Beethoven : l’homme, le compositeur, le révolutionnaire – Première partie

« Beethoven fut l’ami et le contemporain de la Révolution française, et lui demeura fidèle même à l’époque de la dictature jacobine, lorsque des humanistes aux nerfs fragiles, du type de Schiller, lui tournaient le dos et préféraient détruire des tyrans sur des scènes de théâtres, au moyen d’épées en carton. Beethoven, ce génie plébéien, méprisait fièrement les empereurs, les princes et autres magnats – et c’est le Beethoven que nous aimons pour son optimisme inébranlable, sa tristesse virile, le pathos inspiré de sa lutte et cette volonté d’acier qui lui permettait de saisir le destin à la gorge. » Igor Stravinsky.

S’il est un compositeur qui mérite le qualificatif de révolutionnaire, c’est Beethoven. Le mot « révolution » vient, historiquement, des découvertes de Copernic, qui a prouvé que la terre tourne [du latin « revolvere ». Ndt] autour du soleil, et qui a ainsi bouleversé notre vision de l’univers et de la place que nous y occupons. De même, Beethoven a sans doute accompli la plus importante révolution dans le domaine de la musique moderne. Son œuvre, très riche, comprend – entre autres – neuf symphonies, cinq concertos pour piano, un concerto pour violon, des quatuors à cordes, des sonates pour piano, deux messes, des mélodies et un opéra. Il a transformé la façon de composer et d’écouter de la musique. Jusqu’à sa mort, il ne cessa d’en repousser les limites.

Après Beethoven, il n’était plus possible d’en revenir aux temps où la musique était considérée comme un somnifère à l’usage des riches, qui s’assoupissaient sur une symphonie avant de rentrer paisiblement chez eux. Après Beethoven, on ne rentre pas chez soi en fredonnant quelques airs plaisants. Ce n’est pas une musique qui apaise. Elle choque et trouble. Elle pousse à ressentir et à penser.

Les premières années

Comparant la France et l’Allemagne, Marx soulignait qu’à l’époque où la France accomplissait des révolutions, l’Allemagne en faisait un objet de spéculation théorique. A la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, l’idéalisme philosophique prospérait, en Allemagne. En Angleterre, la bourgeoisie réalisait une grande révolution dans le domaine de la production. De l’autre côté de la Manche, les Français faisaient une révolution tout aussi grandiose dans le domaine politique. En Allemagne, où les rapports sociaux étaient en retard sur ceux de la France et de l’Angleterre, il n’y eut de révolution que dans le domaine philosophique. Kant, Fichte, Schelling et Hegel discutaient de la nature du monde et des idées – pendant que d’autres peuples s’attelaient à révolutionner effectivement le monde et l’esprit des hommes.

Le mouvement Sturm und Drang – « Tempête et Passion » – était un phénomène typiquement allemand. Goethe était influencé par la philosophie idéaliste allemande, en particulier par Kant. Ici, on détecte les échos de la révolution française – mais ce sont de lointains échos, strictement confinés au monde abstrait de la poésie, de la musique et de la philosophie. Reste que le mouvement Sturm und Drangreflétait la nature révolutionnaire de cette fin de XVIIIe siècle. C’était une époque d’énorme effervescence intellectuelle. Par leurs assauts contre l’idéologie de l’Ancien Régime, les philosophes français avaient anticipé les événements révolutionnaires de 1789. Comme l’écrivait Engels dans sonAnti-Duhring : « Les grands hommes qui, en France, ont éclairé les esprits pour la révolution qui venait, faisaient eux-mêmes figure de révolutionnaires au plus haut degré. Ils ne reconnaissaient aucune autorité extérieure, de quelque genre qu’elle fût. Religion, conception de la nature, société, organisation de l’Etat, tout fut soumis à la critique la plus impitoyable ; tout dut justifier son existence devant le tribunal de la raison ou renoncer à l’existence. La raison pensante fut la seule et unique mesure à appliquer à toute chose. Ce fut le temps, où, comme le dit Hegel, le monde était mis sur sa tête, en premier lieu dans ce sens que le cerveau humain et les principes découverts par sa pensée prétendaient servir de base à toute action et à toute association humaines, et, plus tard, en ce sens plus large que la réalité en contradiction avec ces principes fut inversée en fait de fond en comble. »

