pas stable. Les partis centristes apparaissent en général dans des situations révolutionnaires ou prérévolutionnaires, telles que la Révolution espagnole avec le POUM. L’important concernant les partis centristes est la direction vers laquelle ils tendent. En 1918, l’USPD penchait vers des positions révolutionnaires.
La faim et les grèves
Les conditions furent atroces pendant l’hiver 1917-18. Des milliers d’enfants allemands moururent de froid, et les travailleurs allemands vivaient sur des rations de survie. Dans ces circonstances, la Révolution russe en novembre 1917 produisit un véritable choc électrique. On parlait de la révolution à travers tout le pays, dans les usines et les tranchées.
Le premier décret du nouveau gouvernement bolchevik en direction des peuples du monde fut de demander un armistice immédiat et une paix démocratique basée sur l’auto-détermination et sur le renoncement aux annexions. Ce décret eut un effet considérable sur la psychologie de la classe ouvrière internationale. Dans l’armée française, il y eut des mutineries massives. En France, en Grande-Bretagne, en Autriche-Hongrie, de puissantes grèves s’organisèrent. En avril 1917, l’Allemagne connaissait une seconde grève de masse contre la guerre : 200 000 travailleurs étaient en grève à Berlin et à Leipzig.
En janvier 1918 la plus grande grève des années de guerre eut lieu. Plus d’un million de travailleurs de l’armement se mirent en grève contre le traité de Brest-Litovsk, imposé par le gouvernement allemand au gouvernement bolchevik. La grève fut largement le fait d’un groupe intitulé les Délégués d’Ateliers Révolutionnaires, ou les Délégués Révolutionnaires, qui rejoignirent plus tard l’USPD mais maintinrent une existence séparée à l’intérieur du parti. Lorsque la grève se termina par une défaite, plus de 100 000 grévistes furent incorporés à l’armée et envoyés au front. Lénine commenta plus tard cette action en disant qu’elle avait marqué « un point de rupture dans le prolétariat allemand ».
Une classe dirigeante désespérée
La classe dirigeante en Allemagne était terrifiée par l’effervescence révolutionnaire qui grandissait à l’avant-garde du mouvement. D’où les mots du secrétaire d’État Hintze : « Il est nécessaire pour éviter un soulèvement de la base, de faire une révolution par « le haut. » » Rapidement, un gouvernement « parlementaire » fut établi avec à la tête le cousin de l’Empereur, le prince Max de Bade. Et pour apaiser les masses, le social-démocrate Scheidemann intégra le gouvernement.
En octobre, une amnistie fut annoncée pour les prisonniers politiques, y compris pour Karl Liebknecht, qui fut accueilli par 20 000 ouvriers de Berlin. Cependant Rosa Luxemburg fut maintenue en prison. Néanmoins ces réformes arrivaient trop tard.
La mutinerie de Kiel
Le front militaire commençait à s’effondrer. Plus de 400 000 hommes désertèrent en 1918. L’état-major général écrivit au gouvernement pour qu’il propose un armistice aux alliés, mais cela fut refusé. C’est dans une tentative désespérée que le haut commandement allemand décida le 28 octobre de lancer une offensive sur la mer du Nord. En voulant sauver l’honneur de la marine allemande, c’est la vie de 80 000 hommes qui fut risquée dans cette action suicide. Ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.
Sur plusieurs cuirassés d’escadre, les marins manifestèrent ce qui entraîna jusqu’à 1 000 arrestations. Les marins restants, inquiets pour leurs camarades arrêtés, organisèrent une réunion publique et une manifestation. Bien que la manifestation soit interdite, le groupe de marins défila quand même. Les manifestants furent accueillis par une patrouille ouvrant le feu à tout va. 9 hommes furent tués. Ce fut une onde de choc au sein des marins de Kiel qui, du coup, rejoignirent en masse le mouvement. À ce moment-là, le mouvement atteint un point de non-retour. La nuit qui suivit, plusieurs réunions eurent lieu sur les bateaux pour aboutir les jours suivants à l’organisation de « conseils de marins et de soldats ». On arrêta les officiers et on les désarma. Sur la rive, le SPD et l’USPD lancèrent ensemble un appel à la grève générale en soutien aux marins, et des conseils d’ouvriers et de soldats émergèrent.
C’est avec la mutinerie de Kiel du 3 novembre 1918 que la révolution allemande commença.
