George W. Bush et les limites de l’impérialisme américain

Loin de réaliser ses objectifs politiques, économiques et stratégiques, l’impérialisme américain a subi une grave défaite en Irak. Au lieu d’y démontrer sa puissance, il y a démontré les limites de sa puissance. Les conséquences en seront très lourdes.

Du point de vue même de l’impérialisme américain, il est évident que l’invasion de l’Irak était une très grave erreur. Il est faux de penser – comme on l’entend parfois – que toutes les actions de l’impérialisme américain sont scrupuleusement calculées et conformes à un plan intelligemment élaboré.

Dans toute guerre, comme en politique, la qualité de la direction est un facteur décisif. Le marxisme ne nie pas le rôle de l’individu dans l’histoire, mais explique que les actions des individus ne sont pas le simple résultat de leur libre volonté, car ces actions sont déterminées par l’existence de conditions matérielles qui ont été formées indépendamment de leur volonté et de leur conscience. Les actions des dirigeants sont nécessairement limitées par un contexte donné. Dans une situation objective favorable, les erreurs des dirigeants n’ont pas nécessairement des conséquences sérieuses et durables. Dans un tel contexte, même un dirigeant médiocre peut obtenir de brillants résultats – malgré sa médiocrité. Mais dans une conjoncture historique défavorable, même un dirigeant capable se trouve confronté à des choix difficiles, et les chances qu’il échoue dans sa tâche augmentent en conséquence.

La période historique actuelle est celle du déclin du capitalisme. L’impérialisme américain, le gendarme du capitalisme mondial, est assiégé de toutes parts. Des guerres éclatent sans cesse, et le terrorisme se répand comme une incontrôlable épidémie. Les Etats-Unis, il est vrai, ont d’énormes ressources économiques et militaires. Mais même ces ressources ne sont pas illimitées. Les guerres incessantes et les grandes dépenses qu’elles impliquent siphonnent les richesses et la force des Etats-Unis. Dans de telles circonstances, n’importe quel dirigeant intelligent utiliserait la menace d’une intervention militaire pour imposer aux autres pays la volonté de l’impérialisme américain. Mais c’est un principe élémentaire de la diplomatie que l’usage effectif de la force militaire ne doit advenir qu’en dernier recours. Le slogan de la Marine résume très bien cette idée : « Parle doucement en brandissant un gros bâton ».

Le comportement de Bush et de la clique de néo-conservateurs dirigée par Dick Cheney n’est pas un comportement d’hommes d’Etat avisés, mais celui de gangsters et de vulgaires aventuriers. Ils s’imaginent que la puissance des Etats-Unis leur donne le droit d’intervenir dans les affaires des autres pays, comme un petit tyran dans une cour de récréation. Or la puissance de l’impérialisme est limitée. En envahissant l’Irak sous des prétextes fallacieux, ils ont déclenché une série d’événements qu’ils n’avaient pas prévus et dont le contrôle leur échappe.

De même qu’un mouvement révolutionnaire dépend, aux heures critiques, de la qualité de sa direction, de même l’issue d’une guerre, comme la guerre en Irak, peut dépendre de façon décisive de la direction politique et militaire des impérialistes. Bush a jeté les Etats-Unis dans une aventure militaire, en Irak. A présent, la question n’est plus de savoir si ils vont devoir retirer leurs troupes, mais quand. Il est vrai que, dans ce contexte, même un dirigeant intelligent serait en difficulté. Mais l’actuelle administration Bush est la plus stupide, la plus myope et la plus ignorante qu’aient connu les Etats-Unis depuis des décennies. Ils n’ont rien compris, n’ont rien prévu et se retrouvent, en conséquence, dans le pétrin. Les impérialistes vont payer au prix fort la nullité de leurs dirigeants !

Le gendarme du monde

Les Etats-Unis sont indiscutablement la plus grande super-puissance de toute l’histoire. Mais ils sont désormais sérieusement dépassés par leur rôle international. Ils ont hérité de la Grande-Bretagne le rôle de gendarme du monde. Mais au XIXe siècle, le pillage de ses colonies rapportait beaucoup d’argent à la Grande-Bretagne. C’était une période historique différente – une période d’ascension du capitalisme, lorsque la bourgeoisie, malgré son caractère monstrueusement oppressif, était encore capable de jouer un rôle relativement progressiste en développant les forces productives.

La période actuelle est complètement différente. C’est la période du déclin impérialiste. L’incapacité du système capitaliste à développer les forces productives comme par le passé est la conséquence de la contradiction centrale entre, d’un côté, le potentiel productif colossal de l’industrie, de la science, de la technologie, et, de l’autre, les étroites limites imposées par la propriété privée et l’Etat-nation. Le phénomène de la mondialisation est une tentative de surmonter cette contradiction en exploitant au maximum le marché mondial, comme l’avaient déjà anticipé Marx et Engels dans le Manifeste Communiste.

Cependant, la mondialisation ne signifie pas l’élimination des contradictions du capitalisme, mais simplement leur reproduction à une échelle beaucoup plus vaste. Lénine expliquait que le capitalisme implique la guerre, et son livre, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, est le texte le plus moderne que l’on puisse lire sur la situation mondiale actuelle.

Malgré la mondialisation – ou plutôt du fait de la mondialisation –, les tensions entre nations ne diminuent pas, mais s’accroissent à des niveaux sans précédent. Partout, ce ne sont que guerres et conflits. Cela pèse lourdement sur les Etats-Unis, malgré ses vastes ressources. Examinons un moment le déploiement des troupes américaines à l’échelle mondiale. Il y a près de 150 000 soldats en Irak (et d’autres à venir), 18 000 en Afghanistan (ce qui ne suffit pas pour contrôler la situation), 20 000 au Japon, 19 000 en Corée du Sud, 53 000 en Europe (et les Russes demandent : pour quoi faire ?), 2000 en Bosnie et au Kosovo (où rien n’a été réglé), 1800 dans la Corne d’Afrique. Enfin, n’oublions pas les quelques 700 Marines qui occupent toujours un bout du territoire cubain, à Guantanamo.

Les Américains ont encore moins de chance de gagner la guerre en Afghanistan que la guerre en Irak. Des années après avoir proclamé la victoire, les Etats-Unis n’exercent leur contrôle que sur Kaboul, où leur marionnette, Hamid Karzaï, doit sa survie aux seuls gardes du corps américains. Les forces américaines et britanniques sont embourbées dans une guerre au Sud, où les Talibans, entre autres, mènent une lutte implacable contre les forces d’occupation.

Les Américains et les Britanniques ne sont pas parvenus à pacifier l’Afghanistan. Le Parlement (loya jirga) est constitué de seigneurs de guerre, de barons de la drogue, de divers gangsters et sympathisants des Talibans. Les impérialistes se grattent la tête et se plaignent en déclarant qu’ils ne s’attendaient pas à une résistance aussi déterminée de la part des Talibans. Nous ne savons pas pourquoi ils ne s’y attendaient pas, étant donné que toute l’histoire du pays montre que le peuple afghan n’est pas tendre avec les envahisseurs. Il a battu l’armée britannique au XIXe siècle, et l’Union Soviétique, malgré toute sa puissance, a fini par devoir quitter le pays. Désespérés, les Etats-Unis invitent ses « alliés » de l’OTAN à participer à la guerre dans le Sud du pays. Mais ces derniers leur répondent poliment : « Après vous, messieurs ! » Au final, l’intervention en Afghanistan a déstabilisé toute l’Asie Centrale, et le régime de Musharraf, au Pakistan, ne tient que par un fil.

En plus de ses engagements militaires publiquement reconnus, les Etats-Unis sont impliqués dans d’autres activités militaires, non-déclarées. On a récemment révélé qu’il y avait 1800 soldats américains dans la Corne d’Afrique, où ils ne sont sûrement pas allés admirer le paysage. Les rebelles islamiques de Somalie étaient en train de gagner la guerre civile contre le gouvernement réactionnaire et corrompu des seigneurs de guerre, appuyés par Washington. Les Etats-Unis étaient clairement derrière l’intervention de l’armée éthiopienne, qui est temporairement parvenue à battre les rebelles et à imposer le maintien, à Mogadiscio, des seigneurs de guerre pro-américains. Mais comme les Somaliens ne vont pas indéfiniment accepter la présence de soldats éthiopiens sur leur territoire, les Etats-Unis devront renforcer leur implication militaire dans la région, pour éviter une victoire des rebelles. Le contrôle de la Corne d’Afrique signifie celui du Golfe Persique. Les Etats-Unis ont construit une base militaire à Djibouti, et il est possible que Washington se trouve bientôt entraîné dans une nouvelle guerre dans la région.

Défaite en Irak

Quatre ans après l’invasion de l’Irak, tous les plans de Bush sont en ruine. Les 150 000 soldats américains ne parviennent pas à battre les insurgés. La population irakienne est très largement hostile aux forces d’occupation, comme l’a récemment confirmé un sondage réalisé par la BBC. Cette enquête montre une chute de la confiance dans l’avenir, une haine brûlante à l’égard des forces de la coalition, ainsi qu’une absence totale de confiance à l’égard du gouvernement de Maliki.

Les Américains s’efforcent désespérément de créer une armée irakienne. Ils veulent construire une base solide permettant à leurs soldats de quitter le pays, laissant derrière eux un gouvernement fantoche ainsi qu’une armée et une police capables de contrôler la situation. Mais comment y parvenir ? Ils ont divisé l’Irak suivant des lignes religieuses et sectaires. Au début, ils ont fait des concessions aux Chiites, ce qui a enragé les Sunnites. A présent, sous la pression de l’Arabie Saoudite, et pour contrer l’influence grandissante de l’Iran, ils s’efforcent de satisfaire également les Sunnites, en intégrant leurs chefs tribaux. Mais cela a enragé les Chiites.

L’administration Bush fait pression sur le Premier Ministre irakien, Maliki, pour qu’il coopère avec l’armée américaine dans le but de supprimer les milices radicales Chiites, comme celle de Moqtada al-Sadr. Mais si Maliki s’exécutait, il ne ferait que signer son propre arrêt de mort – non seulement politique, mais peut-être aussi physique. Etant donné le chaos sanglant qui règne en Irak, dont l’impérialisme américain est entièrement responsable, la masse des Irakiens, qu’ils soient Sunnites ou Chiites, ne voit pas d’autre alternative que de soutenir des milices qui lui offrent au moins une forme de protection, et qui sont souvent la seule source de biens de première nécessité. Les soldats américains sont détestés. Le gouvernement est toujours plus impopulaire et considéré comme un collaborateur. S’il attaque les milices Chiites, il perdra rapidement le peu de soutien qui lui reste dans la société irakienne.

Contrairement à ce qu’on entend parfois, l’Irak n’est pas au bord de la guerre civile. Il y a une guerre civile en Irak. Quel autre nom donner aux massacres quotidiens ? Les déplacements de populations qui ont cours en Irak peuvent mener à la division du pays en trois parties, avec des territoires sunnites, chiites et kurdes. Même Bagdad pourrait être divisé entre zones chiite et sunnite. Ce serait un cauchemar impliquant des massacres inouïs, comme le fut la partition de l’Inde, en 1947.

Les impérialistes américains ont déstabilisé tout le Moyen-Orient. La Jordanie était relativement stable, mais ce n’est plus le cas. Si la classe dirigeante laisse faire Bush, un chaos de type irakien gagnera le Liban et la Syrie, avec des conflits entre Sunnites, Alaouites, Chrétiens Maronites, Druzes et Chiites. Une fois suscitée, la folie sectaire ne sera pas facile à contenir. Elle peut gagner non seulement la Jordanie, mais aussi l’Egypte, l’Arabie Saoudite et les pays d’Afrique du Nord. Il s’ensuivrait davantage d’instabilité et des nouvelles guerres.

Divisions dans la classe dirigeante

A l’origine, la classe capitaliste était très enthousiaste à l’égard de G.W.Bush. Mais ce n’est plus le cas. Elle a perdu confiance dans la Maison Blanche. Surtout, elle a perdu toute confiance dans sa capacité à gagner la guerre en Irak. C’est pour cette raison qu’ils ont constitué l’Irak Study Group. C’était une tentative désespérée de changer le cours des choses. En vain ! Bush l’a purement et simplement ignoré. Il a décidé d’envoyer 21 000 soldats supplémentaires. Il ne s’agit pas d’une « force militaire irrésistible », mais d’une mauvaise blague. Cela ne changera strictement rien, à part le fait d’augmenter le nombre de soldats tués.

Des informations émergent, ces derniers temps, sur des opérations clandestines menées par l’administration Bush, de concert avec Israël et l’Arabie Saoudite, pour affaiblir la Syrie et l’Iran. Ces activités sont menées dans le secret, et ne sont pas rapportées au Congrès américain. Un récent article du New Yorker cite un consultant du Pentagone expliquant les difficultés liées aux « fonds secrets » : « Il y a d’innombrables pots-de-vin et caisses noires qui circulent dans les quatre coins de la planète, pour toutes sortes de missions ». Le chaos budgétaire, en Irak, est un véhicule idéal pour ces transactions « secrètes ».

En général, la classe dirigeante américaine ne prête pas grande attention à ces manigances. Mais occasionnellement, lorsqu’une administration donnée va trop loin et met en danger les intérêts de l’impérialisme américain par des aventures militaires, l’Establishment intervient pour la freiner – voire s’en débarrasser, comme ce fut le cas avec Nixon. On perçoit à certains signes que l’Establishements’inquiète de plus en plus de l’administration Bush, et prend des mesures pour limiter les dégâts qu’elle provoque.

Outre l’effet psychologique sur les troupes en Irak et le peuple américain, la guerre exerce une grande pression sur les ressources des Etats-Unis, lesquelles sont immenses mais pas infinies. A l’origine, la guerre était supposée coûter 60 milliards de dollars. Mais jusqu’alors, la note s’élève à 350 milliards. La guerre coûte désormais deux milliards de dollars par semaine, et personne ne sait quelle sera l’addition finale. Cela aura de sérieuses conséquences pour l’économie américaine, qui ralentit déjà et pourrait rapidement plonger dans une récession. En même temps qu’il dépense de toujours plus grandes sommes d’argent dans l’armement et la sécurité intérieure, le Président exige des coupes sèches dans les budgets sociaux, la santé publique et les retraites. Cette variante de la politique de Goehring – « les fusils avant le beurre ! » – menace les Républicains d’annihilation lors des prochaines élections.

Une division s’ouvre désormais dans la classe dirigeante américaine. Or, Lénine expliquait, en son temps, que les divisions au sommet de la société sont des symptômes avant-coureurs d’une crise révolutionnaire en développement. Certes, les Etats-Unis sont encore loin d’une telle situation. Mais on peut dores et déjà discerner les tendances générales d’un processus qui prend la direction d’une profonde crise politique et sociale. Sur la question de la guerre en Irak, la classe dirigeante est en crise, divisée, et cela affecte l’humeur générale de toute la société.

La guerre, l’éclatement de la bulle immobilière, la perspective d’une récession, les menaces sur les retraites et le système de santé publique – tout cela créé, dans les classes moyennes comme dans la classe ouvrière, une atmosphère d’incertitude et d’appréhension qui n’a pas de précédent depuis la fin de la seconde guerre mondiale. La période à venir sera extrêmement turbulente, à l’échelle mondiale, et cela affectera jusqu’aux fondations des Etats-Unis. Les chocs se succéderont. Au cours de ce processus, la psychologie des masses se transformera. Des évènements explosifs sont à l’ordre du jour.

Alan Woods

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