« Un spectre hante l’Europe : le spectre du communisme. Toutes les puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot, les radicaux de France et les policiers d’Allemagne » écrivent Marx et Engels au début du Manifeste du Parti communiste.
Un spectre hante aujourd’hui la droite française : celui de « l’islamo-gauchisme ». Il a suffi que Philippe Baptiste, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche et ancien président du Centre national d’études spatiales (CNES) affirme ce lundi 7 juillet sur LCI l’évidence que « l’islamo-gauchisme [..] n’existe pas en tant que terme universitaire, il n’est même pas bien défini » pour que toute la sphère médiatique de droite et d’extrême droite lui tombe dessus.
Le Figaro, CNews, Europe 1, Valeurs actuelles et Le JDD sont en boucle depuis lors à coups d’éditoriaux et de tribunes pour fustiger le prétendu déni du ministre et ses propos « polémiques ». Droite et extrême droite regrettent le bon temps où Jean-Michel Blanquer, leur chouchou à la tête du ministère de l’Éducation nationale, dénonçait les « ravages » de l’islamo-gauchisme et fustigeait l’UNEF tandis que Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, appelait en février 2021 devant l’Assemblée nationale à dresser « un bilan de l’ensemble des recherches » qui se déroulent à l’université, afin de distinguer « ce qui relève de la recherche académique et ce qui relève du militantisme et de l’opinion » et confiait au CNRS la mission d’enquêter sur l’islamo-gauchisme qui gangrènerait l’université…
Las ! Tant du côté de la Conférence des présidents d’université (CPU) que du côté du CNRS, les élucubrations ministérielles, à l’époque, ont fait long feu, au grand dam de quelques éditorialistes réactionnaires et des médias d’extrême droite.
Dans un communiqué du 17 février 2021, le CNRS rappelait avec fermeté que « « L’islamogauchisme », slogan politique utilisé dans le débat public, ne correspond à aucune réalité scientifique. Ce terme aux contours mal définis, fait l’objet de nombreuses prises de positions publiques, tribunes ou pétitions, souvent passionnées. Le CNRS condamne avec fermeté celles et ceux qui tentent d’en profiter pour remettre en cause la liberté académique, indispensable à la démarche scientifique et à l’avancée des connaissances, ou stigmatiser certaines communautés scientifiques. Le CNRS condamne, en particulier, les tentatives de délégitimation de différents champs de la recherche, comme les études postcoloniales, les études intersectionnelles ou les travaux sur le terme de « race », ou tout autre champ de la connaissance ».
Ce que l’utilisation du terme islamo-gauchisme dit de ceux qui l’utilisent
Si le terme d’islamo-gauchisme ne recouvre aucune réalité scientifique – un simple tour sur un portail de recherche comme Cairn ou Persée suffit à s’en convaincre – le mot n’a cessé d’empoisonner le débat politique, comme un stigmate lancé à la gauche et aux associations antiracistes. Tour à tour, l’UNEF, le syndicat SUD Éducation ou La France insoumise ont été accusées d’être « islamo-gauchistes » ; l’islamo-gauchisme se révélerait dans les manifestations en soutien à la Palestine organisées sur les campus universitaires, comme à Sciences Po.
Infamante, l’accusation d’islamo-gauchisme l’est sans conteste. À en croire les inventeurs de ce terme, une partie des forces politiques de gauche, dans le mouvement révolutionnaire, dans la social-démocratie, chez les écologistes ou les défenseurs des droits humains serait aveugle et complice de mouvements islamistes qui puiseraient leur inspiration dans l’Iran des mollahs ou chez les djihadistes.
On peine à croire que des socialistes, des communistes, des écologistes ou des militants d’extrême gauche partagent quoi que ce soit avec le projet islamiste.
Derrière le procès en islamo-gauchisme contre la gauche et le mouvement antiraciste, ce sont deux accusations distinctes qui sont lancées par les politiciens et les éditocrates de droite et d’extrême droite, parfois rejoints par des personnalités de gauche convaincues de la nécessité d’aller chercher des voix à droite en singeant le discours réactionnaire, à l’image du pitre Manuel Valls.
La gauche politique, syndicale et associative est d’abord accusée d’islamo-gauchisme quand elle défend les droits des minorités. Dire que les musulmans et les personnes racisées sont structurellement victimes de discriminations à l’embauche ou au logement ou victimes de violences policières serait faire le jeu des islamistes et être « islamo-gauchiste ». Dire que le port du voile relève d’un choix personnel et que la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État est une loi de liberté qui garantit à tous et toutes la liberté de conscience et de culte serait sombrer dans l’islamo-gauchisme.
En réalité, les polémiques sur le voile montrent avant tout la volonté d’une frange xénophobe et raciste de la société française, encore empreinte d’un imaginaire colonial remontant à la guerre d’Algérie, d’invisibiliser une partie des habitants de ce pays, leur religion apparaissant comme la religion de « l’étranger » et c’est en ce sens qu’il faut comprendre les tentatives d’édiles réactionnaires comme Robert Ménard à Béziers d’installer chaque mois une crèche de Noël dans leur hôtel de ville, au mépris de la loi : il s’agit d’envoyer un signal politique excluant les musulmans d’une société française définie par ses racines chrétiennes.
