Critique de la politique de la Gauche Socialiste

Le député Julien Dray, le sénateur Jean-Luc Mélenchon, la parlementaire européenne Marie-Noëlle Lienemann et les autres dirigeants de la Gauche Socialiste critiquent la politique de Lionel Jospin, à qui ils reprochent de se limiter à un “accompagnement social du capitalisme”. Ils réclament une réduction de la semaine de travail à 35 heures sans perte de salaire et sans dégradation des conditions de travail. Ils demandent une revalorisation des salaires, notamment du salaire minimum, la défense des retraites et de la protection sociale ainsi que toute une série d’autres réformes qui permettraient d’effectuer une “redistribution des richesses”.

De nombreux points dans ce programme s’accordent avec celui de La Riposte. Cependant, des divergences importantes existent, notamment sur la possibilité de réformer l’économie capitaliste et d’en faire un instrument de progrès social, ce qui nous semble être l’idée centrale du programme actuellement défendu par la direction de la Gauche Socialiste. Nous proposons donc d’ouvrir une discussion fraternelle sur cette question.

Les dirigeants de la Gauche Socialiste sont favorables au maintien de “l’économie de marché”. Ils considèrent que le capitalisme, géré “autrement”, serait tout à fait capable de répondre aux besoins de la société. Malgré des allusions au Marxisme dans Démocratie et Socialisme ou dans le bulletin A Gauche, le programme de la Gauche Socialiste s’inspire en réalité de l’économiste pro-capitaliste Keynes, qui imaginait que les crises cycliques du capitalisme pouvaient être évitées par l’intervention de l’état, augmentant artificiellement la demande par des déficits budgétaires. Cette démarche générale, reprise aujourd’hui par la direction de la Gauche Socialiste, fait l’impasse sur l’expérience des gouvernements de gauche précédents, en France et ailleurs.

L’expérience du gouvernement Mauroy

Si le gouvernement actuel adoptait la politique prônée par la Gauche Socialiste, que se passerait-il ? Quelle serait la réaction du patronat ? Nous pouvons répondre concrètement à cette question en nous appuyant sur l’expérience du gouvernement de Pierre Mauroy à partir de 1981.

Mauroy a tenté de mettre en oeuvre un programme de relance par la consommation qui, dans ces grandes lignes, correspondait à celui de la Gauche Socialiste aujourd’hui. Mais la contre-attaque patronale n’a pas tardé à se mettre en place. Pendant la campagne électorale de 1981, avant même que Mitterrand ait emporté les présidentielles, un milliard de dollars par jour quittait la France ! Cette fuite de capitaux avait pour intention de faire comprendre que les réformes voulues par la gauche ne seraient pas tolérées.

Malgré la nationalisation d’un certain nombre de banques et de groupes industriels, le pouvoir économique est resté très largement concentré entre les mains des capitalistes, leur donnant ainsi la possibilité de saborder les réformes et déstabiliser l’économie, soumettant ainsi le gouvernement à leur volonté. Le CNPF a décrété une “grève d’investissement”. Aussitôt le nouveau gouvernement installé, le chômage s’est mis à grimper et une spéculation féroce s’est déchaînée contre la monnaie nationale.

Mitterrand et Mauroy n’envisageaient aucune alternative à l’économie de marché et , très rapidement, le gouvernement était contraint de faire marche arrière. Mauroy a formé son gouvernement en juin 1981 et l’abandon de sa politique de réforme sociale a commencé dès le mois de mars 1982.

Le virage au libéralisme opéré par la direction du PS en France fait partie d’un processus international. En Espagne, en Grèce, en Grande-Bretagne, en Allemagne, les directions social-démocrates sont pratiquement devenues des “réformistes sans réformes”.

Face à cette dérive, on peut crier à la trahison si l’on veut, mais cela ne nous avance pas beaucoup. “Il ne nous échoit ni de pleurer, ni de rire, mais seulement de comprendre”disait Spinoza, et ce qu’il faut comprendre ici, c’est que l’époque où le capitalisme pouvait assurer une amélioration du niveau de vie est définitivement révolue, en France, en Europe et dans le monde entier.

Si Jospin a rallié le “libéralisme”, c’est essentiellement parce qu’il s’est brûlé les doigts, avec les autres dirigeants socialistes, en 1981-1983. Aujourd’hui encore, sans doute voudrait-il réellement améliorer les conditions de vie de la population. Mais comme Mauroy, Fabius et Rocard avant lui, il se heurt au fonctionnement d’un système fondé sur l’exploitation du travail salarié pour le profit. Ce n’est pas une question personnelle mais une question de programme. Mitterrand et Mauroy se sont trouvés devant un choix décisif : soit mettre fin au capitalisme, soit capituler. Ayant rallié l’économie de marché, ils étaient amenés, en dernière analyse, à s’accommoder de ses lois fondamentales.

L’expérience de 1981 ne fait que confirmer, mutatis mutandis, celle du Front Populaire de 1936, celle du gouvernement de Salvador Allende au Chili, ou du gouvernement travailliste de 1974-1979. Elle est d’une importance fondamentale et tout programme de réforme sociale digne de ce nom doit sérieusement en tenir compte. La seule façon de mener jusqu’au bout un programme de réforme sociale est de le lier à la lutte pour la transformation socialiste, c’est-à-dire pour l’appropriation par la collectivité des grands entreprises, des banques, les réseaux de distribution et d’échange.

Cette conclusion et cet objectif socialiste étaient officiellement entérinés dans la Déclaration de Principes adoptée par le Parti Socialiste en 1971, mais le programme de Mauroy en 1981 n’en tenait pas compte. A partir de là, la volte-face de 1982-1983 était inévitable.

En tant que socialistes, nous sommes pour des réformes, bien sûr. Nous devons soutenir énergiquement toutes les luttes pour défendre et améliorer le niveau de vie du salariat face aux attaques des capitalistes. Les programmes revendicatifs des syndicats, du Parti Socialiste et du Parti Communiste devraient donner une expression générale aux aspirations de la population. Mais en même temps, nous devons expliquer et démontrer par notre démarche que seul le passage à une économie socialiste permettra de sauvegarder définitivement les acquis sociaux. Seul le socialisme rendra possible une gestion démocratique de l’économie dans l’intérêt de la société toute entière. Tel est le programme défendu aujourd’hui par La Riposte.

De la “Sixième République” à la “République Sociale”

Le programme formulé par les dirigeants de la Gauche Socialiste, par contre, s’arrête à mi-chemin. Il y a quelques années, Julien Dray et Jean-Luc Mélenchon ont fait de la “Sixième République” l’axe centrale de leur programme. Apparemment, la Sixième République ne se distinguait de la Cinquième que par un certain nombre de modifications constitutionnelles, notamment dans les rapports entre l’Assemblée nationale et la Présidence de la République. Quant à comment cette nouvelle république allait améliorer les conditions de vie de la population, nul ne le sait. De toute façon, la question n’est plus posée, puisque Dray et Mélenchon ont eux-mêmes renoncé à la Sixième République, une décision qui ne risque de chagriner personne.

Aujourd’hui, il y a un nouveau mot d’ordre, celui de la “République Sociale”. Pour Démocratie et Socialisme, la revue éditée par Gérard Filoche, il s’agirait de “cadrer, contrôler et de sanctionner les règles du travail dans l’ensemble du secteur productif, de façon à ce que les fraudes, les délits, les tricheries et autres abus de biens sociaux soient écrasés. Cela peut se faire en nationalisant ou non, selon que les employeurs respectent ou non les lois ….”

“En ce sens nous voulons un État volontaire, une République sociale qui l’emporte sur les dérives et contre les crises provoquées par les profiteurs financiers, les multinationales, les monopoles privés.” “…ce qui compte, c’est que (nationalisées ou privées) les grandes entreprises stratégiques soient en dernière instance contrôlables par les usagers, les élus républicains, la République.”

La République Sociale reposerait ainsi sur ce que ses inventeurs appellent une “économie sociale de marché”. Le fait d’être toujours en république rassurera ceux, peu nombreux, qui craignent un retour de la monarchie. Quant à l’économie de marché, nous l’avons déjà, avec les conséquences que nous connaissons. Mais si les dirigeants de la Gauche Socialiste retiennent le capitalisme, ils souhaitent néanmoins lui donner un contenu social plus prononcé, sous l’impulsion d’un “État volontaire” et des élus qui “pèsent” sur le fonctionnement du système, le tout apparemment cimenté par un mystérieux “pacte républicain” conclu entre les parties adverses.

Il s’agit donc d’une sorte de “troisième voie” où les grands groupes capitalistes dominent l’économie, mais où le bien-être de ceux qu’ils exploitent est quand même assuré, comme si toute l’histoire du capitalisme, faite d’exploitation, de crises, de guerres et d’oppression n’était qu’un horrible malentendu que l’interposition d’un État “volontaire” saura dissiper !

Pourquoi cette politique réformiste réussirait mieux aujourd’hui qu’à l’époque de Mauroy ? La question de comment surmonter la résistance patronale demeure sans réponse.

Démocratie et Socialisme a l’air de s’étonner que Lionel Jospin et Dominique Strauss-Kahn ne les écoutent pas. Pourtant les représentants du gouvernement pourraient très bien leur répondre dans les termes suivants : Il pourrait prendre la forme suivante : “Si nous appliquons les 35 heures de la façon dont vous le souhaitez, si nous augmentons le SMIC et les impôts sur les bénéfices, etc., le résultat serait une chute importante de la rentabilité du capital. Or, puisque les capitalistes n’investissent que pour le profit, la Bourse serait d’emblée plongée dans une crise et l’investissement chuterait brutalement, aggravant encore plus le chômage.”

Cet argument exige une réponse que l’on ne trouve pas dans le programme actuel de la Gauche Socialiste. Julien Dray reconnaît implicitement cette faiblesse lorsqu’il propose qu’une taxe du type “Tobin” sur les mouvements de change soit limitée à 0,05% afin, dit-il, d’éviter une fuite de capitaux ! Mais les 35 heures, sans perte de salaire et sans toutes les contre-parties en termes de productivité, flexibilité etc. coûteraient bien plus que 0,05% aux capitalistes ! Dans ce cas, quelle serait la réaction des détenteurs du capital si l’ensemble des réformes étaient appliquées ? Décréter que l’économie capitaliste sera désormais “sociale” n’éliminera pas les mécanismes fondamentaux du système.

Un comportement politique peu fiable

Cette ambiguïté se traduit par un comportement erratique et peu fiable sur le plan politique. Dray et Mélenchon tirent à boulets rouges sur le traité de Maastricht, insistant sur son caractère libéral et anti-social, qui “gêne la croissance” et “accélère le démantèlement des services publics”. Tout ceci est vrai. Reste à nous expliquer pourquoi, lors du référendum sur Maastricht, Dray et Mélenchon ont mené campagne en faveur de sa ratification !

De la même façon, on peut lire dans Démocratie et Socialisme, que les lycéens avaient raison de se mobiliser contre Allègre. Comment expliquer alors que Dray ait insisté auprès des dirigeants du syndicat lycéen FIDL pour qu’ils limitent l’ampleur du mouvement ? Dray a également gardé ses distances lors des grèves des enseignants contre les réformes d’Allègre.

Sous une couverture “humanitaire” et aidés par les puissances européennes, les États-Unis voulaient détruire l’économie yougoslave et soumettre le pays à leur politique régionale. Sur cette question, la position des dirigeants de la Gauche Socialiste était particulièrement confuse. Dans la pratique, ils ont soutenu les objectifs des grandes puissances tout en regrettant le côté désagréable des bombardements, comme si l’un pouvait aller sans l’autre. Dans un premier temps, ils ont revendiqué l’indépendance du Kosovo ; une position erronée puisque l’indépendance du Kosovo déchaînerait une nouvelle série de guerres à travers toute la région, ce qui n’est guère dans l’intérêt des peuples. Ensuite, dans une déclaration signée en commun avec une partie de la gauche du SPD allemand, ils renoncent à l’indépendance et demandent aux forces militaires américaines et européennes de désarmer l’UCK, ce qu’elles allaient faire de toute façon.

La gauche du Parti Socialiste doit se doter d’un programme sérieux qui répond concrètement aux arguments de ses adversaires. A quoi bon reprocher à Jospin de faire un “accompagnement social du capitalisme” si, une fois dissipé le brouillard terminologique, “l’économie sociale de marché” n’est pas autre chose que cela. Les luttes à venir soumettront tous les programmes et tous les dirigeants à une rude épreuve. Un débat franc, ouvert et fraternel s’impose pour mettre au point une alternative socialiste au capitalisme. C’est dans cet esprit que La Riposte soumet ses idées et son programme à l’appréciation des militants.

La Rédaction

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