Les conseils d’ouvriers et de soldats
La révolution se propageait à la vitesse de l’éclair. Le 6 novembre, les conseils de marins, de soldats et ouvriers avaient pris le pouvoir à Hambourg, Brême et Lübeck. Pendant les deux jours suivants, ce fut le tour d’autres villes : Dresde, Leipzig, Chemnitz, Magdebourg, Brunswick, Francfort, Cologne, Stuttgart, Nuremberg et Munich.
Le 9 novembre, les conseils d’ouvriers et de soldats étaient établis à Berlin, ancien centre révolutionnaire, au sein même du quartier général militaire. Spontanément, les ouvriers et les soldats mettaient sur pied des conseils, comme la Russie de 1905 et de 1917. En quelques jours un nouveau pouvoir était survenu, qui défiait l’État existant. Une situation de double pouvoir, également semblable à celle de la Russie (entre février et octobre 1917) existait.
Le pouvoir était bel et bien entre les mains des ouvriers et des soldats, mais en réalité, ils ne savaient pas comment le garder. Et tout comme les ouvriers de la Russie de février 1917, ils n’avaient pas encore fait le distinguo entre les différentes tendances socialistes.
Même s’ils étaient en désaccord avec la politique de la direction du SPD, beaucoup d’ouvriers lui restaient fidèles par loyauté et tradition, et aussi parce qu’ils s’étaient battus pour sa fondation. En Allemagne, comme en Russie, ce n’est que par leur propre expérience que les ouvriers purent tester les partis en les mettant à l’épreuve et apprendre de la sorte à les distinguer entre eux. À ce moment-là, les masses voyaient le SPD comme leur organisation traditionnelle —, et ce, malgré la trahison des dirigeants. Comme l’USPD jouait un rôle important, mais secondaire dans ce contexte, c’est tout naturellement que les ouvriers donnèrent le pouvoir aux dirigeants du SPD.
La révolution – un « péché »
Bien que la direction du SPD ait tiré son pouvoir des ouvriers, elle n’avait pas l’intention de l’utiliser dans l’intérêt des ouvriers. La nouvelle couche de leaders du SPD, Ebert, Noske et Scheidemann, n’avait que du mépris pour les ouvriers et les marins. Ils firent tout pour les calmer. Pour eux, le plus important était de stopper la révolution. Quand le Prince Max de Bade demanda à Ebert, le leader du SPD, s’il serait de son côté s’il arrivait à convaincre l’empereur d’abdiquer, Ebert répondit : « Si l’empereur n’abdique pas, la révolution sociale est inévitable. Je ne la veux pas — en fait je ne la supporte pas plus que le péché ». Or l’empereur avait perdu tout contact avec la réalité et il refusait d’abdiquer. Il exigea, à la place, que le peuple soit pilonné pour arrêter la révolution, et un général lui rappela qu’il n’avait plus d’armée pour obéir à ses ordres. Pendant ce temps, sous la pression des masses, le SPD se retira du nouveau gouvernement, et Max de Bade s’empressa d’annoncer l’abdication de l’empereur, mettant ce dernier devant le fait accompli.
Longue vie à la République !
La classe dirigeante, et avec eux Max de Bade, était désespérée. Cette fièvre révolutionnaire que dégageaient les masses était en train de gagner les parlementaires. De leur point de vue, il fallait à tout prix stopper net cette la contagion et ils ne voyaient qu’une seule issue : que l’empereur nomme Ebert comme Chancelier. En attendant, les masses remplissaient les rues de Berlin. Le matin du 9 novembre, des tracts de l’USPD étaient distribués aux usines de Berlin, appelant à un soulèvement armé. La révolution était à l’ordre du jour. Les soldats armés, les femmes, les enfants et les masses laborieuses de Berlin se réunirent dans le centre-ville.
Ebert essayait de conclure un accord avec l’USPD pour partager le gouvernement, mais l’USPD attendait pour donner sa réponse. Le SPD, pressé de fonder ce qu’il appelait un conseil des ouvriers et des soldats, réclamait une République socialiste. La manifestation atteint le Parlement et quand le social-démocrate Scheidemann les vit, spontanément il cria du balcon qu’Ebert était devenu le Chancelier et scanda « Vive la Grande République allemande ! ». Ebert, furieux, lui dit qu’il n’avait aucun droit d’appeler à une république, mais il était déjà trop tard. La nouvelle se propagea et plus tard, le même jour, Liebknecht, du même balcon, déclara que la République socialiste avait été approuvée. Bien que la République socialiste était loin d’être une réalité, cela montrait l’état d’esprit qui régnait à Berlin à ce moment-là.