L’impact de cette effervescence pré-révolutionnaire se fit sentir bien au-delà des frontières de la France : en Allemagne, en Angleterre et même en Russie. En littérature, les vieilles formes classiques étaient graduellement dissoutes. Cette évolution se refléta dans la poésie de Wolfgang Goethe – le plus grand poète que l’Allemagne ait produit. Faust, son plus beau chef d’œuvre, est saturé d’esprit dialectique. Méphistophélès y incarne l’esprit vivant de la négation qui pénètre toute chose. Cette tendance révolutionnaire trouve un écho dans les dernières œuvres de Mozart, et notamment dans sonDon Giovanni, dont le chœur passionné clame : « Vive la liberté ! ». Mais c’est seulement avec Beethoven que l’esprit de la révolution française trouve son authentique expression musicale.

Ludwig van Beethoven est né à Bonn, en Allemagne, le 16 novembre 1770. Son père, Johann, était un musicien d’origine flamande employé à la cour de l’Archevêque-électeur. Toutes les sources le décrivent comme un être sévère, brutal et alcoolique. La mère de Ludwig, Maria Magdalena, souffrit le martyre avec résignation. L’enfance de Beethoven ne fut pas heureuse. Cela explique sans doute son caractère introverti, maussade – et son esprit rebelle.

L’éducation du jeune Ludwig fut au mieux médiocre. Il quitta l’école à l’âge de 11 ans. La première personne à détecter son énorme potentiel fut l’organiste de la cour, Gottlob Neffe, qui l’initia aux œuvres de Bach.

Ayant remarqué le talent précoce de son fils, Johann tenta d’en faire un enfant prodige – un nouveau Mozart. Mais Johann fut rapidement déçu. Ludwig n’était pas le jeune Mozart. Bizarrement, il n’avait pas d’inclination naturelle pour la musique. Il fallait le pousser. Son père l’envoya chez plusieurs professeurs pour le forcer à développer ses talents musicaux.

Beethoven à Vienne

A cette époque, Bonn, capitale de l’Electorat de Cologne, était une ville provinciale endormie. Pour évoluer, le jeune Beethoven devait aller étudier à Vienne, en Autriche. La famille n’était pas riche, mais Beethoven parvint à s’y rendre une première fois en 1787. Il y rencontra Mozart, auquel il fit une forte impression. Plus tard, Haydn fut l’un de ses professeurs. Mais il dut rapidement revenir à Bonn, où sa mère était gravement malade. Elle mourut peu après. Ce fut la première d’une longue série de tragédies familiales et personnelles qui, toute sa vie, accablèrent Beethoven. En 1792, l’année où Louis XVI fut décapité, Beethoven retourna à Vienne, où il vécut jusqu’à sa mort.

 

Les portraits de l’époque nous montrent un jeune homme ombrageux dont l’expression indique une tension interne et une nature passionnée. Il n’était pas bel homme : une large tête, un nez romain, un visage épais à la peau grêlée, des cheveux touffus qui semblaient ne jamais être peignés. Du fait de son teint sombre, on l’appelait « l’Espagnol ». Petit, trapu et maladroit, il avait des manières plébéiennes.

Ce rebelle né, mal fagoté et d’humeur revêche n’avait aucun des raffinements à la mode dans l’ambiance aristocratique et fastidieuse de Vienne. Comme tous les autres compositeurs de l’époque, Beethoven vivait des commissions et subventions de mécènes. Mais il ne leur appartenait pas. A la différence de Haydn, il n’était pas un courtisan. Ce que l’aristocratie viennoise pensait de cet homme étrange ne nous est pas connu. Mais la grandeur de sa musique lui assurait des commissions – et donc de quoi vivre.