Les communistes doivent le rappeler en toutes circonstances : défendre les droits des minorités et des personnes racisées fait partie de notre combat révolutionnaire, les personnes racisées étant les premières victimes de l’exploitation capitaliste.
L’autre accusation brandie par les contempteurs de l’islamo-gauchisme renvoie aux prises de position des forces de gauche et du mouvement syndical sur la question palestinienne.
Défendre le droit du peuple palestinien à l’autodétermination , dénoncer les crimes de guerre d’Israël, ce serait, aux yeux de la réacosphère être partisan de l’éradication d’Israël, être antisémite et soutenir le projet politique islamiste du Hamas et ses méthodes d’action terroristes.
Il n’en est évidemment rien. Si une poignée d’organisations marquées à l’extrême gauche ont pu qualifier les attaques du 7 octobre 2023 d’actes de « résistance », cette position est restée ultra-minoritaire. Le PCF, par exemple, soutient de longue date l’OLP, qualifiée dans un communiqué du 4 juin dernier de « représentante unique et légitime du peuple palestinien » et appelle « l’organisation islamiste Hamas » à « se démettre de la bande de Gaza ».
De nombreux rapports d’organisations de défense des droits de l’homme ont documenté depuis longtemps les exactions commises par le Hamas à l’encontre d’opposants politiques, des journalistes, des femmes et des homosexuels.
Contrairement aux affabulations des médias de droite et d’extrême droite, le soutien à l’indépendance de la Palestine, qui est aujourd’hui reconnue par 148 pays dans le monde, ne constitue en rien une allégeance à l’islamisme politique.
Du judéo-bolchevisme à l’islamo-gauchisme
Le procès en islamo-gauchisme en rappelle un autre, de triste mémoire : celui du judéo-bolchevisme. Le terme, forgé par les Russes blancs et très vite récupéré par les nazis, désignait l’imbrication entre les Juifs et les communistes en URSS et dénonçait le marxisme comme une pensée juive cosmopolite et anti-nationale.
Le fait qu’un certain nombre de dirigeants du Parti ouvrier social-démocrate de Russie, comme Zinoviev, Trotsky ou Martov, soient issus de familles juives a pu alimenter le mythe du complot juif, vivace à la fin du XIXe siècle.
Ainsi, l’écrivain antisémite Édouard Drumont écrit en 1887, dans son best-seller La France juive, que « les Karl Marx, les Lassalle, les principaux nihilistes, tous les chefs de la Révolution cosmopolite sont Juifs ».
Les Protocoles des sages de Sion, ce faux forgé par la police tsariste au début du XXe siècle, deviennent le livre de chevet de tous les antisémites, convaincus de l’existence d’un complot juif mondial et du rôle des Juifs derrière la révolution d’Octobre 1917.
Le mythe du judéo-bolchevisme conduira les nazis à mener une guerre génocidaire lorsqu’ils envahiront l’URSS le 22 juin 1941. Juifs et militants communistes, qui ne sont pas dissociés, sont voués à la mort, assassinés par la Wehrmacht ou les Einsatzgruppen (groupes mobiles de tuerie) qui opèrent sur les arrières de l’armée allemande.
En France, l’invocation du judéo-bolchevisme rencontre la pensée maurrassienne : Charles Maurras, le fondateur de l’Action française identifiait les « quatre États confédérés de l’Anti-France », les Juifs, les protestants, les francs-maçons et les étrangers rendus responsables de la décadence d’une nation française à l’identité catholique millénaire.
Très vite, par leur refus de la xénophobie et de l’antisémitisme, les socialistes se voient accuser par les nationalistes d’être du côté de « l’Anti-France » et d’être du parti de l’étranger. C’est une des raisons de la haine de l’extrême droite nationaliste contre Jean Jaurès qui conduit à son assassinat, le 31 juillet 1914.
Il y a du procès en « Anti-France » dans les attaques contemporaines des éditocrates de la réacosphère et de l’extrême droite contre la gauche accusée « d’islamo-gauchisme ». Alors que l’antisémitisme n’est plus assumé que par une petite fraction de l’extrême droite, le camp nationaliste, toujours à la recherche d’un ennemi, a substitué, dans la typologie de Maurras, les musulmans aux juifs et aux protestants, mais « l’islamo-gauchisme » d’aujourd’hui n’est autre que le « judéo-bolchevisme » des nazis : un mythe politique complotiste destiné à faire de la gauche le « parti de l’étranger ».
Le spectre de « l’islamo-gauchisme » nous hante. Il place parfois les dirigeants de la gauche, à l’instar d’Olivier Faure ou de Fabien Roussel sur la défensive, comme s’il fallait absolument se démarquer d’une accusation infamante en accusant son voisin, en l’occurrence LFI. Ce n’est pourtant pas ainsi qu’on se débarrasse des spectres : c’est en les mettant en pleine lumière et en révélant ce qu’ils sont que les spectres s’évaporent.
David NOËL