Le double pouvoir
Ce soir-là, les représentants syndicaux révolutionnaires se rassemblèrent en une gigantesque réunion qui est considérée comme le début des conseils d’ouvriers et de soldats à Berlin. Ils tinrent une réunion le jour suivant avec les représentants de toutes les usines et des casernes. Le SPD s’en accommoda, même si ces conseils contredisaient leur propre proposition d’appel pour une Assemblée Constituante. Le SPD passa la nuit entière à mobiliser ses militants dans les usines et surtout dans les casernes. Au même moment, le SPD et USPD se mettaient d’accord pour mettre sur pied un gouvernement avec trois ministres de chaque parti.
Lors de cette réunion, 1500 délégués étaient présents, ouvriers et soldats armés. Le SPD avait préparé les soldats en leur disant de défendre « les intérêts du peuple entier » et non les intérêts d’une seule classe, ce qui concrètement signifiait qu’ils devraient accepter et reconnaître le gouvernement de coalition contre le pouvoir des conseils. Même s’il y avait une majorité pour l’USPD parmi les représentants des ouvriers, les soldats – une arme à la main, organisés par le SPD – mirent la pression pour obtenir l’élection d’un conseil de commissaires au peuple avec les mêmes divisions entre les représentants que dans le gouvernement de coalition, c’est-à-dire entre le SPD et l’USPD.
Ebert se retrouva subitement à la fois à la tête d’un gouvernement parlementaire dans une démocratie bourgeoise et à la tête d’un gouvernement révolutionnaire des commissaires au peuple. Le SPD avait gagné une énorme victoire dans la révolution qu’ils avaient à tout prix tenté d’éviter par tous les moyens. Dans les différents conseils de soldats et d’ouvriers locaux, le SPD manœuvra pour obtenir des positions qui allaient bien au-delà de sa réelle représentation, en demandant la parité entre les partis pour la direction, même lorsqu’ils étaient minoritaires. Même si les chefs du SPD ont tout fait pour éviter la révolution, elle avait en réalité déjà commencé.
L’Assemblée constituante
Bien que leur pouvoir reposa sur les conseils d’ouvriers, les commissaires au peuple se sont rapidement familiarisés avec la vieille bureaucratie étatique et le Haut Commandement allemand. L’objectif des chefs sociaux-démocrates était de rétablir l’ordre aussi tôt que possible afin de rendre le pouvoir à la classe dirigeante et d’éviter la révolution socialiste. C’est dans ce but qu’ils voulaient organiser une assemblée constituante.
Le but des Spartakistes était d’appeler un congrès national des conseils d’ouvriers et soldats comme base pour une véritable république ouvrière. Comme la menace immédiate de révolution était devenue moins intense, la bourgeoisie qui avait soutenu la monarchie devint subitement républicaine et mit tout son poids derrière la demande d’une assemblée constituante pour saper les conseils d’ouvriers.
La revendication de l’assemblée constituante a causé beaucoup de controverses parmi les révolutionnaires. Pendant la lutte contre l’autocratie, la revendication d’une assemblée constituante avait été la revendication démocratique des masses, mais maintenant il y avait un autre pouvoir : les conseils des ouvriers et des soldats. En Russie, ce pouvoir était la base de l’État ouvrier.
Les Bolcheviques ont utilisé le slogan d’une assemblée constituante révolutionnaire pour s’associer aux aspirations démocratiques des masses et leur lutte contre le Tsar. Selon le rapport de force entre les classes, cela peut être utile pour les représentants ouvriers d’utiliser un tel forum pour gagner le soutien le plus large possible en faveur d’un programme pour le changement révolutionnaire. Les bolcheviks ont avancé ce slogan, mais à partir de février 1917 ils sont allés plus loin avec le slogan « tout le pouvoir aux soviets ». Ils ont expliqué les avantages de la démocratie soviétique sur une assemblée constituante et l’impossibilité de combiner les conseils d’ouvriers avec l’État bourgeois.
Les Spartakistes, qui étaient une très petite minorité de la classe ouvrière allemande à ce moment-là, ont pris une attitude ultragauchiste envers l’assemblée constituante. Ils avaient compris la signification essentielle des conseils d’ouvriers et soldats. Mais ils n’avaient pas saisi que la grande majorité des ouvriers allemands avait encore des illusions sur la démocratie parlementaire et que c’est le devoir des révolutionnaires d’expliquer et de dissiper avec patience ces illusions.
