Une nouvelle vague révolutionnaire traverse la Bolivie

Le lundi 16 mai, une nouvelle mobilisation massive des travailleurs et paysans boliviens a éclaté. C’est l’adoption de la loi sur les Hydrocarbures qui a déclenché cette dernière vague de grèves, de blocages des routes, de marches et de manifestations.

Il s’agit d’une confirmation du fait que le soulèvement révolutionnaire qui a renversé le gouvernement de Sanchez de Losada, en octobre 2003, n’avait pas abouti à une victoire décisive des travailleurs et des paysans. Leurs principales revendications – la nationalisation du gaz et du pétrole, actuellement entre les mains des multinationales – n’avaient pas été satisfaites.
Le président Carlos Mesa, qui a succédé à Lozada, s’est efforcé de manœuvrer entre les puissants intérêts des multinationales et les masses radicalisées du pays. Le problème, c’est que leurs intérêts sont irréconciliablement contradictoires.

Il y a un mois, Mesa est intervenu à la télévision pour expliquer la réalité de la situation : « Les multinationales dirigent ce pays », a-t-il déclaré, ajoutant qu’aucune loi sur les Hydrocarbures ne pouvait être adoptée si elle ne leur convenait pas. La suite de l’intervention de Mesa peut être résumée ainsi : si vous ne voulez pas de moi, je démissionnerai et vous aurez affaire au seul parlement, qui est encore plus réactionnaire que moi.

De la part de Mesa, il s’agissait d’une tentative désespérée de démobiliser le mouvement – et de rester au pouvoir. Cette manœuvre typiquement bonapartiste a d’abord semblé fonctionner. Mais en réalité, elle n’a fait que retarder de quelques semaines l’explosion révolutionnaire.

La loi sur les Hydrocarbures proposée par Mesa augmente la taxation des multinationales, laissant les royalties au même niveau. Mais elle est en dessous de ce que prévoyait le référendum organisé à ce sujet il y a un an, à savoir 50% de royalties sur l’extraction du gaz et du pétrole. Cette proposition de Mesa était appuyée par Evo Morales, le leader du MAS (Mouvement vers le socialisme), qui jouit d’une large popularité parmi les paysans cocaleros de la région de Chapare.

En réalité, cette proposition était une tentative de contourner la revendication de la COB (la Centrale Ouvrière Bolivienne), et des organisations des habitants d’El Alto, une ville ouvrière à proximité de La Paz qui a joué un rôle clé dans le soulèvement d’octobre 2003. Les questions du référendum étaient formulées de telle manière que les gens votent positivement. Les organisations ouvrières l’appelaient le « tramparendum » (le « piègerendum »).

Mais même ce compromis – les 50% de royalties – ne satisfaisait pas les multinationales, qui ont fait clairement savoir qu’elles ne s’y soumettraient pas. Et comme l’a souligné Mesa, ce sont elles qui dirigent le pays ! Ainsi, le parlement (toujours dominé par les partis qui soutenaient Lozada), les multinationales, Carlos Mesa et les masses boliviennes ont bataillé pendant un an et demi sans parvenir à une conclusion.

La loi qui a finalement été votée par le parlement était une version plus favorable aux multinationales que ce que le référendum avait proposé. Mesa savait qu’elle serait extrêmement impopulaire. Aussi a-t-il fait mine de s’en distancer, et a refusé de la signer, le 17 mai, avant de l’envoyer devant le parlement – sans amendements. Le président du parlement, Hormando Vaca Diez, a pris sur lui de signer la loi.

Cependant, entre temps, une vague de grèves et de manifestations avait déjà commencé. Le 16 mai, près de 100 000 personnes, dont la majorité venaient d’El Alto, manifestaient devant le parlement pour demander la démission de Mesa. Leurs principaux slogans étaient : « Mesa, traître, on veut ta démission ! » et « le parlement est un repère de voleurs ; il doit être fermé ! » Le jour suivant, les organisations ouvrières d’El Alto décidaient d’organiser une grève générale indéfinie des travailleurs d’El Alto et de lutter pour la nationalisation des hydrocarbures.

