« Nous venons en amis », documentaire d’Hubert Sauper – Réquisitoire contre la colonisation

 

« Le dit ne s’explique qu’à partir du non-dit et, sans référence à ce silence sur quoi s’ébauche une parole, celle-ci ne peut recevoir qu’un sens abstrait et fragmentaire où n’apparaîtra pas la collusion de l’actualité et de l’idéologie dominante. »
Jean-Marie Piemme
La télévision comme on la parle.
Labor, 1978.

Filmé du ciel, un train déchire le désert grandiose à la frontière des deux Soudan. Un siècle et demi plus tard semble se rejouer la conquête de l’Ouest américain car ce convoi fait étrangement penser à ceux du temps de la ruée vers l’or mais cette fois, la ruée a lieu en 2011, au cœur de l’Afrique, pour l’or noir et les matières premières. Les Indiens d’hier sont devenus les Africains d’aujourd’hui.

Pour le réalisateur Hubert Sauper, citant Marx, « l’histoire ne se répète pas, elle bégaie comme une tragédie puis comme une farce ». En 2006, déjà Le cauchemar de Darwin, son précédent documentaire dénonçait le pillage éhonté de l’Afrique par les Occidentaux dans la région des Grands Lacs en Tanzanie à travers la métaphore de la surexploitation des perches du Nil par une multinationale européenne aux dépens des populations locales ainsi que le trafic d’armes qui en découlait.

Depuis, rien n’a changé. Bien au contraire, le pillage s’est même industrialisé à l’échelle du continent africain et le Soudan dont il s’agit ici est devenu le nouveau laboratoire des impérialistes.

Armé de sa caméra et de beaucoup d’audace, le réalisateur a décidé de s’y envoler aux commandes d’un minuscule avion fabriqué de ses mains pour mieux tromper la vigilance des autorités. Il atterrit cette fois au cœur même du conflit à la frontière des deux Soudan en juillet 2011, veille de leur partition. Il se pose là où ça fait mal et renvoie dos à dos Chinois et Américains, les nouveaux acteurs de la colonisation. « Je voulais faire un film sur la pathologie du colonialisme » dit-il. Nous sommes servis !
Pour des raisons purement stratégiques, les États-Unis n’ont cessé d’œuvrer à la partition entre le Nord et Sud du Soudan pour « casser » le plus grand pays du monde arabe et d’Afrique qui menaçait dangereusement l’hégémonie d’Israël dans la région explique Michel Raimbaud, ancien ambassadeur de France au Soudan (1994-2000). Pour arriver à leurs fins, les États-Unis, guidés par la convoitise des matières premières et aveuglés par le « brouillard blanc » (1) de l’esprit des Lumières décrit déjà par Conrad dans Au cœur des ténèbres, ont attisé les haines tribales conduisant aux massacres du Darfour dont ils ont accusé unilatéralement le président musulman Omar al-Bashir après en avoir dressé un portrait sanguinaire tentant de réduire ce conflit à une guerre de religions entre méchants musulmans du nord et gentils chrétiens du sud.

Cette énième version du « choc des civilisations » du Bien contre le Mal a fait long feu car depuis décembre 2013, la guerre a repris de plus belle, cette fois entre deux ethnies du Sud-Soudan, et oppose les Dinkas partisans du président contre les Nuers soutiens de son ancien vice-président passé à la rébellion. Ces adversaires, tous deux pourtant bons chrétiens, s’entretuent maintenant pour le pillage des richesses. On compte plus de 50 000 personnes tuées et un demi-million de déplacés et le fragile équilibre économique du pays est de nouveau gravement menacé.

En 1961, dans sa préface des Damnés de la terre de Frantz Fanon, Sartre expliquait le piège cynique tendu aux opprimés qui veulent se libérer de l’emprise de leurs colonisateurs : « Cette furie contenue, faute d’éclater, tourne en rond et ravage les opprimés eux-mêmes. Pour s’en libérer, ils en viennent à se massacrer entre eux : les tribus se battent les unes contre les autres faute de pouvoir affronter l’ennemi véritable. »
Américains et Chinois se sont partagé l’exploitation des champs pétrolifères des deux Soudan dont 75% des ressources se trouvent au sud et la totalité des infrastructures d’acheminement au nord.