Pour paraphraser Lénine, leur devoir était de « gagner les masses ». À la place, les Spartakistes ont rejeté tous ceux qui défendaient l’idée de l’assemblée constituante et ont accusé les chefs du SPD et d’USPD « d’agents déguisés de la bourgeoisie ». Même si Luxemburg et Liebknecht avaient compris que les masses devaient passer ce stade, les jeunes Spartakistes étaient devenus impatients et disaient que si nécessaire ils dissoudraient l’assemblée constituante par les armes. Les Spartakistes étaient des révolutionnaires courageux, mais ils ont manqué de discernement en matière de stratégie et de tactique. Pour eux, il s’agissait d’un choix simpliste entre la démocratie bourgeoise et la démocratie socialiste. Les chefs réformistes se sont emparés de ces erreurs pour décrire les Spartakistes comme des terroristes antidémocratiques.
Mais Lénine a expliqué que c’est une chose d’avoir une position théorique juste, mais que c’en est une autre de l’appliquer concrètement en tenant compte des circonstances et du contexte. La tâche des révolutionnaires est d’entrer en contact avec la conscience des masses, d’expliquer chaque expérience qu’elles vivent et de les accompagner avec patience, en élevant leur conscience à chaque stade.
Une tentative de Coup d’État
À la fin novembre, le haut commandement, avec Ebert, planifiait d’occuper Berlin avec des troupes restées fidèles afin de prendre le pouvoir aux conseils et installer un gouvernement fermement contrôlé. Le 6 décembre, les troupes marchèrent sur la Chancellerie, déclarèrent Ebert Président, et tentèrent de faire un coup d’État. Ebert s’enfuit en prétextant la nécessité de consulter ses collègues du gouvernement. Pendant ce temps, les soldats du gouvernement organisaient une rafle au journal spartakiste Rote Fahne et attaquaient une manifestation menée par les spartakistes, faisant 14 morts. Au même moment, les directions des conseils d’ouvriers et de soldats étaient arrêtées. Spontanément, une foule d’ouvriers se rua sur les soldats du Reich, libéra les membres de l’exécutif des conseils et empêcha ainsi le coup d’État.
Les chefs du SPD tentèrent de discréditer les spartakistes. La réponse fut l’organisation de manifestations de masse. Le 8 décembre, 150 000 hommes défilaient à Berlin illustrant ainsi la colère des ouvriers. La classe dirigeante déploya plus de troupes sur Berlin, accueillies par Ebert en personne. Mais les soldats fraternisèrent avec les ouvriers radicalisés, et la classe dirigeante fut contrainte de reculer.
Le Congrès National des Conseils
Le 16 décembre, un congrès national des conseils d’ouvriers et de soldats se déroula à Berlin. La direction du SPD avait manœuvré dans les conseils locaux pour dominer les élections des délégués en établissant des règles d’élection en sa faveur. Ainsi, la conférence se serait tenue dans l’ignorance des événements se déroulant dans le reste de l’Allemagne. Sur 489 délégués, les quatre cinquièmes étaient membres ou sympathisants du SPD, 195 étaient des permanents du parti et du syndicat – l’emportant en nombre sur les 187 ouvriers élus.
Même si la majorité soutenait le SPD, l’assemblée était révolutionnaire sur beaucoup d’aspects. Par exemple, des résolutions furent votées avec une large majorité demandant l’abolition effective de l’armée et l’établissement d’une milice populaire. On retira aux officiers leur grade, et l’on mit en place l’élection par les soldats de leurs propres supérieurs hiérarchiques, avec le droit de révocation immédiate. Et, concernant la discipline au sein des forces armées, on en donna la responsabilité aux conseils de soldats. Une autre résolution capitale soutenue par une large majorité revendiqua la nationalisation immédiate de toutes les industries clés de l’économie.
Mais les ministres issus du SPD n’avaient aucune intention de concrétiser ces revendications et ont plutôt construit des liens encore plus étroits avec le haut commandement allemand. Les 23 et 24 décembre, à Berlin, des affrontements eurent lieu entre l’armée régulière et les marins mutinés : le gouvernement avait exigé le renvoi de la moitié des marins. Lorsque ceux-ci refusèrent et protestèrent, le gouvernement leur envoya les troupes armées, tuant 67 hommes. Ce n’était pas la première fois qu’ils utilisaient les troupes gouvernementales contre les ouvriers et les soldats, mais cette fois c’était la démission des ministres de l’USPD qui en était la cause. Les membres du SPD, parmi lesquels Gustav Noske, le bourreau autoproclamé du gouvernement, les remplacèrent.