Dans les jours qui ont suivi, d’autres secteurs se sont joints à la lutte. Les syndicats des enseignants de La Paz ont appelé à une grève illimitée, et les syndicats paysans ont commencé à organiser le blocage des routes à travers le pays. Le 16 mai, le congrès national de la fédération des mineurs a décidé de suspendre sa session et de se joindre au mouvement. Quelques jours plus tard, des centaines de mineurs armés de bâtons de dynamite sont arrivés à La Paz et ont participé aux manifestations et aux affrontements avec la police. Dans le même temps, le MAS a organisé une marche de milliers de paysans de Cochabamba vers la capitale, soit 190km. Les vendeurs ambulants de la Paz, les travailleurs des transports, les étudiants de l’Université d’El Alto et de nombreux autres secteurs ont également rejoint le mouvement.

Le cabildo abierto du 23 mai

Le lundi 23 mai, plusieurs grandes manifestations ont eu lieu à la Paz, et un grand nombre des manifestants ont convergé vers la place de San Franciso, où ils ont proclamé la session d’un cabildo abierto (une réunion de masse ouverte où les habitants d’une localité discutent de leurs problèmes). Cecabildo avait été convoqué par le MAS pour discuter de la stratégie et des revendications du mouvement. Lorsque les colonnes de paysans en route pour La Paz sont passés à El Alto, elles ont été accueillies par des travailleurs et des étudiants en lutte qui criaient : « Ni 30 ni 50% – nationalisation ! », ce qui revenait à rejeter les propositions de Mesa et de Morales. La plupart des paysans du MAS ont repris le mot d’ordre. Depuis quelques temps, il était devenu clair que la position modérée de Morales, qui demandait 50% de royalties, n’avait plus le soutien de la base militante du MAS. La principale revendication était désormais la nationalisation.

S’adressant au cabildo, Jaime Sorales, le leader de la COB, a affirmé que « nous ne voulons ni d’Hormando, ni de Mesa. Nous voulons un gouvernement du peuple. » C’est un point de vue conforme aux résolutions de l’Organisation ouvrière régionale d’El Alto (Union COR), qui a appelé à « une lutte unie, militante et non négociable pour l’expulsion des multinationales, du gouvernement traître de Carlos Mesa, du parlement composé de laquais des multinationales, et pour l’organisation d’Assemblées du Peuple en vue de la prise du pouvoir. »

La contradiction entre les intérêts des classes en lutte a été établie de façon claire et a été comprise par des dizaines de milliers de travailleurs et de paysans. Il y a d’un côté les multinationales, l’oligarchie locale, Mesa, le gouvernement, le parlement, et de l’autre les travailleurs, les paysans et les pauvres boliviens. Et la question de savoir qui dirige le pays est désormais au premier plan.

Evo Morales, qui représente la section modérée de la direction du mouvement, a été hué par la foule lorsqu’il a tenté de défendre la mesure des 50% de royalties. Il a également défendu l’idée selon laquelle Mesa et le parlement devraient convoquer une assemblée constituante. Cette revendication n’a pas fait l’unanimité parmi les travailleurs et paysans en lutte. En effet, des organisations ouvrières demandent pour leur part la fermeture du Parlement par la force et la convocation d’Assemblées Populaires.

L’idée d’une Assemblée Constituante, que les dirigeants du MAS ont défendue depuis l’insurrection d’octobre 2003, a par contre été accueillie avec enthousiasme par la Banque Mondiale et l’oligarchie, qui y voyaient une occasion de détourner l’attention des masses de problèmes les plus brûlants. Si la classe dirigeante pensait que son pouvoir étair directement menacé par le mouvement révolutionnaire, elle n’hésiterait pas à convoquer une telle assemblée, dans la mesure où celle-ci ne toucherait pas au pouvoir des capitalistes et des multinationales.

La question du pouvoir

Il est clair que le problème du pouvoir est posé de façon nette. Cependant, cette fois-ci encore, il semble que les dirigeants syndicaux tels que Solares, Zubieta et De la Cruz, qui sont les plus en phase avec la base militante, et qui en formulent plus précisément les revendications, n’ont pas de plan précis sur la question du pouvoir.