Beethoven ne devait pas du tout se sentir à son aise. Il méprisait les conventions et l’orthodoxie. Il ne prêtait pas la moindre attention à son apparence et à son entourage. Beethoven vivait et respirait pour sa musique. Il était indifférent au confort matériel. Sa vie, chaotique, était celle d’un Bohémien. Son logement, toujours en désordre, était d’une saleté repoussante. Des bouts de nourriture traînaient ici et là – et même ses pots de chambre n’étaient pas régulièrement vidés.

 

Son attitude à l’égard des princes et des nobles qui le payaient a été saisie dans un tableau célèbre. On y voit le compositeur, sur une promenade, aux côtés du poète Goethe, de l’Archiduchesse Rodolphe et de l’Empereur. Mais alors que Goethe ôte son chapeau et s’écarte respectueusement sur le passage du couple royal, Beethoven l’ignore complètement et poursuit son chemin. Suffoquant dans l’atmosphère bourgeoise de Vienne, il écrivit ce commentaire désespéré : « Tant que les Autrichiens auront leur bière brune et leurs petites saucisses, ils ne se révolteront jamais ». [1]

Une époque révolutionnaire

Le monde dans lequel Beethoven a grandi était en plein bouleversement. C’était un monde de guerres, de révolutions et de contre-révolutions – tout comme le nôtre, aujourd’hui. En 1776, les colons américains sont parvenus à conquérir leur liberté dans une révolution qui prit la forme d’une guerre de libération nationale contre la Grande-Bretagne. C’était le premier acte d’un grand drame historique.

La Révolution américaine proclamait les idéaux de la liberté individuelle, qui venaient des Lumières françaises. Quelques années plus tard, les idées des Droits de l’Homme revenaient en France d’une façon encore plus explosive. La prise de la Bastille, en juillet 1789, marquait un tournant de l’histoire mondiale.

Dans sa phase ascendante, la Révolution française balaya tout le bric-à-brac accumulé du féodalisme. Elle dressa sur ses jambes une nation toute entière et affronta les monarchies d’Europe avec courage et détermination. L’esprit libérateur de la révolution se répandait rapidement à travers l’Europe. De telles époques exigent de nouvelles formes et de nouveaux modes d’expression artistiques. La musique de Beethoven répondait pleinement à cette exigence. Elle exprime mieux que toute autre l’esprit de son époque.

En janvier 1793, les Jacobins décapitèrent Louis XVI. Une vague de panique submergea toutes les cours d’Europe. L’hostilité à l’égard de la France révolutionnaire s’accentua considérablement. Nombre de « libéraux » qui, dans un premier temps, avaient salué la révolution avec enthousiasme, s’en détournaient et ralliaient le chœur de la réaction. Partout, les partisans de la révolution faisaient l’objet de suspicion et de persécution.

C’était une époque orageuse. Les armées révolutionnaires de la jeune République française repoussaient les armées monarchistes et féodales d’Europe – et passaient à la contre-attaque. Depuis le début, le jeune Beethoven était un ardent admirateur de la révolution française. Il était atterré par le fait que l’Autriche dirigeait la coalition réactionnaire contre la France. La capitale de l’Empire était saturée d’une ambiance de terreur et de suspicions. Les espions à la solde du régime pullulaient. La censure écrasait la liberté d’expression. Mais ce qui ne pouvait pas se dire par des mots pouvait s’exprimer dans de la grande musique.

Son apprentissage auprès d’Haydn ne se passait pas très bien. Il développait déjà des idées originales qui ne plaisaient pas beaucoup à ce vieil homme fermement accroché au style aristocratique. C’était un choc entre le nouveau et l’ancien. Cependant, Beethoven se faisait une réputation, comme pianiste. Son style était violent – tout comme l’époque. On dit qu’il frappait si fort sur le piano qu’il en brisait des cordes. Il commençait à être reconnu comme un compositeur original. Il prit Vienne d’assaut. Il avait du succès.

