Jean Jaurès (1859-1914)

De toutes les figures qui ont marqué la période de l’émergence du mouvement ouvrier français à la fin du 19e et au début du 20e siècle, Jean Jaurès fut incontestablement la plus grande.

Il a consacré sa vie à la défense des exploités, à la cause, comme il la concevait, de l’humanité toute entière. Jusqu’à son dernier souffle, Jaurès mettait son énergie débordante et sa grande érudition au service des idéaux socialistes. Sa puissance oratoire – sans doute la plus grande que la France ait jamais connue – et ses écrits étaient empreints d’une force morale qui semblait invincible. Un siècle après son assassinat, dans la conscience collective, il incarne encore, et plus que tout autre, l’aspiration à une France et à un monde débarrassés de l’exploitation, de l’oppression, de la guerre et de toutes les horreurs du capitalisme.

Auguste Marie Joseph Jean Jaurès est né à Castres, dans le Tarn, le 3 septembre 1859. Agrégé de philosophie, il débute sa carrière politique comme député républicain. Il adhère définitivement au socialisme en 1892, lors de la grève des mineurs de Carmaux. Dans l’affaire Dreyfus, malgré une attitude ambivalente dans un premier temps, il défend ardemment le capitaine persécuté.

En 1904, il fonde L’Humanité. Il milite pour la séparation des Eglises et de l’Etat, participant à la rédaction de la fameuse loi de 1905.

En cette même année, il joue un rôle déterminant dans l’unification du mouvement socialiste et dans la création de la SFIO. Les dernières années de sa vie sont consacrées à la lutte pour empêcher une nouvelle guerre avec l’Allemagne. Son engagement internationaliste lui coûte sa vie. Le 31 juillet 1914, il est assassiné par un fanatique réactionnaire au Café du Croissant, rue Montmartre, à Paris.

Pour les ouvriers, Jaurès était un guide, un tribun.

Il pouvait exprimer – et avec quelle force ! – leurs colères, leurs sentiments les plus profonds. Ses paroles inspiraient les travailleurs et effrayaient ses adversaires. Voici, par exemple, un extrait de sa plaidoirie dans un procès, en 1894, où il défendait un journaliste contre le président de la République Casimir-Périer : « Et vous vous étonnez de la véhémence de nos paroles, de la force de nos accusations ! Mais songez donc que nous parlons au nom d’un siècle de silence ! Songez donc qu’il y a cent ans il y avait dans ces ateliers et dans ces mines des hommes qui souffraient, qui mouraient sans avoir le droit d’ouvrir la bouche et de laisser passer, en guise de protestation, même leur souffle de misère : ils se taisaient. Puis un commencement de liberté républicaine est venu. Alors nous parlons pour eux, et tous leurs gémissements étouffés, et toutes les révoltes muettes qui ont crié tout bas dans leur poitrine comprimée vibrent en nous, et éclatent par nous en un cri de colère qui a trop attendu et que vous ne comprimerez pas toujours ! »

La période allant de 1871 à 1914 fut marqué par un développement fulgurant du capitalisme européen. Le progrès de la science et de la technique productive s’accompagnait du renforcement de la classe ouvrière, ainsi que de l’émergence des organisations syndicales et des partis socialistes. C’était l’époque de l’expansion colonialiste des puissances européennes rivales et celle de la « paix armée » entre elles.

Depuis la Commune de Paris, l’histoire n’avait pas – hormis la révolution russe de 1905 – placé la classe ouvrière dans une situation révolutionnaire. Ce contexte de paix sociale a marqué la conscience des travailleurs de l’époque, et tout particulièrement celle de leurs chefs.

Formellement fondés sur des idées proches du marxisme, les dirigeants de la Deuxième Internationale subissaient la pression idéologique de la bourgeoisie, et se sont progressivement adaptés au système capitaliste. La profondeur de cette adaptation – qui devait mener à l’effondrement de l’Internationale en 1914 – n’était pas clairement perceptible pour les militants de l’époque. Même Lénine, qui savait pertinemment que les partis de la deuxième Internationale comprenaient des éléments révolutionnaires et réformistes, avait pris l’annonce du soutien à la guerre par les dirigeants de la social-démocratie allemande pour une ruse policière.