Rapidement la situation se radicalisa et se polarisa. À la fin de décembre, la pression qui avait grandi à l’intérieur de la Ligue Spartakiste la poussa à se transformer et à passer d’une organisation vaguement fédérale à un Parti communiste centralisé.
Dans un premier temps, les Spartakistes lancèrent un ultimatum à l’USPD pour convoquer un congrès d’urgence et discuter de la nouvelle situation. Il était clair que les chefs de l’USPD n’accepteraient pas cette demande et les Spartakistes continuèrent leur propre congrès le 29 décembre. Le congrès réunit 127 délégués et décida de fonder le Parti communiste allemand (KPD). Comme beaucoup d’autres partis communistes nouvellement fondés, il était composé surtout de jeunes aux tendances ultragauchistes. Le parti vota une résolution, sur le conseil de Rosa Luxemburg, avec 62 votes pour contre 23, afin de boycotter les élections de l’Assemblée Nationale de janvier. Cela s’est avéré être une faute. Lénine expliqua par rapport à la Russie que le slogan « à bas le gouvernement » était impropre aussi longtemps que les bolcheviks n’avaient pas la majorité des ouvriers organisés de leur côté.
Une autre résolution a proposé de boycotter le travail à l’intérieur des syndicats traditionnels. La résolution a déclaré que les communistes « devaient être déterminés à lutter contre les syndicats » ! Beaucoup de jeunes communistes ne pouvaient pas voir que les masses ne bougeraient pas hors de leurs organisations traditionnelles, c’est-à-dire des syndicats. Avant la révolution de novembre, les syndicats comptaient 1.5 million de membres. À la fin décembre 1918, il y en avait 2.2 millions et vers la fin de 1919, ils étaient 7.3 millions adhérents.
Avec beaucoup de difficultés, la direction du parti réussit à ajourner toute décision pendant le congrès de fondation, mais l’humeur était claire parmi la majorité du nouveau Parti communiste. Pendant le congrès, les négociations étaient conduites avec les représentants syndicaux révolutionnaires pour qu’ils rejoignent le KPD. Mais quand ils virent les tendances ultragauchistes au congrès, ils décidèrent de rester dans l’USPD. De fait, le KPD a perdu une opportunité importante de s’assurer une base parmi les ouvriers, surtout à Berlin.
Au début de janvier 1919, l’État était en crise. Une partie de la classe ouvrière commençait à s’impatienter, surtout à Berlin. Mais le danger était que si les travailleurs de Berlin tentaient de prendre le pouvoir seuls, ils pourraient finir isolés – ce qui s’est passé en Russie en juillet 1917. Les ouvriers de Petrograd étaient impatients et voulaient prendre l’initiative révolutionnaire, mais ils étaient en avance sur les ouvriers et les paysans du reste de la Russie. Les bolcheviks mirent en garde les ouvriers de Petrograd contre le projet d’organiser une manifestation de masse armée. Mais ils y participèrent tout de même et tentèrent de lui donner une expression organisée et pacifique. Cela leur assura un énorme prestige parmi la classe ouvrière, ce qui leur permit par la suite de gagner la majorité dans les Soviets.
Mais la classe dirigeante devenait impatiente et voulait de l’action. Ebert et les officiers militaires planifièrent une attaque contre les Spartakistes. Le 29 décembre, Ebert demanda à Noske, en s’appuyant sur les corps francs (Freikorps), de mener l’attaque. Le 6 janvier, Noske devint Commissaire au Peuple chargé de la Défense.
Une campagne nauséabonde orchestrée par la presse bourgeoise et soutenue par le journal social-démocrate fut menée contre les Spartakistes (surtout contre Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht). En même temps, le gouvernement SPD ouvrit aussi une campagne contre le président de la police à Berlin, Emil Eichhorn, parce qu’il était un membre de l’USPD et qu’il était publiquement connu pour être un révolutionnaire. Le SPD attaqua Eichhorn pour provoquer les Spartakistes, et pousser l’USPD et les ouvriers de Berlin à commettre une action prématurée. Pour beaucoup d’ouvriers, Eichhorn représentait le dernier rempart de leur défense dans la ville. Le 3 janvier Eichhorn fut sommé de démissionner, mais il s’y refusa. L’exécutif de l’USPD de Berlin, qui était en discussions avec les représentants syndicaux révolutionnaires, adopta une résolution soutenant Eichhorn et rencontra les chefs du KPD.