La vie joue parfois aux hommes et aux femmes les plus tours les plus cruels. En 1796, Beethoven contracta une maladie – probablement un type de méningite – qui affecta son ouïe. Il avait 28 ans et, déjà, une belle renommée. En 1800, il ressentit les premiers symptômes de la surdité. Même s’il ne fut complètement sourd qu’à la fin de sa vie, l’inéluctable déclin de son ouïe fut une terrible torture. Il sombra dans la dépression et songea même à se suicider. A ce propos, il écrivait que sa musique seule le maintenait en vie. L’expérience de cette souffrance aiguë, et la lutte pour la dépasser, a imprégné sa musique d’un esprit profondément humain.

Sa vie personnelle ne fut jamais heureuse. Il avait pour habitude de tomber amoureux des filles (et des femmes) de ses riches mécènes. Cela se terminait toujours mal – et par un nouvel accès dépressif. Après l’une des ces épreuves, il écrivit : « C’est l’art et seulement lui qui m’a retenu ! Il me semblait impossible de quitter le monde avant d’avoir fait naître tout ce pour quoi je me sentais disposé. »

Au début de l’année 1801, il connut une sévère crise personnelle. D’après le Testament de Heiligenstadt(une lettre à ses frères), il était au bord du suicide. Mais après s’être arraché à cette phase dépressive, Beethoven se jeta avec une vigueur renouvelée dans le travail de création musicale. Un homme plus faible que lui aurait été détruit. Mais Beethoven a transformé sa surdité – un handicap grave, chez tout homme, mais une catastrophe chez un compositeur – en un avantage. Son oreille interne lui fournissait tout ce dont il avait besoin pour composer de la grande musique. L’année même de sa crise la plus dévastatrice (1802), il composa sa magnifique symphonie Héroïque.

La dialectique de la sonate

La dynamique de la musique de Beethoven était entièrement nouvelle. Avant lui, les compositeurs écrivaient des parties calmes et des parties vigoureuses ; mais les deux étaient complètement séparées. Chez Beethoven, au contraire, on passe rapidement d’une forme à l’autre. Cette musique contient une tension interne, une contradiction qui demande d’être urgemment résolue. C’est la musique de la lutte.

La forme sonate est une façon d’élaborer et de structurer la matière musicale. Elle repose sur une conception dynamique de la musique. Elle est par essence dialectique. A la fin du XVIIIe siècle, la forme sonate dominait la musique classique. Elle fut développée et consolidée par Haydn et Mozart, bien que son apparition les précéda. Mais dans les compositions du XVIIIe siècle, on ne trouve que le potentiel de la forme sonate – et non son véritable contenu.

C’est en partie – mais en partie seulement – une question de technique. La forme que Beethoven utilisait n’était pas nouvelle. Mais sa façon de l’utiliser l’était. La forme sonate commence par un premier mouvement rapide, suivi par un second mouvement plus lent, puis un troisième mouvement d’un caractère plus enjoué (à l’origine un menuet, plus tard un scherzo, qui signifie littéralement « plaisanterie ») et qui se termine, comme le début, par un mouvement rapide.

Fondamentalement, la forme sonate repose sur la ligne de développement suivante : A-B-A. Elle revient au début, mais à un niveau supérieur. C’est un concept purement dialectique : mouvement à travers la contradiction, négation de la négation. C’est une sorte de syllogisme musical : exposition-développement-récapitulation (« réexposition »). En d’autres termes : thèse, antithèse, synthèse.

On trouve ce développement dans chacun des mouvements. Mais il y a aussi un développement d’ensemble, dans lequel des thèmes conflictuels finissent par se réconcilier. Dans le coda final, on revient à la tonalité initiale, ce qui crée une impression d’apothéose triomphale.

A la fin du XVIIIe siècle, le développement de la forme sonate était déjà très avancé. Avec les symphonies de Mozart et Haydn, elle avait atteint un très haut niveau. En ce sens, on pourrait dire que les symphonies de Beethoven ne sont qu’un prolongement de cette tradition. Mais en réalité, cette identité formelle cache une différence fondamentale.