Un réformisme d’action

Dans l’éventail de tendances politiques qui existaient dans l’Internationale et dans chacune des sections nationales, Jaurès représentait la tendance réformiste, même s’il martelait sans cesse la nécessité d’en finir avec la propriété capitaliste comme le but ultime du mouvement socialiste. Dans la pratique, Jaurès défendait la démocratie. La ligne directrice de sa pensée politique était que l’Etat démocratique, conjugué avec les effets du développement économique – et l’augmentation du poids social du prolétariat qui en découlait – mènerait inéluctablement au socialisme. Il ne s’agissait pas d’une attitude passive et attentiste. Au contraire, il luttait de toutes ses forces pour avancer dans ce sens et appelait sans cesse les travailleurs à l’action pour balayer les obstacles qui se dressaient sur le chemin de leur émancipation.

Plekhanov, Bebel, Liebknecht, Luxemburg, ainsi que les fondateurs futurs de l’Internationale Communiste, Lénine et Trotsky, respectaient et admiraient Jaurès. Mais ses égarements donnaient lieu à de vives polémiques au sein de l’Internationale.

C’est que dans les combats qu’il menait, Jaurès se laissait aller parfois à des formulations et à des compromis politiques que les marxistes ne pouvaient pas approuver. Il pensait, par exemple, qu’il fallait défendre la république bourgeoise, en collusion avec des partis capitalistes. « De son point de vue subjectif, écrivait Lénine en 1905, Jaurès entendait sauver la république et s’alliait à cette fin à la démocratie bourgeoise. Les conditions objectives étaient les suivantes : la république était un fait, en France, et aucun danger sérieux ne la menaçait ; la classe ouvrière avait pleine possibilité de développer son organisation politique indépendante de classe, mais – précisément influencée, dans une certaine mesure, par les exercices parlementaires, brillants et abondants, de ses chefs – ne mettait pas assez cette possibilité à profit ; l’histoire posait déjà, en réalité, devant la classe ouvrière le problème de la révolution socialiste, dont les Millerand détournaient le prolétariat en lui promettant de minuscules réformes sociales ». (Vpériod, 12 avril 1905.)

En 1908, Rosa Luxemburg a adressé une « lettre ouverte » à Jaurès au sujet de sa prise de position favorable à l’alliance conclue entre le gouvernement britannique et le régime tsariste en Russie. Luxemburg l’engage à démasquer l’hypocrisie et l’impuissance des démarches diplomatiques « pacifistes » et non de semer des illusions sur leur compte. « Aujourd’hui, écrit-elle, l’absolutisme tente de transformer la victoire provisoire qu’il a remportée sur la révolution [de 1905] en une victoire définitive. Pour ce faire, il a recours avant toute chose à un moyen utilisé par tous les despotismes chancelants : il veut remporter des succès en politique extérieure. […] Comment expliquer qu’après avoir prononcé devant le parlement français un remarquable discours contre l’emprunt russe, qu’après avoir publié, il y a quelques semaines, dans votre journal L’Humanité un ardent appel à l’opinion publique contre la besogne sanglante effectuée en Pologne russe par les tribunaux militaires, qu’après tout cela, vous vous appliquerez « avec la plus grande énergie » à faire du gouvernement des bourreaux sanglants de la révolution russe et de l’insurrection persane un facteur influent de la politique européenne, à faire des gibets russes les colonnes de la paix internationale ? » (Cité par Lénine dans Prolétari n°33, 23 juillet, 1908.)

La déclaration de guerre du 4 août 1914 a soumis tous les dirigeants de l’Internationale à une épreuve décisive.

