L’attentat d’Ankara, enjeux impérialistes et le mouvement ouvrier turc

L’attentat meurtrier du 10 octobre, perpétré contre une manifestation du mouvement ouvrier turque, s’est produit à trois semaines des élections. Les deux détonations ont eu lieu à proximité d’un large regroupement de militants du HDP (Parti Démocratique des Peuples). A l’heure où nous écrivons ces lignes, nous ne connaissons pas encore avec certitude qui a commis cet acte abominable. Le fait qu’il s’agit d’un attentat « suicide » indiquerait qu’il s’agit probablement d’un groupe lié à Daesh. Le type d’explosif utilisé ressemble à celui qui a servi dans l’attentat de Suruç, le 20 juillet dernier, alors que des militants s’apprêtaient à partir pour Kobane, sur la frontière syrienne. L’attentat rappelle également celui qui a eu lieu contre des militants du HDP au mois de juin, à Diyarbakir, deux jours avant les élections précédentes. La manifestation d’Ankara dénonçait l’intensification des opérations militaires contre les Kurdes. C’était une manifestation pour la paix et la démocratie. On s’attentait, au moment de la manifestation, à une déclaration imminente d’un cessez-le-feu de la part du PKK, sauf pour des actions défensives. La déclaration a eu lieu dans la journée.

Des rassemblements pro-kurdes et des manifestations du mouvement ouvrier ont fait régulièrement l’objet d’attaques et de violences.

Le gouvernement affirme qu’il n’y a aucune différence entre la résistance kurde et Daesh. Tous sont des terroristes, selon la propagande officielle. Ainsi, des militants de l’AKP, souvent armés de pistolets et de barres de fer, ont mené d’innombrables agressions contre le HDP, brutalisant ses sympathisants et saccageant ses locaux. Les attentats vont dans le même sens, et même si le régime turc devait s’avérer ne pas être l’instigateur direct des attentats, de nombreuses organisations syndicales et les partis du mouvement ouvrier turc ont raison de dénoncer la complicité – fondée sur des intérêts communs – entre le régime et les terroristes fondamentalistes. Erdogan espère tirer profit de l’attentat en se présentant comme un rempart contre le terrorisme, et empêcher l’érosion de sa base électorale qui risque de lui priver d’une majorité parlementaire aux élections. Cependant, il se peut que l’attentat ait l’effet inverse. En plus de renforcer la position du HDP, l’attentat poussera des électeurs « modérés » de son propre camp à condamner la politique étrangère d’Erdogan, considérant que l’utilisation de la base d’Incirlik par l’aviation américaine et les frappes aériennes turques contre Daesh ont inutilement exposé la Turquie à un risque accru d’attentats.

La Turquie est une puissance régionale montante qui se trouve au milieu de plusieurs zones de crises et de conflits.

Ses frontières touchent à l’Europe, au Moyen-Orient et à la sphère d’influence de la Russie. A l’ouest, la Grèce a sombré dans une profonde crise économique et sociale avec, en arrière-plan, la stagnation et le déclin de l’Union Européenne. Vers le sud, la Syrie et l’Irak sont des zones de guerre. Au nord, l’Ukraine est devenue un champ de bataille entre les puissances occidentales et la Russie. En extension de ce dernier conflit, il y a une exacerbation des tensions sur la Mer Noire. Sur la Méditerranée, il y a des tensions entre la Turquie et Israël et le problème persistant de Chypre. Les intérêts économiques et stratégiques de la Turquie l’obligent à rivaliser avec d’autres puissances régionales comme la Russie, l’Iran, Israël et l’Arabie Saoudite. Toutes les régions périphériques de la Turquie sont des sources réelles ou potentielles d’instabilité interne. Mais le problème le plus immédiat et le plus dangereux pour l’impérialisme turc, c’est le problème kurde.
Le « grand jeu » d’intérêts impérialistes au Moyen Orient est complexe et plein de paradoxes. La Syrie et l’Irak sont une même zone de guerre au milieu de laquelle se trouve la région sous le contrôle de l’Etat Islamique établi par Daesh. La guerre, dans laquelle les puissances mondiales et régionales poursuivent chacune ses intérêts propres, implique, sur le terrain, des forces sunnites, chiites et Kurdes. Pour empêcher l’émergence d’un nouvel Etat sunnite à ses frontières, l’Iran appuie l’armée irakienne et les milices chiites dans leur guerre contre Daesh. Dans la même logique, l’Iran appuie le Hezbollah au Liban et Bachar Al-Assad en Syrie. Le rôle primordial de l’Iran dans la lutte pour contenir Daesh fait que ses intérêts s’alignent sur ce point crucial avec ceux de l’impérialisme américain, ce qui explique la « détente » entre les deux pays qui a rendu possible l’accord sur le dispositif nucléaire iranien malgré le qualificatif officiel d’ « Etat terroriste » attribué à l’Iran par les Etats-Unis.

A l’inverse, l’Arabie Saoudite, considérée comme une alliée des Etats-Unis, voit en l’Iran son ennemi régional principal.

L’Arabie Saoudite n’a pas envie de voir un renforcement significatif de la position de Daesh, qui représente une menace potentielle pour la stabilité du royaume. Mais l’extension du pouvoir iranien en Irak constitue un danger beaucoup plus grave et imminent pour les intérêts de Riyad, au point de mettre en péril l’existence même de l’Etat saoudien. Ainsi, les Saoudiens appuient Daesh et d’autres forces fondamentalistes (Al Qaeda, Al Nosra etc.) en Syrie, pour affaiblir le régime syrien, mais ne souhaiteraient pas la victoire définitive de ces forces. Cette approche stratégique coïncide avec celle des Etats-Unis, qui, avec la France et le Royaume-Uni, ont armé et financé les milices fondamentalistes en Libye et en Syrie, mais qui ne souhaitent pas que celles-ci prennent le pouvoir. On lit souvent des analyses « de gauche » qui partent de la prémisse que l’Occident souhaite le renversement de l’Etat syrien par les milices. Ceci n’est pas juste. Ce qu’ils veulent faire, c’est déstabiliser l’Etat et imposer le remplacement d’Assad – au moyen d’un coup d’Etat ou d’un départ « négocié » – par des éléments prêts à coopérer avec les intérêts stratégiques occidentaux, notamment en ce qui concerne le contrôle des oléoducs acheminant le pétrole et le gaz vers la Méditerranée, ainsi que l’installation de bases militaires terrestres et le déploiement de forces navales occidentales sur la côte syrienne. Pour Israël, il faut à la fois contenir l’expansion iranienne et celle de Daesh. Le pire des scénarios, du point de vue de cet état, serait la chute de la monarchie hashémite et l’extension du « califat » de Daesh jusqu’à la Jordanie. Assad est un ennemi pour Israël, mais mieux vaut lui que Daesh, de son point de vue. Ainsi, pour les Etats-Unis, la France, l’Arabie Saoudite, le Qatar, Israël et la Turquie, la continuation de la guerre en Syrie, sans que celle-ci ne débouche sur une victoire décisive pour l’un ou l’autre camp, est de loin la meilleure option. Tous soutiennent les fondamentalistes jusqu’à un certain point. Ils veulent « contrôler » le conflit. Le plus grave, pour eux, ce serait qu’il y ait un vainqueur, d’un côté ou de l’autre, entre Assad et les fondamentalistes. Le peuple syrien se trouve ainsi entre le marteau et l’enclume ou, plus exactement, entre plusieurs marteaux et plusieurs enclumes.
La prise en compte de ce « grand jeu » entre les puissances impérialistes permet de mieux comprendre les paramètres de ce qui se passe en Turquie. Le régime d’Erdogan ne voudrait pas permettre à Daesh de devenir une force incontrôlable sur le territoire turc, et ne voudrait pas non plus que son « califat » s’étende jusqu’à la frontière turco-syrienne. Cependant, comme avec l’Arabie Saoudite, le plus grand danger se trouve ailleurs. La Turquie ne peut en aucun cas permettre au déroulement du conflit en Syrie aboutir à un renforcement de la position territoriale et militaire de la résistance kurde. La création d’un état kurde stable au nord-est de la Syrie et au nord de l’Irak augmenterait considérablement la puissance de feu et la position stratégique des Kurdes au sein même de la Turquie. Les milices kurdes sont en première ligne du combat contre le « califat », et par conséquent, Daesh constitue, aux yeux d’Ankara, un allié objectif contre les Kurdes. C’est pourquoi la Turquie a longtemps résisté longtemps à l’utilisation de la base d’Incirlik comme une base d’opérations américaines contre Daesh. Depuis quelques mois, sous la pression américaine, la Turquie a elle-même procédé à quelques frappes contre les positions de Daesh. Mais son ennemi principal reste la résistance kurde. Depuis le mois de juillet, les frappes aériennes turques contre les Kurdes ont été littéralement 100 fois plus nombreuses que celles dirigées symboliquement contre Daesh, qui servent avant tout d’argument contre ceux qui à juste titre accusent l’AKP, au pouvoir à Ankara, d’avoir aidé Daesh en sous-main. En échange de l’utilisation de la base d’Incirlik, le gouvernement turc exige que les Etats-Unis usent de leur influence auprès des Kurdes pour les restreindre. Les Etats-Unis exigent, en revanche, un engagement plus fort de la Turquie en appui des opérations américaines dirigées contre les intérêts de la Russie en Ukraine et sur la Mer Noire.

