Ma tournée au Pakistan – Par Greg Oxley

Je reviens du Pakistan, où j’ai animé une série de réunions publiques à l’invitation des marxistes organisés autour du journal The Struggle (La Lutte) et de l’Asian Marxist Review. Péniblement construite, au cours de plusieurs décennies, cette organisation marxiste constitue aujourd’hui la principale force sérieusement structurée de la gauche pakistanaise. Elle est enracinée dans le mouvement syndical – par le biais de la Pakistan Trade Union Defence Campaign –, dans les organisations de jeunesse, et constitue l’aile organisée et active du Parti du Peuple Pakistanais (PPP). Ce parti n’a pas vraiment de structuration interne propre. L’ancienne dirigeante du PPP, Benazir Bhutto, a été assassinée par les services secrets pakistanais et la CIA, peu de temps après son retour au Pakistan, en 2007.

Lié d’amitié depuis longtemps au dirigeant de ce mouvement, Lal Khan – nous avons fait connaissance à Amsterdam en 1980 –, je me suis toujours efforcé de suivre la vie politique du Pakistan. C’est pourtant la première fois que je me rends sur place, et la première fois, en conséquence, que j’ai pu me faire une idée véritablement concrète de la situation sur le terrain. Le Pakistan est un pays riche et fertile. La vallée de l’Indus fut le berceau de la civilisation humaine. Mais aujourd’hui, alors que des richesses énormes se concentrent entre les mains d’une classe de parasites corrompus – les capitalistes et trafiquants, les chefs de l’armée et des services secrets, les ministres et politiciens véreux, les « mollahs commerciaux », – des dizaines de millions d’hommes, de femmes et d’enfants se trouvent au bord d’un abîme. Des dizaines de millions d’autres sont déjà au fond de cet abîme. Aucune amélioration de leur sort n’est possible sur la base du capitalisme.

Le jour de mon arrivée, un quotidien annonçait la chute de 67 % des investissements étrangers. Les capitalistes abandonnent l’économie, s’intéressant plutôt à ce que l’on nomme pudiquement « le secteur informel ». Ce terme désigne en fait les différentes formes d’activités mafieuses et « non déclarées » qui représentent 65 % de l’économie pakistanaise et qui sont devenues, par conséquent, un facteur déterminant dans les décisions et orientations de l’appareil gouvernemental. Partout, les ouvriers sont victimes d’une exploitation brutale. Le salaire d’un travailleur avoisine 50 ou 60 euros par mois, alors qu’il en faudrait 120 ou 150 ne serait-ce que pour vivre à peu près dignement. Les usines ressemblent à des prisons industrielles – comme celle qui a pris feu le 11 septembre dernier, à Karachi, et dans laquelle plus de 300 ouvriers ont péri.

Aucun système de santé publique digne de ce nom n’existe au Pakistan. La quasi-intégralité du secteur de santé a été livrée aux intérêts capitalistes. Les travailleurs ne peuvent plus se soigner. Un demi-million de femmes meurent à l’accouchement chaque année. Plus de mille enfants meurent chaque jour de maladies guérissables. Le désespoir des pauvres les pousse à s’en remettre aux charlatans de la « médecine non scientifique ». Le système éducatif est, lui aussi, en train de sombrer. Sur une route, à quelques kilomètres du « village » de Bhaun (25 000 habitants), mes hôtes m’ont indiqué une nouvelle mosquée en cours de construction et, juste à côté, un bâtiment en ruines. « Et voilà l’école » me disent-ils. « C’était l’école ? » répondis-je, désignant ces quelques murs cassés et disparates, reliés entre eux par des draps. « Non, c’est l’école. Les Saoudiens financent la construction de mosquées partout. Mais voilà ce qu’on a par ici comme école ».

Des coupures d’électricité quotidiennes et l’insuffisance du réseau gazier – conséquences du pillage et des détournements des capitalistes qui contrôlent ces industries – ne font que rajouter aux difficultés du peuple. Une coupure d’électricité signifie que les travailleurs sont renvoyés chez eux, sans solde. Tout d’un coup, des centaines de milliers d’ouvriers sont expulsés de leur lieu de travail. L’eau du robinet – quand il y a des robinets – est polluée. Même les hôpitaux n’ont pas d’eau propre, comme le souligne l’Association des Jeunes Médecins (YDA). Ce scandale est une aubaine pour des entreprises comme Nestlé, qui vendent des bouteilles d’eau à ceux qui peuvent se les payer. Et tant pis pour ceux qui ne le peuvent pas. Tout en mettant les soins médicaux hors de portée du peuple, le capitalisme multiplie et aggrave les risques sanitaires.

Partant de Lahore pour aller visiter le site archéologique d’Harappa, nous roulons sur une autoroute comparable à celles qu’on trouve en France. Mais à côté il y a une autre route, ou plutôt une piste, sur laquelle des paysans aux visages ravagés – et souvent des enfants – transportent des chargements à dos d’âne ou sur leur propre dos. Ils passent devant des briqueteries où des familles entières travaillent comme des esclaves en plein soleil. Les techniques modernes de production et d’exploitation du capitalisme se sont greffées sur un pays sous-développé. La société « combinée » qui en résulte se caractérise par la destruction violente des hiérarchies et des modes de production qui formaient le « tissu social » d’autrefois. Un article de Lal Khan concernant le Waziristan commente ce phénomène : « Le peuple opprimé de Waziristan souffre de la pire forme de développement inégal et combiné. Des téléphones satellitaires sont arrivés ici avant même l’installation de lignes terrestres, des avions avant la construction de routes praticables. Les armes les plus avancées, telles que les drones, s’abattent sur les arrière-pays les plus primitifs. La télévision et les ordinateurs sont arrivés avant l’eau courante. Le commerce de la drogue a créé une économie mafieuse avant l’installation d’entreprises productives – et sans doute nettement moins rentables. Tout ceci a brisé la culture médiévale et les traditions de la région. Le tissu social a été détruit par l’incursion de cette technologie, ainsi que par l’argent sale et le marché noir. La loyauté tribale, l’honneur et les valeurs d’autrefois sont devenus des biens vendables. Et pourtant cette modernisation capitaliste n’a pas sorti la région de son sous-développement. Elle a plutôt tordu et perverti les anciennes relations économiques et sociales ».

Les conditions de vie dans les villages et les régions rurales se dégradent. Les détritus s’entassent dans les rues, sur les places, dans les champs. La misère et les maladies rongent la santé des habitants, condamnent les anciens à une mort précoce, étouffent la croissance physique et morale des enfants, démoralisent la jeunesse.

Je pourrais dire beaucoup plus sur les conditions générales que subit le peuple pakistanais – et dans lesquelles les révolutionnaires pakistanais mènent leur combat –, mais je voudrais maintenant vous faire part des réunions et rencontres auxquelles j’ai pu participer pendant mon séjour. La première réunion publique de ma tournée (le 12 octobre) était à Islamabad sur le thème de L’Histoire des révolutions en France, et tout particulièrement sur la Grande Révolution de 1789-1794. Plus de 600 personnes sont venues écouter l’exposé, dont de nombreux syndicalistes et dirigeants du mouvement ouvrier – ainsi que beaucoup de jeunes. Compte tenu de leur nombre, ils ont organisé une brève manifestation dans le quartier, avant de commencer la réunion. Le sujet était assez vaste, puisqu’il fallait mentionner tous les épisodes révolutionnaires de France depuis la Grande Révolution jusqu’à 1968, en passant rapidement sur la Commune de Paris, les événements de 1936 et de 1944. Mais les révolutions – réussies ou manquées – qui ont jalonné l’histoire de France avaient de quoi enthousiasmer tous les participants.

La deuxième réunion publique sur La Commune de Paris de 1871 s’est tenue le 19 octobre à Faisalabad. Il y avait environ 200 personnes dans la salle. L’expérience de ce tout premier « Etat ouvrier » – quoique de brève durée et dans les limites de la ville de Paris – sera à jamais une source d’inspiration et d’enthousiasme pour les révolutionnaires qui se donnent la peine de l’étudier sérieusement. C’est une expérience qui a largement contribué à forger les idées de Karl Marx et de Friedrich Engels, comme en témoigne le livre du premier – et la préface du second – publié sous le titre La Guerre civile en France. Les questions posées par les participants étaient très intéressantes. Elles montrent que les leçons du passé font réfléchir à propos du présent. En voici quelques-unes :

Qu’est-ce qui a poussé la Garde Nationale à se réorganiser sur des bases plus révolutionnaires et démocratiques ? Etait-ce pour des raisons idéologiques ?