A l’origine, la forme de la sonate dominait son contenu réel. Les compositeurs du XVIIIe siècle étaient surtout attachés à respecter les principes formels (bien que Mozart fasse exception). Mais avec Beethoven, le vrai contenu de la forme sonate finit par émerger. Ses symphonies expriment à merveille le processus de lutte et de développement à travers des contradictions. Ici, nous avons un des exemples le plus sublimes d’unité de la forme et du fond. C’est le secret de tout grand art. De tels sommets ont rarement été atteints dans l’histoire de la musique.

Conflit intérieur

Les symphonies de Beethoven marquent une rupture fondamentale avec le passé. Si la forme s’y rattache, en surface, le contenu et l’esprit de la musique est radicalement différent. Chez Beethoven (et les Romantiques qui l’ont suivi), ce n’est plus la forme en elle-même qui importe le plus, la symétrie formelle et l’équilibre interne – mais le contenu, le fond. De fait, l’équilibre est très souvent brisé, chez Beethoven. Il y a de nombreuses dissonances, qui expriment un conflit intérieur.

En 1800, Beethoven écrivit sa première symphonie, qui avait toujours ses racines dans la terre de Haydn. C’est une œuvre ensoleillé, où ne figurent pas encore le conflit et la lutte qui caractériseront sa musique. Elle ne laisse pas entrevoir ce qui va venir. La sonate pour piano Pathétique (opus 13) est radicalement différente. Elle ne ressemble pas aux sonates pour piano de Haydn et Mozart. Beethoven était influencé par la théorie de Schiller sur l’art tragique, qu’il considérait comme une lutte contre la souffrance.

Le message est clairement exprimé dans le premier mouvement de la Pathétique, qui s’ouvre sur des notes dissonantes. Ces accords mystérieux laissent bientôt place à un passage agité qui suggère la résistance à la souffrance (écouter). Le conflit intérieur joue un rôle clé dans la musique de Beethoven, ce qui marque une rupture qualitative avec la musique du XVIIIe siècle. C’est la voix d’une nouvelle époque : une voix puissante qui demande à être entendue.

La question se pose : comment expliquer cette différence frappante ? Il est facile et rapide de répondre que cette évolution musicale est le produit d’un esprit génial. C’est d’ailleurs correct, en un sens. Beethoven était probablement le plus grand musicien de tous les temps. Mais cela ne nous mène pas très loin. En effet, pourquoi ce langage musical entièrement nouveau a émergé à cette époque, précisément, et non un siècle plus tôt ? Pourquoi Mozart, Haydn ou Bach ne l’ont pas inventé ?

L’univers musical de Beethoven ne flatte pas l’oreille. On ne le siffle pas en tapotant du pied. C’est une musique accidentée, une explosion musicale, une révolution musicale qui traduit l’esprit de l’époque. Il n’y a pas seulement la variété, mais également le conflit. Beethoven utilise fréquemment la directionsforzando – qui signifie « attaque ». C’est une musique violente, pleine de mouvements, de soubresauts et de contradictions.

Avec Beethoven, la forme sonate passe à un niveau qualitativement supérieur. D’une simple forme, il en fait une expression à la fois puissante et intime de ses sentiments les plus profonds. Dans certaines de ses compositions pour piano, il écrivait : « sonata, quasi una fantasia », ce qui indique qu’il recherchait une liberté d’expression absolue. La dimension de la sonate est puissamment élargie, comparée à sa forme classique. Les tempi sont plus flexibles, et changent même de place. Par-dessus tout, le finalen’est pas une simple récapitulation, mais le développement réel et la culmination de tout ce qui précède.

Dans les symphonies de Beethoven, la forme sonate atteint un degré de puissance et de sublimité inédit. L’énergie virile des ses troisième et cinquième symphonies l’illustre parfaitement. Ce n’est pas de la musique pour distraire. Elle est faite pour émouvoir, choquer, pousser à l’action. C’est la voix de la révolte.

Ce n’est pas un hasard. Cette révolution musicale était l’écho d’une autre révolution – la révolution française. L’esprit de la révolution imprègne chacune de ses notes. Il est impossible de comprendre Beethoven en dehors de ce contexte.