Aux complications du contexte régional s’ajoute l’accumulation des tensions sur le plan intérieur. Les élections du 1er novembre ont été prévues parce que celles du 7 juin dernier n’ont pas permis de dégager une majorité parlementaire pour appuyer le gouvernement. Il pourrait en être ainsi, de nouveau, cette fois-ci. Quoi qu’il en soit, les élections ne résoudront rien sur le fond, ni pour la classe capitaliste et les tenants du régime, ni du point de vue du mouvement ouvrier et la question nationale kurde. L’impérialisme turc ne pourra jamais accepter l’émancipation nationale et sociale des travailleurs kurdes, pas plus qu’il ne peut répondre aux revendications sociales et politiques de l’ensemble des travailleurs, indépendamment de leurs origines.

L’instabilité sociale s’accroît en Turquie, comme dans toute la région.

La classe dirigeante est assise sur un volcan. Mais les travailleurs sont eux aussi pris dans un étau. La crise actuelle – avec son cortège d’injustices sociales, de répressions, d’attentats et de militarisme – place le mouvement ouvrier en Turquie devant une tâche historique, une tâche qui ne doit s’accomplir que sur le terrain des luttes pratiques, mais aussi sur le plan programmatique et idéologique. Si les Kurdes devaient abandonner leurs armes, ils seraient écrasés. Leur lutte doit se poursuivre. Ils ont besoin de leurs armes pour se défendre contre la cruauté et la violence du régime à leur égard. Mais l’aboutissement victorieux de cette lutte ne peut se concevoir qu’en la reliant à l’émancipation sociale et politique de l’ensemble des travailleurs du pays. Cela passe, dans un premier temps, par l’unification des organisations du mouvement ouvrier autour d’un programme capable de répondre aux intérêts de toutes les victimes de l’oppression de l’Etat et de l’exploitation capitaliste. La lutte pour l’emploi, contre les bas salaires, pour des logements décents, pour l’accès aux soins et un système éducatif de qualité et à la portée de tous, pour les droits des femmes et contre toutes les discriminations, contre le militarisme impérialiste et la violence policière et tous les autres terrains d’action du mouvement ouvrier doivent être reliés à la nécessité d’exproprier les grands capitalistes et de nationaliser toutes les banques et les institutions financières. Il importe, aussi, de rallier, dans la mesure du possible, les soldats – qui sont pour la plupart d’origine sociale modeste – à cette grande cause émancipatrice, de les libérer de l’emprise des généraux. Ce vaste programme ne sera pas facile à mettre en œuvre, mais il représente la seule issue pour en finir avec cet enfer capitaliste dont les atrocités du 10 octobre ne sont, hélas, qu’un exemple parmi bien d’autres des crimes du capitalisme et de ses défenseurs, qu’ils soient « islamistes » ou non.

Greg Oxley
PCF Paris 10

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