Sauper filme l’un d’eux proche de la frontière du Soudan, exploité par les Chinois dans une base – no man’s land au milieu de nulle part – où les employés vivent dans des bâtiments ressemblant à une station spatiale sans aucun contact avec les habitants des villages voisins qui errent abandonnés au milieu d’un paysage lunaires dévastés ; sorte d’immense décharge où l’eau polluée par l’extraction n’est même plus potable ; dans les regards des villageois se lit un désarroi sans fin.
Dans un autre village des évangélistes américains « en mission contre l’obscurantisme » s’en vont porter la bonne parole de la civilisation aux « bons sauvages ». Ne supportant pas leur nudité, ils habillent contre leur gré des enfants en larmes. Puis les bons évangélistes tentent de confisquer des bijoux qui selon eux rappellent trop leurs racines à des jeunes filles dont on sent la colère contenue.

Un vieillard raconte comment il s’est fait déposséder de sa terre, un territoire grand comme un département français, en échange de quelques milliers de dollars. Autant de vignettes surréalistes à l’aune d’un Soudan exsangue, filmé dans un chaos d’images implacables magistralement montées, desquelles Hubert Sauper extrait le portrait d’un colonisateur roublard au cynisme sans limite.

A l’occasion d’un grand rassemblement avec l’ambassadeur des États-Unis – précipité de toute la bonne conscience occidentale – se retrouvent pêle-mêle des ONG sponsorisées par l’ONU avec à leur tête les stars hollywoodiennes Mia Farrow et Georges Clooney – entre deux publicités pour le géant Nespresso – qui tentent aux côtés d’industriels de justifier le droit d’ingérence humanitaire des USA, en clair le pillage des ressources du Soudan. Tout à coup, et c’est sans doute le point culminant du film, au beau milieu du discours lénifiant de l’ambassadeur sur le rôle civilisateur de l’Amérique, surgit un guerrier en tenue traditionnelle qui brandit une lance et danse au son d’un chant guerrier ; Sauper a su poser sa caméra et saisir cette scène incroyable. Ce « combattant » est inoffensif mais le service de sécurité va le neutraliser et l’évacuer sans ménagement parce que symboliquement cette vision est intolérable aux yeux des colonisateurs et ne fait que trop leur rappeler ce qu’écrivait Sartre : « Le colonisé se guérit de la névrose coloniale en chassant le colon par les armes ».
C’est un coup de poing lancé à la face des « libéraux, si humains, qui poussent l’amour de la culture jusqu’à la préciosité, font semblant d’oublier qu’ils ont des colonies et qu’on y massacre en leur nom. » (ibid. Sartre)

Depuis la sortie du Cauchemar de Darwin, ces mêmes libéraux, une clique de « journalistes, mercenaires de l’opinion » (2), à la solde des grandes multinationales avec à leur tête pour toute caution intellectuelle un universitaire dévoyé chantre de la colonisation, n’ont eu de cesse de s’attaquer à l’honneur du cinéaste, lui reprochant un manque d’honnêteté, un bidonnage des images et des interviews ; Hubert Sauper leur a répondu au cours d’un procès qu’il leur a intenté pour diffamation et gagné par deux fois, la seconde fois en appel.
Mais que ces libéraux le veuillent ou non, les propos tenus et les images filmées dans Nous venons en amis parlent d’eux-mêmes ; ils crèvent l’écran, nul besoin de bidonnage, ils sont un réquisitoire implacable contre la colonisation.

Cette réalité intolérable aux yeux des laudateurs du colonialisme éclate à la vision de ce documentaire salutaire qui devrait être vu de tous ceux qui pourraient encore douter des méfaits de la colonisation et du capitalisme.

Notes
1. Joseph Conrad, Au cœur des ténèbres, GF Flammarion 1989, (Heart of darknesss, 1899).
2. Robert Desnos parlant des journalistes dont il était lui-même un représentant.

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