A l’exception d’un petit nombre de ces chefs – Luxemburg, Liebknecht, Lénine, Trotsky, Rakovsky, etc., tous ont capitulé à la vague patriotique et impérialiste. Jaurès aurait eu, lui aussi, à affronter cette épreuve, si les balles de son assassin ne lui avaient pas ôté la vie quelques jours plus tôt. Jules Guesde, son adversaire « marxiste » dans la SFIO, a rallié la cause impérialiste, comme Sembat et Vaillant. Comment Jaurès aurait-il réagi ? Nous ne le saurons jamais. Trotsky, pour sa part, malgré les divergences politiques qui l’opposaient à Jaurès, avait cru et espéré qu’il résisterait. Trotsky avait rencontré Jaurès plusieurs fois. Il est allé l’écouter à la Chambre des Députés. La stature morale, « l’idéalisme actif et impatient », de Jaurès, ainsi que la générosité et la sincérité qui s’exprimaient dans son visage, dans sa voix et ses gestes, lui ont fait une très forte impression. « Seul un aveugle, a-t-il écrit, rangerait Jaurès au nombre des doctrinaires du compromis politique. A cette politique, il ne fait qu’apporter ses talents, sa passion et sa capacité d’aller jusqu’au bout, mais n’en fait pas un catéchisme. Le moment venu, il déploiera sa grand-voile et mettra le cap sur la pleine mer… » Malheureusement, le moment venu, Jaurès n’était déjà plus.

Parmi les plus belles lignes jamais écrites au sujet de Jaurès, il y a celles qui viennent justement de la plume de Trotsky, rédigées en 1917 : « J’ai entendu Jaurès aux assemblées populaires de Paris, aux congrès internationaux, aux commissions des congrès. Et toujours je croyais l’entendre pour la première fois. En lui, aucune routine : se cherchant, se trouvant lui-même, toujours et inlassablement mobilisant à nouveau les forces multiples de son esprit, il se renouvelait sans cesse et ne se répétait jamais. Sa force puissante, naturelle, s’alliait à une douceur rayonnante qui était comme le reflet de la plus haute culture morale. Il renversait les rochers, tonnait, ébranlait, mais ne s’étourdissait jamais lui-même, était toujours sur ses gardes, parait les objections, balayant quelques fois impitoyablement, tel un ouragan, toute résistance sur son chemin, parfois écartant les obstacles avec magnanimité et douceur comme un maître, un frère ainé. Ainsi le marteau-pilon gigantesque réduit en poudre un bloc énorme ou enfonce avec précision un bouchon dans une bouteille sans la briser.

Paul Lafargue, marxiste et adversaire de Jaurès l’appelait un diable fait homme. Cette force diabolique où, pour mieux dire, divine, s’imposait à tous, amis et ennemis. Et fréquemment, fasciné et admiratifs comme devant un grandiose phénomène de la nature, ses adversaires écoutaient suspendus à ses lèvres le torrent de son discours qui roulait irrésistiblement, et éveillant les énergies, entrainant et subjuguant les volontés.

Il y a trois ans, ce génie, rare présent de la nature à l’humanité a péri avant d’avoir donné toute sa mesure. […] Jaurès, athlète de l’idée, tomba sur l’arène en combattant le plus terrible fléau du genre humain, la guerre. Et il restera dans la mémoire de la postérité comme le précurseur, le prototype de l’homme supérieur qui doit naître des souffrances et des chutes, des espoirs et de la lutte. »

Greg Oxley
PCF Paris.

2 thoughts on “Jean Jaurès (1859-1914)

  1. Il est clair que l’on peut se demander ce qu’aurait fait Jaurès une fois la guerre lancé………
    On connait bien jaurès, mais beaucoup moins Christophe Thivrier, le premier maire socialiste au monde et député à la blouse, cet ouvrier bourbonnais fut l’un des tout premier ouvrier à défendre la cause ouvrière au sein de l’assemblée, notament en portant l’uniforme de l’ouvrier bourbonnais, la blouse!
    Dommage que notre classe ne connaisse pas tout ces lutteurs infatigable de notre classe, l’histoire officielle, celle des vainqueurs actuels de la lutte de classe ne laisse passer que quelques figures de notre mouvement, et Jaurès en est une, alors ne boudons pas non-plus le plaisir de voir les médias inféodés au système se sentir obligé d’en parler, mais bien sur c’est toujours en “lissant” les discours et en jouant sur le côté “oui jaurès est un grand homme, mais un grand utopique il voulait changer de société, il était bien gentil mais regardé où ça l’a mené?” , ils nous font pareil avec le Ché, soit ils démollissent l’image des révolutionnaires ou des défenseurs des travailleurs ou ils en font des sortes d’icone romantique lisse en oubliant leur volonté première: en finir avec l’exploitation!!!
    Fraternellement
    Sylvain

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