Des délibérations sans fin
Le 5 janvier 1919, l’USPD, le KPD et les représentants syndicaux révolutionnaires appelèrent ensemble à une manifestation de masse. 100 000 ouvriers marchèrent vers le commissariat central de police. Un comité révolutionnaire fut établi avec les représentants de l’USPD, du KPD et les représentants syndicaux révolutionnaires. On les informa que la garnison de Berlin les soutenait et qu’ils pourraient compter sur une assistance militaire. Avec ce soutien apparent, ils décidèrent de saisir l’opportunité pour essayer de renverser le gouvernement SPD.
Le jour suivant, 500 000 ouvriers étaient en grève et manifestèrent en masse. Plusieurs lieux étaient occupés par les ouvriers : le siège du Vorwärts, le journal du SPD, le siège social des chemins de fer, les centres commerciaux, etc. Le comité révolutionnaire était en séance permanente pendant la mobilisation de masse, mais n’avait aucun plan clair et ne pouvait donner aucune direction claire.
Cette citation anonyme d’un chef du KPD quelques années plus tard l’expose tout à fait clairement :
« C’est alors que se produisit l’incroyable. Les masses étaient là très tôt, depuis 9 heures, dans le froid et le brouillard. Et les chefs siégeaient quelque part et délibéraient. Le brouillard augmentait et les masses attendaient toujours. Mais les chefs délibéraient. Midi arriva et, en plus du froid, la faim. Et les chefs délibéraient. Les masses déliraient d’excitation : elles voulaient un acte, un mot qui apaisât leur délire. Personne ne savait quoi. Les chefs délibéraient. Le brouillard augmentait encore et avec lui le crépuscule. Tristement les masses rentraient à la maison : elles avaient voulu quelque chose de grand et elles n’avaient rien fait. Et les chefs délibéraient. Ils avaient délibéré dans le Marstall, puis ils continuèrent à la préfecture de police, et ils délibéraient encore. Dehors se tenaient les prolétaires, sur l’Alexanderplatz vidée, le flingot à la main, avec leurs mitrailleuses lourdes et légères. Et dedans, les chefs délibéraient. À la préfecture, les canons étaient pointés, des marins à tous les angles, et dans toutes les pièces donnant sur l’extérieur, un fourmillement, de soldats, de marins, de prolétaires. Et à l’intérieur, les chefs siégeaient et délibéraient. Ils siégèrent toute la soirée, et ils siégèrent toute la nuit, et ils délibéraient. Et ils siégeaient le lendemain matin quand le jour devenait gris, et ceci, et cela, et ils délibéraient encore. Et les groupes revenaient de nouveau sur le Siegesallee et les chefs siégeaient encore et délibéraient. Ils délibéraient, délibéraient, délibéraient ». (Pierre Broué. La Révolution allemande 1917-1923).
Ne jamais hésiter
La direction du KPD, la Centrale, était arrivée à la même conclusion que les bolcheviks en juillet 1917 : il était trop tôt pour renverser le gouvernement, étant donné que les travailleurs les plus avancés, les travailleurs de Berlin, auraient été isolés. Mais les membres du KPD dans le comité révolutionnaire – Liebknecht et Pieck – furent ébranlés par la manifestation massive et modifièrent leur position. Ils finirent par soutenir la résolution appelant à l’insurrection. Mais alors que le comité révolutionnaire appelait à l’insurrection, il n’avait rien fait pour la préparer et n’avait aucun plan pour prendre le pouvoir. Le comité révolutionnaire était complètement impotent. Ses hésitations et ses discussions interminables sans plan d’action et sans orientation permirent à la contre-révolution de rassembler ses forces. Les hésitations eurent aussi des conséquences catastrophiques en semant la confusion et la désorientation dans les rangs de la classe ouvrière.
Trotsky, dans son chef d’œuvre intitulé Les leçons d’Octobre, explique en quoi le temps est un facteur décisif dans une révolution. Une situation révolutionnaire peut en définitive se décider en 24 heures. Une direction révolutionnaire qui hésite est alors fatale à la révolution.
« Si les hésitations de la part des dirigeants, qui sont transmises à ceux qui les suivent, sont généralement nocives en politique, elles deviennent un danger mortel dans les conditions d’une insurrection armée ». (Trotsky, Les leçons d’Octobre).