Beethoven balaya toutes les conventions musicales, exactement comme la révolution française nettoya les écuries d’Augias du féodalisme. C’était un nouveau type de musique, qui ouvrait de nombreuses voies aux compositeurs du futur, exactement comme la révolution française ouvrit la voie à une nouvelle société démocratique. Les racines de cette révolution musicale plongent en dehors de la musique elle-même : dans la société et l’histoire.

La symphonie Héroïque

La composition de sa troisième symphonie (Héroïque) fut un tournant dans la vie de Beethoven – et dans l’évolution de la musique moderne. Ses première et deuxième symphonies ne se distinguaient pas fondamentalement de l’univers de Mozart ou Haydn. Mais dès les premières notes de L’Héroïque, on entre dans un monde entièrement différent. Cette symphonie a d’ailleurs un arrière-plan politique bien connu.

Beethoven était un musicien, non un politicien. Sa connaissance des événements, en France, était nécessairement confuse et incomplète. Mais il avait un infaillible instinct révolutionnaire qui le menait toujours, au final, à tirer des conclusions correctes. Il avait entendu parler de l’ascension d’un jeune officier de l’armée révolutionnaire : Bonaparte. Comme tant d’autres, il pensait que Napoléon était le continuateur de la révolution et le défenseur des droits de l’homme. En conséquence, il avait décidé de lui dédier sa nouvelle symphonie.

C’était une erreur – mais elle était assez compréhensible. C’est la même erreur que tant de gens ont commise lorsqu’ils ont supposé que Staline était le véritable héritier de Lénine – et donc des idéaux de la révolution d’Octobre. Mais peu à peu, il apparut clairement à Beethoven que son héros s’éloignait des idéaux de la révolution et consolidait un régime qui singeait les pires caractéristiques de l’Ancien régime.

En 1799, le coup d’Etat de Bonaparte mettait un terme définitif à la période d’ascension révolutionnaire. En août 1802, il s’assura le poste de Consul à vie, avec les pouvoirs de nommer son successeur. Un Sénat obséquieux lui demanda de réintroduire le principe du pouvoir héréditaire « pour défendre la liberté publique et maintenir l’égalité ». Ainsi, au nom de la « liberté » et de « l’égalité », le peuple français était invité à placer sa tête dans un nœud coulant.

Il en va toujours ainsi avec les usurpateurs, dans l’histoire. L’empereur Auguste avait maintenu les formes extérieures de la République Romaine, et rendait hypocritement hommage au Sénat, en public, tout en violant la constitution républicaine. Peu après, son successeur Caligula fit carrément de son cheval un sénateur, ce qui constituait une évaluation réaliste de la situation.

Staline, le dirigeant de la contre-révolution politique en Russie, se proclama lui aussi le fidèle disciple de Lénine – et, dans le même temps, foulait au pied les traditions du léninisme. Graduellement, les normes soviétiques de la démocratie et de l’égalitarisme prolétariens furent remplacées par le règne de l’inégalité et de la bureaucratie totalitaire. Dans l’armée, tous les vieux grades et privilèges abolis par la révolution d’Octobre ont été rétablis. Plus tard, Staline a même redécouvert les vertus de l’Eglise Orthodoxe, comme fidèle servante de son régime. Ce faisant, Staline suivait un chemin déjà emprunté par Napoléon Bonaparte, le fossoyeur de la Révolution Française.

Pour donner à sa dictature une forme de respectabilité, Napoléon se mit à copier tous les apparats de l’Ancien régime : les titres aristocratiques, les splendides uniformes, les grades – et la religion, bien sûr. La révolution française avait pratiquement éliminé l’Eglise Catholique. La masse du peuple – à l’exception de régions telles que la Vendée – haïssait l’Eglise, qu’elle identifiait à l’oppression de l’Ancien Régime, à juste titre. Or Napoléon s’efforça de gagner le soutien de l’Eglise et signa le Concordat avec le Pape.

