Le suicide au travail. Témoignage d’une salariée de Carrefour

Les statistiques sur les suicides au travail ne sont pas la priorité des « pouvoirs publics ». Ils ne prennent même pas la peine de les compter. Les syndicats estiment qu’il y en a environ 400 par an, un chiffre en augmentation constante. Et c’est sans compter les tentatives de suicide.

Le 14 juin dernier, Martine, salariée chez Carrefour Moulins, a tenté de se suicider sur son lieu de travail. Nous l’avons rencontrée, pour qu’elle nous explique les causes de son geste.

Depuis 17 ans que Martine est caissière au Carrefour de Moulins, les conditions de travail n’ont cessé de se détériorer. Syndiquée CGT et élue au CHSCT [1] depuis une dizaine d’années, elle a vu beaucoup de salariés poussés à la démission par l’acharnement des directions successives.

Dans un premier temps, elle se sentait plutôt épargnée. Elle n’était pas la plus véhémente, publiquement. Elle ne se sentait pas « les épaules » et l’aisance pour prendre la parole en réunion ou face au chef. Mais il y a l’école syndicale sur le tas, les réunions en CHSCT et les grèves en soutien aux collègues brimés. Martine apprend, engrange de l’expérience et prend confiance en elle.

Le tournant, ce fut lors d’une grève contre l’ouverture du magasin un jour férié. Face au mutisme de la direction, Martine l’a poliment interpellée pour qu’elle accepte de négocier. A compter de ce jour, elle fut en haut de la liste de « ceux qui doivent dégager ». Et dans ce cas, les patrons ne lésinent pas sur les moyens !

Martine a subi le lot commun de tant de salariés : brimades, fautes inventées, dénigrement, etc. Ils ont tout fait pour qu’elle craque. Par exemple, ils lui ont envoyé six lettres recommandées en moins d’un an ! On lui a aussi imputé des erreurs de caisse astronomiques – en négatif un jour, en positif le lendemain. Or, depuis qu’elle a été embauchée, elle n’avait jamais commis de telles erreurs de caisse.

En réunion CHSCT, lorsqu’elle demande des explications sur tel ou tel sujet, le directeur hausse les épaules et la regarde dédaigneusement. Il est allé jusqu’à lui dire, en pleine réunion : « vous êtes limitée ou vous le faites exprès ? ». Mais les insultes sont aussi distillées en tête-à-tête. Si Martine tente de les relever et de protester, la direction fait mine de s’étonner : « mais vous ne comprenez pas l’humour ! Vous êtes trop susceptible ! »

Au bout d’un moment, Martine se met à cogiter, à penser que, peut-être, c’est elle qui a tort et qui comprend tout de travers. Et comme il arrive que des brimades partent d’un fait réel, d’une petite erreur commise, elle commence à se remettre en cause. Le jeu pervers de la direction commence à faire effet. Petit à petit, la salariée en vient à perdre pied et s’enfonce dans la déprime.

Le harcèlement moral est un phénomène dialectique : un jour, la quantité se transforme en qualité. La goutte d’eau fait déborder le vase. Lors d’un entretien avec sa chef, qui lui impute des erreurs de caisse, Martine l’accuse de s’acharner sur elle. L’autre lui rétorque d’un ton dédaigneux et inquisiteur : « mais vous êtes parano, vous ne faites jamais d’effort, vous ne vous remettez jamais en question. Je comprends pourquoi vos collègues se plaignent de vous ! ». C’en est trop. Elle craque. En larmes, Martine descend aux toilettes et avale les deux boites de barbituriques qu’elle avait laissées dans son blouson.

Avant de sombrer dans un coma profond, elle écrit dans son agenda : « je ne supporte plus la pression. Je ne pensais pas en arriver là un jour. Les courriers, les insultes du directeur ça suffit. Ils veulent que nous soyons soumises, j’essaie pourtant de faire mon travail au mieux mais je suis tellement nulle que je ne fais rien de bien… ».

Heureusement pour Martine, sa collègue, amie et camarade de la CGT, qui l’a vue passer en larmes, s’étonne de ne pas la voir revenir. Elle la retrouve dans les toilettes, inanimée. Elle prévient la sécurité du magasin, qui appelle les pompiers.

Une fois sur les lieux, le premier réflexe des responsables du magasin est de demander si Martine a laissé une lettre. Car ils en imaginent et en redoutent le contenu ! Heureusement, l’agenda – qui établit un lien entre ses conditions de travail et son geste – a été mis à l’abri.

Martine s’en sort. Mais lorsque son compagnon prend connaissance du mot qu’elle a écrit, il décide de porter plainte contre la direction du magasin. A sa grande surprise, non seulement la police ne s’est pas rendue sur les lieux (contrairement aux procédures courantes), mais elle refuse même d’enregistrer sa plainte, sous prétexte qu’il ne serait pas « directement lié » à la victime. Cherchant une issue, il suggère au fils de Martine de porter plainte. Nouveau refus ! Outrés et choqués, tous deux se rendent chez le procureur – qui, finalement, accepte d’enregistrer la plainte.

Martine est rentrée chez elle après trois jours de service de réanimation et une nuit de coma. L’élan de solidarité que suscita son geste l’a aidée à se relever. Elle a déposé plainte pour harcèlement moral. Son directeur, qui s’était illustré par un manque total d’empathie, eut tout de même le culot de l’appeler chez elle pour lui proposer un « petit arrangement »… Martine a rejeté catégoriquement cette tentative de corruption.

Depuis, Martine est en arrêt de travail. En plus de sa plainte pour harcèlement moral, elle a engagé des procédures pour faire reconnaître son arrêt de travail comme un accident de travail.

Martine n’est malheureusement pas la seule victime de ce type de méthodes de « management ». En trois ans, il y aurait eu au moins une vingtaine de suicides « réussis », chez Carrefour, à l’échelle nationale. Et Carrefour n’a pas le monopole de ces méthodes.

Nous remercions Martine pour son témoignage – et nous saluons le travail difficile que mène la CGT de Carrefour Moulins.

Sylvain Roch (CGT 03)

 

[1] Comité d’Hygiène, de Sécurité et des Conditions de Travail

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