Puisque nous avons des intellectuels qui nous disent que l’histoire de la philosophie est terminée, comment montrer que le marxisme est une philosophie pertinente, une philosophie d’avenir ?

Compte tenu de la situation actuelle au Pakistan, croyez-vous qu’une révolution soit à l’ordre du jour actuellement ?

La Commune montre que la classe ouvrière peut prendre le pouvoir et réorganiser la société. Y a-t-il des signes de rébellion en France aujourd’hui ?

Ma question est peut-être un peu hors sujet, mais, autrefois, il existait un « communisme primitif » qui a été renversé avec l’instauration des classes. Cela pourrait-il se reproduire si nous faisions une nouvelle révolution communiste ?

Camarade Oxley, quelles sont les raisons de l’échec de l’URSS ?

Je suis persuadé qu’une révolution est nécessaire au Pakistan. Mais les nationalités se battent entre elles, plutôt que de combattre ensemble pour le socialisme. Comment surmonter les rivalités nationales et développer un mouvement uni de la classe ouvrière ?

Une troisième réunion publique, cette fois-ci à Lahore, a réuni environ 200 personnes (le 20 octobre). Le thème de l’exposé était La lutte des classes dans le monde. J’ai traité ce vaste sujet en évoquant principalement l’Amérique latine, et notamment la signification de la nouvelle victoire d’Hugo Chavez aux élections présidentielles du Venezuela, le déroulement et les perspectives des mouvements révolutionnaires – et contre-révolutionnaires – dans le monde arabe, et puis la crise économique et sociale en Europe, avant de finir sur quelques remarques sur le Pakistan. Lal Khan – un orateur tout à fait remarquable – a également pris la parole pour conclure l’événement. Avant de quitter la tribune, j’ai pu rencontrer une délégation de travailleurs de Coca-Cola (photo ci-contre), qui sont en lutte contre un plan de suppression d’emplois. Les conditions de travail de ces ouvriers sont abominables. Ils vont nous envoyer des informations détaillées sur leur lutte, que nous publierons prochainement dans La Riposte. De nombreux représentants de la Young Doctors Association(Association des Jeunes Médecins) se sont présentés également : « Dis aux travailleurs français que nous ne sommes pas seulement en lutte pour nos propres conditions de travail, mais pour la gratuité des soins pour tous les Pakistanais. Nous revendiquons un système de santé publique, universelle et gratuite ». (Voir à ce sujet notre article : Pakistan : jeunes médecins en lutte – Appel à la solidarité)

En plus de ces réunions publiques, j’étais invité au Comité Central de l’organisation que représente The Struggle, qui est affiliée, comme La Riposte, à la Tendance Marxiste Internationale. La réunion s’est déroulée sur deux jours. La première session était consacrée aux Perspectives pour l’Europe et la France. Les perspectives pour le Pakistan ont également été discutées, ainsi que des questions de stratégie, de financement et d’organisation. Ce qui m’a frappé pendant ces deux jours extrêmement instructifs, c’est la qualité politique et l’engagement des camarades. Quand on commence à les connaître personnellement, on se rend compte non seulement de leur haut niveau de compréhension des idées marxistes et de leur capacité à les appliquer à la situation pakistanaise dans toute sa complexité, mais aussi leur sens du devoir, leur dévouement à la cause révolutionnaire et enfin leur internationalisme implacable. Ils font face à des difficultés énormes : la brutalité du capitalisme pakistanais, les pressions matérielles dues à la précarité de la vie quotidienne, la répression de l’Etat, les assassinats perpétrés par les talibans, les conséquences meurtrières des attaques de drones américains – ces aéronefs sans pilote dirigés à partir du Pentagone qui explosent des maisons et des quartiers dans le Nord-Est du pays – ou encore le nationalisme et le tribalisme.

La tentative d’assassinat contre Malala Yousafzai (Voir l’article : Pakistan : tentative d’assassinat sur une sympathisante de la TMI – Halte à la barbarie !) est un exemple des dangers encourus par ceux qui s’élèvent contre la réaction au Pakistan. Malala, qui n’a que 14 ans, est une sympathisante de la TMI. Ce qui lui est arrivé est une abomination. Mais malheureusement, son cas est loin d’être unique. Des hommes, des femmes et des enfants sont régulièrement massacrés et mutilés par les talibans et leurs relais dans l’Etat, ou alors atomisés par les missiles des drones, sans que les médias ne s’y intéressent particulièrement. Près de 400 000 enfants meurent chaque année de malnutrition et de maladie, et le gouvernement ne fait rien pour contrer ce carnage. Il verse des larmes de crocodile sur Malala, pour donner l’impression de se soucier du sort des jeunes. Il nous invite à « honorer » son courage. Mais le combat de Malala – pour une éducation correcte pour tous – reste sans réponse. Les priorités des affairistes au pouvoir, qu’ils aient l’étiquette PPP ou pas, sont ailleurs.

A mon avis, ce sont précisément les difficultés auxquelles ils se trouvent confrontés qui aiguisent la conscience révolutionnaire et la détermination de ces camarades. Les révolutionnaires grandissent en fonction de leurs tâches, en fonction des obstacles qu’ils ont à surmonter. Certes, il existe des réformistes au Pakistan, notamment dans cette couche de bourgeois et de petit-bourgeois « bien pensants » qui grouillent dans les coulisses des ONG (qui sont toutes massivement financées par des gouvernements) et que les Pakistanais appellent la « société civile ». Mais dans le mouvement ouvrier, le discours des dirigeants de notre parti, ici en France, sur le thème du « dépassement » graduel et paisible du capitalisme ne serait absolument pas entendu. En voyant nos camarades à l’œuvre dans les luttes et en les écoutant, je me suis dit que ce n’était pas par hasard si, il y a un siècle, les plus grands théoriciens et les plus ardents révolutionnaires venaient principalement non pas de l’Europe occidentale, mais de la Russie tsariste.

A un certain stade, une nouvelle explosion révolutionnaire aura lieu, à l’instar de celle de 1968-69 qui a donné naissance au PPP. A l’approche de cette explosion, le PPP lui-même sera plongé dans une crise. Citons Lal Khan (photo ci-contre) à ce sujet : «  Les classes laborieuses du Pakistan ont été déçues et écœurées par les dirigeants du PPP. Mais elles n’ont pas d’autre alternative, du moins pas encore. Cette alternative ne peut pas être créée artificiellement dans une période de stagnation et de réaction comme celle que nous traversons actuellement. Paradoxalement, l’affaiblissement de la base sociale du PPP fait que celui-ci perd une partie de son utilité aux yeux des capitalistes et de l’ordre établi. Mais quand un mouvement d’en bas se produira – et il se produira inévitablement à un certain stade –, les masses se tourneront vers le PPP, du moins initialement. En passant à l’action contre les capitalistes, ce mouvement tendra à scinder le PPP en deux. L’emprise des dirigeants sur le parti dépend essentiellement des avantages matériels et pécuniaires, des postes lucratifs, etc., distribués à leurs acolytes. Ces avantages proviennent du pouvoir gouvernemental. Après l’assassinat de sa femme, Zardari a pris le contrôle du parti, mais il ne possède ni son autorité politique, ni son charisme. Dans la situation chaotique qui suivrait une défaite du PPP, si la gauche marxiste n’était pas organisée, des personnalités accidentelles, des démagogues, combleraient le vide. Mais avec une tendance marxiste organisée et éprouvée, enracinée dans le mouvement, une force sérieuse pourrait émerger pour entreprendre la réorganisation du parti sur des bases révolutionnaires, ouvrant ainsi la perspective d’en finir avec le capitalisme ».

Les marxistes pakistanais ne sont pas dans une situation facile. Mais de grands événements se préparent. Le Pakistan d’aujourd’hui est bien plus avancé, sociologiquement et économiquement, que ne l’était la Russie tsariste d’avant 1917. En vertu de la position que la classe ouvrière occupe dans la machine infernale du capitalisme, elle possède le pouvoir de paralyser celle-ci et de s’en emparer. Si le Pakistan pouvait se libérer des rapaces capitalistes qui pillent ses ressources et détruisent son potentiel productif, il pourrait assurer une vie incomparablement meilleure à sa population. Cette tâche incombe à la classe ouvrière pakistanaise.

Greg Oxley (PCF Paris 10e)

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