La dérive capitaliste de l’art contemporain

L a rapacité des capitalistes est sans limite. Dès les premières pages du Manifeste du Parti Communiste, Marx et Engels en dressent l’accablant constat : « Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté du commerce. En un mot, à la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. La bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes les activités qui passaient jusque-là pour vénérables et qu’on considérait avec un saint respect. Le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a fait des salariés à ses gages. »

L’artiste au même titre que le poète en est aussi la victime mais les arts et l’art contemporain en particulier restent un champ peu investigué par l’analyse marxiste qui préfère se concentrer sur l’économie et les sciences sociales concernant plus directement son combat. L’erreur serait de laisser l’apanage de la critique des arts aux seuls réactionnaires, parangons de l’ordre moral, ainsi qu’aux nouveaux chantres de la permissivité néolibérale qui voient dans l’art une nouvelle opportunité de façonner les esprits aux critères d’un marché de l’art où tout est permis du moment que l’argent tombe dans la poche des actionnaires.

Deux événements récents viennent éclairer cette approche de classe sur les dérives de l’art contemporain, ainsi que la tentative par les capitalistes de s’approprier sa définition à des fins purement marchandes. Il s’agit de la captation de l’art par des intérêts privés avec l’ouverture récente à Paris de la Fondation LVMH du milliardaire Bernard Arnault. A ce scandale s’ajoute celui de Tree, « œuvre » maintenant dénommée Plug anal de « l’artiste » Paul Mc Carthy, exposée éphémèrement à l’occasion de la FIAC, place Vendôme, en face de la colonne du même nom. Une baudruche de 24 mètres de haut en forme de sextoy ? Sapin de Noël ? Ou bien des deux, c’est au choix du « regardeur ».

La question de la sexualité taraude depuis toujours les artistes et les surréalistes en particulier. « De nos jours, le monde sexuel n’a pas, que je sache, cessé d’opposer à notre volonté de pénétration de l’univers son infracassable noyau de nuit » écrivait André Breton ; à cette aporie, l’issue pour lui qui dénonçait le libertinage se situait plutôt dans une quête personnelle acharnée de l’amour fou. Bien sûr, la représentation sexuelle d’un sapin de Noël n’est pas en soi scandaleuse, mais son exhibition dans un espace public privatisé avec l’autorisation de la Ville de Paris se doit avant tout de choquer. Certains critiques ne s’en cachent pas, selon le magazine Les Inrockuptibles, le but avoué de ces « fragments de débauche pour rire », serait de « mettre à mal la croyance en l’enfance comme âge de l’innocence » et de vivement nous « conseiller de jeter un œil aux godes chocolatés sagement brandies par les Pères Noël que le même Mc Carthy produira dès la semaine prochaine dans sa Chocolate Factory présentée dans les nouveaux espaces de la très respectable Monnaie de Paris ».

Selon les mêmes critiques, ces artistes « singeraient l’univers porno et dénonceraient la surabondance d’une société américaine vautrée dans la bouffe et l’Entertainment ». Ah bon ! D’aucuns se refusent à partager cette vision totalitaire que veulent imposer à tout prix les nouveaux prêtres de l’art contemporain, « curateurs », commissaires d’exposition, critiques et historiens d’art qui prétendent s’ériger en directeurs de consciences artistiques d’un public enjoint de s’agenouiller avec eux devant cet art contemporain qu’ils vénèrent.

Dans la nuit du 17 octobre 2014, des inconnus ont dégonflé la baudruche qui n’a pas été réinstallée depuis. Toutes proportions gardées, ce geste n’est pas sans rappeler celui de Gustave Courbet et des communards déboulonnant la colonne Vendôme, symbole pour eux des guerres meurtrières et de l’oppression  napoléonienne. Le nouveau clergé piqué au vif, relayé par la quasi-totalité de la presse s’indigne de cette inquisition intolérable et voue aux gémonies la « France moisie » inapte selon lui à comprendre les subtilités d’un artiste devenu martyr. « Lorsqu’il n’y a plus d’adultes, commence le règne des experts » écrivait George W. S. Trow. Le magazine libéral libertaire Causeur, nouvelle bible islamophobe et réactionnaire des émules de Finkielkraut, faisant sien cet adage, livre son étrange vision de la liberté d’expression et s’indigne « que dans une démocratie de plus en plus transparente et participative, le point de vue du péquin moyen est aussi important, sinon beaucoup plus du fait qu’il soit majoritaire, que celui de l’artiste subversif ». « Le péquin moyen »  – vous et moi, donc – se voit ainsi infantilisé, privé de parole par les experts autoproclamés, seuls véritables adultes autorisés à la distiller au bon peuple.

Il est de bon ton de convoquer au nom de la liberté d’expression, la transgression d’un Sade, ou d’un Georges Bataille qu’un peuple aux mains libres, ivre de violence aurait aussi embastillé comme le premier ; pourtant ce dernier n’a eu de cesse de dénoncer cette mascarade, « le jeu cruel de la vie sociale […] où la splendeur insultante des riches perd et dégrade la nature humaine des classes inférieures. […] la lutte des classes n’a qu’un terme possible : la perte de ceux qui ont travaillé à perdre la nature humaine » [1]

Tout le contraire de la culture porno, qui s’étale sur la place publique transformée en cabinet d’analyse par l’artiste contemporain où le public allongé avec lui est invité à contempler son « ça » plug anal, « ses pulsions inconscientes pour lui amorale [ndlr : absence de morale] car il ne fait pas a priori la distinction entre le bien et le mal et obéit seulement à des pulsions (éros et thanatos) et à la recherche du plaisir seul comme le tueur en série qui obéit à sa pulsion de meurtre, sans avoir a priori la conscience de l’immoralité de l’acte » [2]

« Tel un enfant égoïste et immature » l’œuvre de l’artiste présente à la vue de tous le solde non réglé d’une histoire d’enfance mal vécue. En réaction à cet indifférentisme moral totalitaire des intellectuels et artistes libéraux, pour qui tout se vaut, Orwell oppose la common decency – la décence commune respectée tacitement de tous, « condition première de la vie en commun et de toute révolte authentique qui serait le point de départ nécessaire d’une politique socialiste ». [3]

A l’ombre de cette violence symbolique se cache le vrai scandale, celui de la captation de l’art par des intérêts privés et mercantiles, et à ce titre l’ouverture de la fondation LVMH à 100 millions d’euros en est une démonstration éclatante. Sous prétexte de mécénat, les grands patrons (Arnault, Pinault) se substituent à l’Etat et aux collectivités qui leur abandonnent en partie sous prétexte de crise économique la mission qui leur incombe, celle de faire vivre l’art par l’achat d’œuvres et de leur exposition dans les musées.

Dans une tribune parue sur Mediapart des artistes et des critiques dénoncent cette dérive marchande du mécénat : « L’essence du véritable mécénat est dans le don, la dépense sèche ou, pour parler comme Georges Bataille, « improductive ». Les vrais mécènes perdent de l’argent, et c’est par là seulement qu’ils méritent une reconnaissance collective. Or, ni monsieur Pinault ni monsieur Arnault ne perdent un centime dans les arts. Non seulement ils y défiscalisent une partie des bénéfices qui ne se trouvent pas déjà dans quelque paradis fiscal, mais ils acquièrent eux-mêmes, pour plus de profit, des salles de ventes, et ils siphonnent l’argent public. »

L’œuvre d’art se confond avec la marchandise dans les boutiques qui jouxtent les expositions ; les logos de marques de bagages à plusieurs milliers d’euros ornent les pages des magazines adossés aux articles à la gloire des mêmes mécènes que le peuple devrait remercier à l’unisson de leur prodigalité. « Les boutiques de luxe, désormais, se veulent le prototype d’un monde où la marchandise serait de l’art parce que l’art est marchandise, un monde où tout serait art parce que tout est marchandise. »

Mais quel est le véritable rôle de l’art ? Dans Le temps retrouvé, Proust ouvre un passage : « Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir sur la Lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns que les autres, que ceux qui roulent dans l’infini. »

Pour l’historienne d’art Christine Sourgins « L’art est l’incarnation d’une inspiration dans la matière, grâce à un travail des formes. L’art est médiation entre le réel et un plan plus élevé, plus spirituel qui devient ainsi sensible, visible grâce au travail artistique » Elle ajoute « L’art dit contemporain, détourne, s’approprie, refuse la médiation : c’est une prédation du réel. Il nie toute transcendance, c’est un art de l’absence. »

Tout l’art contemporain n’est pas à jeter aux oubliettes de l’histoire, il existe bien sûr de vrais artistes. La réouverture du Musée Picasso en est la preuve éclatante, c’est une occasion de redécouvrir l’artiste majeur qui a révolutionné l’art moderne tout en s’engageant aux côtés des travailleurs pendant la guerre d’Espagne. Giacometti, Miro, mais aussi Pierre Soulages à Rodez, Nicolas de Staël à Antibes. La liste de ceux qui ont du talent mais dont personne ne parle est si longue…  Les travailleurs de l’art (peintres, sculpteurs, graveurs, photographes, plasticiens ….), interrogent la société, dénoncent l’injustice. L’art n’est pas réservé au caprice d’une petite élite. Il est vital. Dans la société socialiste à laquelle nous aspirons, chacun pourra y accéder et le pratiquer à la mesure de son talent.

Geoffroy Galouzeau

PCF Paris 20

 

[1] Georges Bataille – La notion de dépense – Ed. Minuit

[2] Amoralité et immoralité chez Aristote et Guyau. Une herméneutique du sujet anéthique

Hans Emane, Université OmarBongo – Maitrise 2009

[3] George Orwell, cité parJean-Claude Michéa

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