Même si la direction du KPD était initialement hostile à l’insurrection, tous ses membres, y compris Rosa Luxemburg, refusèrent d’appeler à la retraite une fois que le combat avait été engagé. Ils disaient que c’était une question de principe et d’honneur pour la révolution. Mais parfois les retraites sont nécessaires dans les combats, de façon à préparer correctement l’offensive suivante. Le sort d’une révolution ne se décide pas sur des questions d’honneur, mais de rapports de forces entre les classes.
La contre-révolution à l’œuvre
Le 10 janvier et pendant les jours qui suivirent, les corps francs et les autres troupes réunies par Noske se déplacèrent vers la ville. Le gouvernement était déterminé à récupérer l’immeuble du Vorwärts, et il l’attaqua à l’artillerie lourde. Les 300 travailleurs qui l’occupaient durent se rendre. En une semaine, 156 d’entre eux avaient été tués.
Bientôt, les deux dirigeants du KPD Jogiches et Eberlein furent arrêtés, et les têtes de Liebknecht et Luxemburg furent mises à prix contre 100 000 marks allemands. Même le Vorwärts se joignit à cette campagne qui proclamait qu’il valait mieux que ces dirigeants soient morts que vifs !
Le 15 janvier, des officiers des corps francs réactionnaires arrêtèrent Liebknecht et Luxemburg, et ils furent emmenés pour « interrogatoire ». Liebknecht fut escorté le premier et abattu officiellement « lors d’une tentative de fuite ». Après cela, Luxemburg fut emmenée, son crâne fut brisé par une crosse de mitrailleuse, et elle fut emmenée au zoo et jetée inconsciente dans le canal. Son corps ne fut pas découvert avant le 31 mai. Les officiers responsables du meurtre n’écopèrent d’aucune sanction. En réalité, le responsable du meurtre était le gouvernement social-démocrate.
La classe ouvrière allemande et internationale avait perdu deux de ses dirigeants les plus éminents. Rosa Luxemburg conserva jusqu’au bout sa foi inébranlable dans le courage et la capacité de la classe ouvrière à se battre. Son dernier article, « L’ordre règne à Berlin », qui fut publié dans Die Rote Fahne la veille de son meurtre, s’achève sur ces mots :
« L’ordre règne à Berlin ! Sbires stupides ! Votre « ordre » est bâti sur le sable. Dès demain la révolution se dressera de nouveau avec fracas proclamant à son de cor pour votre plus grand effroi : J’étais, je suis, je serai ! »
La révolution est écrasée
Après l’écrasement du « soulèvement spartakiste », les corps francs et autres forces contre-révolutionnaires prirent l’initiative dans plusieurs provinces pour restaurer « la loi et l’ordre ». Ils brisèrent par la force les conseils d’ouvriers et de soldats, dont les membres furent tués par centaines en tentant de défendre leurs conseils. À la fin de février, 1500 délégués se réunirent pour l’assemblée générale des conseils de Berlin afin de discuter des actions de solidarité avec les travailleurs du centre de l’Allemagne. Leur composition reflétait un changement dans le rapport de force au sein de la classe ouvrière, et montrait que l’issue de la révolution n’était pas encore scellée. Les représentants de l’USPD et du KPD étaient dès lors bien plus nombreux que ceux du SPD. Parmi les revendications soulevées, il y avait l’organisation de milices de travailleurs, la dissolution des corps francs et la libération des prisonniers politiques. 90 pour cent des participants votèrent en faveur d’une grève générale pour faire triompher ces revendications.
En l’espace d’une journée, Berlin fut bloquée par une grève massive. Des combats éclatèrent dans les rues de la ville et des barricades furent construites lorsque les corps francs tentaient de ramener l’ordre. Noske s’octroya des pouvoirs dictatoriaux à Berlin et donna immédiatement l’ordre à 30 000 membres des corps francs d’entrer dans la ville. Le 9 mars, les conseils d’ouvriers et de soldats décidèrent d’appeler à une grève générale contre Noske et les corps francs. Mais en réaction, Noske annonça que n’importe qui prenant les armes contre les troupes du gouvernement serait abattu sur le champ.
Quand le combat se termina, entre 2000 et 3000 travailleurs étaient morts et au moins 10 000 étaient blessés. Le 10 mars, Jogiches, président du KPD, fut abattu dans un commissariat de police pendant « une tentative de fuite ».
La démocratie bourgeoise
À la suite des effusions de sang à Berlin, des élections eurent lieu pour le Reichstag le 19 janvier. Le KPD boycotta les élections, ce qui, comme nous l’avons mentionné plus haut, était une erreur étant donné que la masse des travailleurs ne voyait pas d’autre alternative.
Le SPD et l’USPD obtinrent tous deux de bons résultats, le SPD avec 11,5 millions de voix et l’USPD avec 2,5 millions. Le SPD approcha tout d’abord l’USPD pour former un gouvernement de coalition, mais l’USPD refusa. Le SPD se rapprocha alors des partis bourgeois, qui acceptèrent même l’idée de socialisation pour éviter la révolution. La révolution était vaincue. Mais cette défaite n’était pas le fin mot de l’histoire. Plusieurs fois encore par la suite, la classe ouvrière allemande tenta de prendre le pouvoir, avant d’être finalement vaincue en 1923.
La nécessité d’un parti révolutionnaire
Malgré les nombreuses erreurs commises par le KPD, il eut de nombreuses occasions de diriger la classe ouvrière vers une révolution victorieuse. Il échoua, non pas par manque de combativité de la classe ouvrière – bien au contraire ! Il est courant que ceux qui ne sont pas capables de montrer le chemin à suivre utilisent la classe ouvrière comme une excuse pour couvrir leurs propres fautes. La classe ouvrière allemande montra un esprit combatif extraordinaire, du courage et de l’inventivité. Le problème était le manque d’un parti révolutionnaire. La révolution allemande, avec l’expérience de la révolution russe, montre plus que tout la nécessité d’un parti révolutionnaire.
La classe ouvrière allemande a fait preuve de courage et s’est battue au-delà de ses limites. Mais il manquait une direction consciente avec des objectifs clairs. Une telle direction ne peut pas être inventée dans le feu de la bataille : elle doit être soigneusement préparée auparavant. L’erreur de Luxemburg et de Liebknecht fut qu’ils n’arrivèrent pas à construire une organisation de cadres, c’est-à-dire de marxistes expérimentés avec des racines parmi les masses. Leur manque de cadres expérimentés permit aux tendances ultragauchistes de gagner une large influence au sein du KPD, de telle sorte que celui-ci fut incapable de conduire les travailleurs allemands à la victoire.
L’échec de Rosa Luxemburg à construire un parti révolutionnaire de masse n’était pas, comme le prétendent certains, qu’elle n’avait pas rompu suffisamment tôt avec les sociaux-démocrates pour former un petit groupe isolé des masses. Lénine et les bolcheviks ont constitué l’aile révolutionnaire de la social-démocratie russe jusqu’en 1912, et l’histoire montre que les partis communistes ne sortent pas du néant, mais de scissions massives dans les organisations sociales-démocrates traditionnelles. Quand les masses se mettent en mouvement, elles le font toujours au travers de leurs organisations traditionnelles.
L’erreur de Luxemburg fut, comme l’explique Rob Sewell dans son livre Germany : from revolution to counterrevolution, qu’elle ne commença pas plus tôt à construire une tendance bien organisée et homogène au sein du SPD. Le groupe de l’Internationale ne fut pas établi avant le début de 1916 et était, comme les Spartakistes, une fédération lâche d’individus et de groupes. Ce n’est que dans les tous derniers jours de sa vie que Rosa Luxemburg commença à prendre conscience du besoin d’un parti révolutionnaire.
Pour une révolution socialiste
Cela fait maintenant 90 ans que la première révolution allemande a été vaincue. Aujourd’hui nous vivons dans un monde de guerres, de crise économique et de famine. Des usines sont fermées et des millions de gens sont au chômage alors que dans le même temps nous avons besoin d’écoles, d’hôpitaux et de logements de bonne qualité. Il n’y a aucun doute qu’il est toujours nécessaire de créer une société socialiste, une société dans laquelle la classe ouvrière, la grande majorité de la population, contrôle la situation. Comme nous l’avons vu à travers les conseils d’ouvriers allemands, la classe ouvrière possède un courage énorme et des capacités d’organisation.
Dans la prochaine période, la classe ouvrière continuera encore et encore à se mettre en mouvement pour prendre le pouvoir. C’est à chacun de nous de faire son possible pour donner à la classe ouvrière une direction révolutionnaire consciente. Il est nécessaire de construire la Tendance Marxiste Internationale au sein du mouvement ouvrier. C’est à nous de tirer les leçons de la révolution allemande et de nous assurer que ses sacrifices n’auront pas été faits en vain !