Beethoven suivait l’évolution de la situation en France avec une inquiétude croissante. En 1802, déjà, Beethoven commença à changer d’opinion au sujet de Napoléon. Dans une lettre à un ami, il écrivait avec indignation : « Depuis que Napoléon a signé le Concordat avec le Pape, tout tend à retomber dans les vieilles ornières. »

Mais le pire était à venir. Le 18 mai 1804, Napoléon devint Empereur des Français. Le couronnement eut lieu à la cathédrale Notre Dame, le 2 décembre. A l’instant où le Pape déversa de l’eau bénite sur la tête de l’usurpateur, il ne resta plus une trace de la constitution républicaine. Au lieu de l’austère simplicité républicaine, les splendeurs ostentatoires de la vieille monarchie réapparurent et bafouaient la mémoire de la Révolution, à laquelle tant d’hommes et femmes courageux avaient sacrifié leur vie.

Lorsque Beethoven apprit la nouvelle, il fut hors de lui. Sur le manuscrit de sa troisième symphonie, il biffa rageusement la dédicace à Napoléon. Le manuscrit existe toujours : Beethoven avait raturé la page avec une telle violence qu’il la troua. Puis il dédia sa symphonie « à la mémoire d’un grand homme » : la symphonie Héroïque était née.

Elle fit sensation. Jusqu’alors, une symphonie était censée durer une demi-heure tout au plus. Or,L’Héroïque s’étalait sur près d’une heure. Et cette œuvre avait un message ; elle avait quelque chose à dire. Les dissonances et la violence du premier mouvement sont clairement un appel à la lutte. Et la dédicace originelle suffit à prouver qu’il s’agit d’une lutte révolutionnaire.

Trotsky remarquait que les révolutions sont volubiles. La révolution française s’est illustrée par son éloquence. Elle avait ses authentiques orateurs de masse : Danton, Saint-Just, Robespierre – et même Mirabeau, avant eux. Lorsque ces hommes parlaient, ils ne s’adressaient pas seulement à l’audience : ils parlaient à la postérité, à l’histoire. D’où la rhétorique particulière de leurs discours. Ils ne parlaient pas : ils déclamaient. Ils commençaient leurs discours par une phrase frappante, qui posait immédiatement un thème central qu’ils développaient ensuite de différentes manières, avant de ressurgir à la fin.

Il en va de même avec la symphonie Héroïque. Elle ne parle pas – elle déclame. Le premier mouvement de cette symphonie s’ouvre sur deux notes dissonantes qui font penser à un homme frappant sur une table pour exiger l’attention du public – exactement comme un orateur dans une assemblée révolutionnaire. Puis Beethoven se lance dans une sorte de charge de cavalerie, une formidable poussée que scandent des pics de conflits et de lutte, interrompus par des moments de profonde fatigue, avant que ne reprenne la marche en avant triomphale (écouter). Dans ce premier mouvement, nous sommes au cœur de la révolution elle-même, avec tous ses flux et reflux, ses victoires et ses défaites, ses triomphes et ses détresses. C’est la Révolution Française en musique.

Le second mouvement est une marche funèbre en la mémoire d’un héros. C’est aussi massif et solide que le granit. Le mouvement lent et triste de la marche est interrompu par un passage qui rappelle la gloire et les triomphes d’un homme qui a donné sa vie à la révolution. Le passage central élève un édifice sonore massif qui créé un sentiment de détresse insoutenable, avant de revenir et de conclure sur le thème central de la marche funèbre. C’est l’un des plus grands moments de la musique de Beethoven – et de la musique en général.

Le dernier mouvement est d’un esprit totalement différent. La symphonie se termine sur une note de grand optimisme. Après tant de défaites, de revers et de désillusions, Beethoven nous dit : « Oui, mes amis, nous avons subi une grave perte, mais nous devons tourner la page et écrire un nouveau chapitre. L’esprit humain est assez fort pour s’élever au-dessus de toutes les défaites et poursuivre la lutte. Et il nous faut apprendre à rire de l’adversité ! »

Alan Woods

 

[1] Beethoven se trompait. Vingt ans après sa mort, la jeunesse et la classe ouvrière viennoises se sont soulevées, lors de la révolution de 1848.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *