Perspectives Mondiales 2004 : L’Amérique latine

L’Amérique latine traverse actuellement la période de crise la plus profonde de son histoire. Du point de vue du mouvement révolutionnaire, elle est désormais la région la plus avancée au monde. Au cours de ces cinq dernières années, une crise économique, sociale et politique s’est développée sur le continent, débouchant sur des évènements révolutionnaires dans plusieurs pays.

Il n’y a pas un seul régime capitaliste 
stable dans toute l’Amérique latine. Des mouvements sociaux 
massifs, des grèves générales, l’élection 
de gouvernements de gauche, et, dans certain cas, des insurrections 
et le début de processus révolutionnaires ont secoué 
tous les pays de la région, sans exception. La tendance générale 
est en direction de la révolution. Les pays où le mouvement 
n’a pas atteint un stade aussi avancé évoluent cependant 
dans le même sens. Le Venezuela, la Bolivie, l’Argentine 
et l’Equateur sont les miroirs qui reflètent les développements 
à venir dans l’ensemble de l’Amérique Latine. 
Même dans les petits pays réputés plus stables, 
comme le Costa Rica et le Honduras, le système capitaliste est 
en crise et le mouvement ouvrier à l’offensive.

Ceci est le résultat de toute une série 
de facteurs économiques, politiques et sociaux qui se sont combinés 
pour créer une situation hautement volatile et explosive.

D’un point de vue économique, l’ensemble 
de la région a traversé une crise sérieuse de 1997 
à 2002. Les économistes bourgeois ont décrit cette 
période comme « la demi-décennie perdue ». 
Le PIB par habitant a chuté de 1,5% par rapport à 1997. 
La moitié des pays du continent ont eu des taux de croissance 
négatifs tout au long des cinq années en question, et 
les autres ont tous stagné après la période de 
croissance rapide du début des années 1990.

Les chiffres ci-dessous illustrent clairement ce déclin 
économique. Après une période de croissance dans 
les années 1960, qui reflétait la reprise du capitalisme 
mondial, les forces productives ont tout au mieux stagné au cours 
de la dernière période. Elles ne se sont jamais approchées 
du genre de croissance qu’elles avaient connu par le passé. 
Il en a résulté la stagnation ou la chute du niveau de 
vie de millions de personnes :

Période

Croissance du PIB annuel

Croissance du PIB par habitant

1960-70
plus de 5%
presque 2.5%
1970-80
6%
plus de 3%
1980-90
moins de 2%
négatif
1999-2002
moins de 1%
environ 0,5%

D’après les chiffres officiels, le chômage 
atteint désormais 9% de la population active, ce qui est un niveau 
record dans toute l’histoire de la région. Evidemment, 
le chômage et le sous-emploi sont en réalité beaucoup 
plus importants, approchant les 60% de la population active dans plusieurs 
pays. Entre 1997 et 2002, le nombre de pauvres dans la région 
a augmenté de 20 millions. Plusieurs pays ont entre 50 et 70% 
de leur population qui vit sous le seuil de pauvreté (moins de 
2 dollars par jour) et jusqu’à 30% qui vit dans une pauvreté 
extrême (moins de 1 dollar par jour). En Equateur, par exemple, 
15% de la population a été forcée d’émigrer 
pour fuir la pauvreté.

Mais il ne s’agit pas simplement d’une 
crise économique cyclique. C’est aussi, dans une large 
mesure, le résultat direct de la politique économique 
imposée à ces pays par l’impérialisme et 
adoptée avec enthousiasme par les gouvernements locaux, qui représentent 
une classe capitaliste complètement dépendante de l’impérialisme.

Sur l’ensemble du continent, nous avons assisté 
à une lutte ouverte entre les multinationales européennes 
et américaines pour l’acquisition des entreprises publiques 
et le contrôle des ressources naturelles. Pour les compagnies 
et les banques espagnoles, il s’agissait d’un processus 
de recolonisation du continent : au Pérou, au Brésil, 
au Venezuela, en Argentine, en Equateur et ailleurs, elles ont pris 
le contrôle de banques, de compagnies de téléphone, 
de compagnies aériennes, d’exploitations pétrolières, 
etc.

Les économies de la région ont été 
mises à la merci des aléas des marchés capitalistes 
internationaux. Ainsi, après l’effondrement des économies 
de l’Asie du sud-est, en 1998, les investissements étrangers 
se sont taris. Quelques années plus tôt, l’Amérique 
latine recevait plus de 150 milliards de dollars par an en investissements 
étrangers. En 2002, ce chiffre était tombé à 
moins de 35 milliards de dollars. En 2002, le flux net de capitaux a 
été négatif, à hauteur de 41 milliards de 
dollars. En conséquence, des dévaluations compétitives 
se sont engagées, entre les pays d’Amérique latine, 
pour maintenir un certain niveau d’investissement étranger. 
Les dévaluations successives de la monnaie brésilienne 
ont porté le coup fatal à l’économie argentine. 
Pour autant, elles n’ont pas sauvé l’économie 
brésilienne. Au cours du premier semestre 2003, le Brésil 
a vu son PIB chuter de 1%.

Tous ces facteurs se sont combinés pour faire 
du cycle de récession de 2001-2002 le plus long et le plus profond 
que la région ait connu au cours de ces 15 dernières années. 
Nous constatons également une plus grande synchronisation des 
cycles économiques. Ainsi, alors que la crise de 1994-96 avait 
affecté principalement Mexico et l’Argentine, et que celle 
de 1998-99 avait atteint en majeure partie les économies de l’Amérique 
du Sud, la récession de 2001-2002 a affecté l’ensemble 
du continent latino-américain, c’est à dire l’Amérique 
du Sud, l’Amérique Centrale, les Caraïbes et Mexico. 
Par ailleurs, les politiques de privatisation et d’austérité 
appliquées au cours de ces dix dernières années 
ont laissé les économies de la région extrêmement 
affaiblies et moins aptes à générer de la croissance 
économique.

En 2002, le PIB de tous les pays d’Amérique 
latine a enregistré des baisses, avec une chute de 0,6% pour 
l’ensemble du continent, après une croissance d’à 
peine 0,4% en 2001. Ces chiffres indiquent une catastrophe sociale, 
dans la mesure où même dans les périodes de croissance, 
le niveau de vie a stagné pour la majorité de la population.

En Equateur, les masses ont tenté d’utiliser 
les élections pour provoquer un changement des politiques économiques. 
Elles ont voté pour des candidats – Buccaram et Mahuad 
– qui promettaient tout à tout le monde, dans la plus pure 
tradition populiste. Mais dans chaque cas, une fois au pouvoir, ces 
politiciens bourgeois revêtus des habits du populisme ont trahi 
les attentes des masses et ont appliqué à la lettre les 
ajustements politiques dictés par Washington. Dans les deux cas, 
bloquées sur le front électoral, les masses se sont orientées 
vers les mobilisations massives dans la rue et ont renversé les 
deux présidents – le dernier lors des évènements 
révolutionnaires de janvier 2000.

Le Venezuela est l’un des pays où les 
masses ont le plus tôt répondu aux politiques d’austérité 
par des mobilisations massives – en 1989, après que le 
gouvernement de Carlos Andres Perez, élu sur la base de l’espoir 
d’un retour à « l’âge d’or » 
des années 1970, a immédiatement appliqué un plan 
d’austérité. La révolte de « Caracazo 
 », en février 1989, a fait des milliers de morts et a provoqué 
une profonde crise de légitimité du système politique 
bourgeois, crise dont la classe dirigeante vénézuelienne 
ne s’est toujours pas remise.

En Argentine, les masses ont mis successivement au 
pouvoir les radicaux, les péronistes et le FREPASO (centre-gauche), 
mais tous ont appliqué les mêmes politiques d’austérité. 
Toutes ces expériences ont radicalisé le mouvement et 
ont répandu l’idée que seule l’action directe 
dans la rue peut amener du changement. Il y a eu un mouvement général 
vers la gauche, dans tout le continent, et une intensification générale 
de la lutte des classes. Dans ce mouvement, un facteur important fut 
la prise de conscience que les politiques « néo-libérales 
 » tant vantées ont, dans la pratique, complètement 
échoué. Elles ont même plus spectaculairement échoué 
dans les pays qui les appliquaient consciencieusement, ce qui leur valait 
d’être considérés par le FMI comme des « 
élèves modèles ». C’était en 
particulier le cas de l’Argentine.

A cela s’ajoute le fait que dans aucun pays les 
masses n’ont subit de sérieuse défaite. Il y a eu 
au contraire une succession de victoires au cours desquelles les travailleurs 
et les paysans, grâce à des mobilisations de rues massives 
et, dans certains cas, des méthodes insurrectionnelles, ont réussi 
à renverser des gouvernements et à mettre en échec 
des plans de privatisation. Le mouvement a clairement repris confiance 
en ses propres forces.

Sur le plan politique, ce processus a coïncidé, 
dans la plupart des pays, avec une crise profonde des directions syndicales 
et des organisations de gauche. Complètement incapables de comprendre 
l’échec du Stalinisme en Union Soviétique, après 
1989, et le succès apparent des politiques capitalistes du début 
des années 1990, les dirigeants de la gauche et des guérillas, 
élevés à l’école stalinienne du « 
marxisme-léninisme », ont complètement renoncé 
à toute idée de transformation sociale et ont abandonné 
les milliers de travailleurs, de paysans et de jeunes qui avaient placé 
leurs espoirs dans ces organisations. Ainsi, au Nicaragua, nous avons 
vu la conversion des dirigeants du mouvement sandiniste aux politiques 
libérales, ainsi que leur implication dans toutes sortes de scandales 
de corruption.

D’anciens leaders et intellectuels de gauche 
ont participé à des gouvernements de droite et ont fourni 
aux capitalistes des arguments « intellectuels » contre 
le mouvement ouvrier. Parmi les cas les plus extrêmes, on trouve 
Jorge Castaneda, qui a rejoint le gouvernement de droite de Fox, au 
Mexique, et qui s’est même opposé publiquement à 
la participation de Fidel Castro au Sommet des Amériques. On 
trouve également l’ancien dirigeant guérillero de 
la FMLN, Villalobos, qui est devenu un conseiller du gouvernement de 
droite et pro-impérialiste d’Uribe, en Colombie. D’autres 
ont sombré dans des activités caritatives, via les ONG, 
et ont joué dans tous les cas un rôle pernicieux, démobilisant 
les masses et introduisant des idées réactionnaires dans 
le mouvement.

Toutes sortes d’idées réformistes 
et contre-révolutionnaires sont devenues populaires dans l’intelligentsia 
de « gauche ». Nombreux sont ceux qui ont adopté 
l’« indigénisme », défendant l’idée 
que la solution est dans un retour aux valeurs indiennes, que la classe 
ouvrière a été détruite, ne peut plus jouer 
de rôle progressiste, qu’il n’est plus nécessaire 
de prendre le pouvoir, etc. Les idées du marxisme ont perdu beaucoup 
de leur autorité, alors qu’en réalité c’est 
le Stalinisme qui avait fait faillite.

Tout cela a eu pour conséquence inévitable 
de semer de la confusion dans les rangs de la classe ouvrière 
et des militants de gauche. Mais comme nous l’expliquions alors, 
les conditions économiques de l’existence poussent à 
nouveau la masse des travailleurs et des jeunes dans la lutte. En l’absence 
d’alternative révolutionnaire sérieuse, les masses 
ont du passer par toutes sortes d’expériences au cours 
de ces cinq dernières années – mais dans tous les 
cas, elles ont cherché à se battre pour améliorer 
leurs conditions d’existence. Il s’agissait là d’un 
processus d’apprentissage, que la conduite des dirigeants des 
organisations traditionnelles des travailleurs et des paysans a rendu 
particulièrement difficile et douloureux.

Dans certains pays, le mouvement général 
vers la gauche s’est exprimé par l’élection 
de gouvernements de gauche ou de gouvernements perçus comme tels 
par les masses. Il y a eu l’élection de Lula au Brésil, 
de Lucio Gutierrez en Equateur, la victoire électorale du FMLN 
au Salvador, le vote massif pour Evo Morales en Bolivie, la victoire 
de la gauche aux élections municipales colombiennes, la défaite 
d’Uribe au référendum, etc. Le problème est 
que les gouvernements ont très peu de marge de manœuvre, 
et que par conséquent les illusions des masses seront de courte 
durée.

La classe capitaliste d’Amérique latine 
a eu deux siècles pour montrer ce dont elle était capable. 
Le résultat est parfaitement clair : la misère, la faim, 
l’arriération, le chômage – et le règne 
d’une oligarchie corrompue et réactionnaire. Dans la plupart 
des cas, les capitalistes n’ont même pas réussi à 
accomplir une véritable réforme agraire. Même l’« 
indépendance » tant vantée n’est qu’un 
mirage, puisque l’Amérique latine est dominée par 
l’impérialisme américain et les grandes multinationales.

Sur la base du capitalisme, aucun des problèmes 
fondamentaux des travailleurs et paysans d’Amérique latine 
ne peuvent être résolus. Les masses sont instinctivement 
opposées à l’impérialisme, mais la lutte 
anti-impérialiste est complètement vide de contenu tant 
qu’elle n’est pas fermement liée à la lutte 
contre le capitalisme et la domination des propriétaires terriens. 
La révolution cubaine a montré ce qu’il était 
possible de faire sur la base d’une économie nationalisée 
et planifiée – malgré les déformations bureaucratiques. 
Mais la révolution cubaine ne peut survivre dans l’isolement. 
Son sort sera décidé par le succès ou par l’échec 
de la révolution socialiste dans le reste de l’Amérique 
latine, en particulier au Venezuela et en Bolivie.

L’ensemble de l’Amérique latine 
est dans un état de fermentation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire. 
Ici, nous voyons ce que signifie la révolution mondiale. Les 
mouvements dans un pays ont un impact sur les mouvements des travailleurs 
et paysans d’un autre pays. Les conditions sont telles que, si 
la classe ouvrière prenait le pouvoir dans un pays, les régimes 
tomberaient comme des dominos. Une victoire dans un seul de ces pays 
transformerait complètement la situation dans toute les Amériques 
et à l’échelle mondiale.

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