En octobre 2003, une situation similaire s’était développée. Les travailleurs, les paysans et les mineurs armés de bâtons de dynamite avaient encerclé le Parlement et réclamé un gouvernement ouvrier et paysan. La puissance du mouvement avait renversé le gouvernement de Lozada. Cependant, lorsque Mesa (jusqu’alors vice-président de Lozada) est entré en scène et a promis de satisfaire toutes les revendications du mouvement, les mêmes dirigeants syndicaux qui avaient lancé le mot d’ordre de gouvernement ouvrier et paysan ne savaient pas quoi faire, et ont permis à Mesa de succéder à Lozada.

Les institutions démocratiques du capitalisme bolivien sont très discréditées aux yeux des masses. Mais si on ne leur présente pas une alternative viable, elles ne sauront pas quoi mettre à la place. Des éléments de pouvoir ouvrier ont émergé en octobre 2003, en particulier à El Alto, sous la forme de comités de travailleurs et de paysans démocratiquement élus. Des réunions massives dans tous les quartiers prenaient en charge tous les aspects de la vie quotidienne – la distribution de nourriture, le soin apporté aux enfants et aux personnes âgées, la protection de la communauté, etc., – et élisaient des représentants aux Assemblées d’El Alto.

Si ce système avait été étendu à l’ensemble du pays aux niveaux local, régional et national, culminant dans une Assemblée Révolutionnaire des travailleurs, des paysans et des pauvres, cela aurait constitué une alternative à l’Etat capitaliste. Lorsque le problème du pouvoir est aussi nettement posé, la question cruciale à laquelle il faut répondre est : si on ferme le parlement bourgeois, qu’est-ce qu’on met à la place ?

La contre-offensive de la réaction

Il va de soi que, face à une situation critique comme celle qui se développe en Bolivie, la classe dirigeante ne va pas rester les bras croisés. L’une de ses stratégies consiste à tenter de diviser le mouvement suivant des lignes régionales, notamment dans les régions de Santa Cruz et Tarija. Les oligarchies de ces régions appellent à un référendum sur leur autonomie pour le 12 août. La classe dirigeante bolivienne s’est toujours efforcée d’exploiter les prétendues divisions entre le Haut Plateau et les plaines, dans le but de faire dérailler la lutte des classes. Le raisonnement de l’oligarchie réactionnaire de Santa Cruz et d’autres régions de l’Est est le suivant : « nous avons les ressources naturelles, et si on parvient à se débarrasser des fauteurs de trouble révolutionnaires des montagnes andines, tout ira bien. » Les capitalistes régionaux spéculent sur le fait qu’en se déclarant « autonomes », ils pourraient parvenir à des accords locaux avec les multinationales qui exploitent les réserves de gaz et de pétrole, ces dernières se situant principalement dans ces régions.

Si les oligarchies régionales s’engageaient sérieusement dans la direction de l’autonomie ou de la séparation, cela signifierait la guerre civile, non seulement suivant une ligne régionale, mais également suivant une ligne de classe. Le mouvement des travailleurs et des paysans de Santa Cruz et Tarija a fait clairement savoir qu’il était opposé à toute tentative de diviser le pays.

Par ailleurs, cette stratégie d’une section de l’oligarchie menace de couper l’armée en deux. Le haut commandement bolivien a déclaré qu’il était opposé à toute division du pays. Des rumeurs de coup d’Etat circulent, et l’armée comme la police se sont déclarées dans un « état d’alerte élevé ».

Divisions au sein de l’armée

Le bruit circule également qu’une section des officiers de l’armée n’apprécie pas de voir les ressources naturelles du pays cédées à des multinationales étrangères, de sorte que ces militaires pourraient ainsi servir de base à un mouvement nationaliste au sein de l’armée. Apparemment, il existerait déjà un mouvement d’officiers mécontents : les « évêques noirs ».

Lors du cabildo abierto du lundi 23 mai, Jaime Solares a déclaré que s’il existait un officier honnête qui était prêt à prendre le pouvoir, il le soutiendrait. A Evo Morales, qui disait qu’on aurait alors une dictature militaire, les dirigeants syndicaux ont répondu en citant l’exemple de Chavez, au Venezuela (Chavez est d’ailleurs un ami politique de Morales).

Lors d’un grand meeting, à El Alto, quelqu’un a dit : « Nous avons besoin d’un nouveau Juan Jose Torres ». Torres était un officier qui est arrivé au pouvoir en 1970, en pleine crise révolutionnaire, et qui a essayé de prendre des mesures radicales. Mais il était en même temps incapable d’éliminer les racines des problèmes, lesquelles plongent dans le système capitaliste lui-même. Il a été renversé en juillet 1971 par le coup d’Etat de Banzer. Les dirigeants ouvriers avaient placé leur confiance dans cet homme qui, dans ses discours radicaux, promettait d’armer les travailleurs, mais n’avaient pas préparé d’alternative. Au moment décisif, ils se sont trouvés désarmés face au coup d’Etat et ont été écrasés. Toute l’histoire de la Bolivie montre que les officiers nationalistes de gauche qui ont pris le pouvoir n’ont jamais résolu les problèmes des travailleurs et des paysans. Le soutien que ces derniers ont apporté aux militaires a toujours débouché sur une grave défaite.

Ceci dit, il est clair qu’avec la question du pouvoir se pose également celle des forces armées. Solares avait raison de dire que « nous devons diviser les forces armées ». Mais pour ce faire, il faut organiser un puissant mouvement révolutionnaire dans la classe ouvrière et la paysannerie. Seul un tel mouvement offrirait à la base de l’armée et aux officiers mécontents une alternative sérieuse.

L’histoire de la Bolivie est pleine d’exemples de ce type. En 1952, les mineurs ont battu l’armée et créé des milices d’ouvriers et de paysans. Plus récemment, lors de l’insurrection de février 2003, la mutinerie des forces de police a joué un rôle clé. En octobre de la même année, la police a laissé avancer vers le parlement des dizaines de milliers de mineurs et de travailleurs, armés de bâtons de dynamite et criant : « Guerre civile ! ». Certains officiers les ont même salué en levant le poing. Nombre de soldats ont refusé de tirer sur les manifestants d’El Alto. Cela indique clairement que la police et l’armée ne sont pas monolithiques, et pourraient être divisées suivant une ligne de classe.

Ce serait une erreur de remplacer la tâche d’établir une structure nationale d’assemblées et des comités révolutionnaires par l’espoir qu’un « officier nationaliste honnête » surgira et réglera les problèmes. L’insurrection de janvier 2000, en Equateur, en est une bonne illustration. Face à la mobilisation révolutionnaire du peuple, une section d’officiers subalternes, dirigés par Lucio Gutierrez, s’est ralliée au mouvement et a aidé les travailleurs et les paysans à prendre le pouvoir. Cependant, faute de plan et de programme, le pouvoir leur a glissé des mains. Lorsque, plus tard, Gutierrez a été élu à la présidence du pays avec l’appui massif de travailleurs et paysans boliviens, il a rapidement évolué vers la droite, au point de se transformer en un pion de l’impérialisme américain. Rien ne peut se substituer aux organes démocratiques du mouvement révolutionnaire lui-même.

La journée du 31 mai

En ce moment, en Bolivie, le véritable pouvoir est dans la rue. C’est ce qu’ont nettement montré les évènements du 31 mai. Une série de marches et de manifestations ont convergé vers le parlement bolivien, qu’elles ont encerclé. Quelques 100 000 mineurs, paysans, enseignants, travailleurs d’El Alto ont crié leur colère dans les rues de La Paz. Les manifestants n’étaient pas seulement là pour faire pression sur les députés, mais surtout pour s’assurer qu’ils accepteraient de donner satisfaction à leur principale revendication : la nationalisation des hydrocarbures.

Le parlement était supposé commencer sa session à midi. Mais très peu de députés étaient présents. Les députés de Santa Cruz et d’autres régions de l’Est ont refusé d’assister à une session sans accord préalable relatif aux référendums sur l’« autonomie » qu’ils appellent à organiser pour le 12 août. Le président du Parlement, Vac Diez, qui soutient fermement les intérêts de la classe dirigeante, et que certains proposent pour remplacer Mesa, n’a fait qu’une incursion de quelques minutes dans les bâtiment encerclé. Jaimes Solares a menacé de « brûler le Parlement » s’il ne se prononçait pas sur la nationalisation du gaz. Mais finalement, la session parlementaire s’est achevée tard dans la nuit, avec seulement 66 députés présents sur 157, et sans parvenir au moindre accord.

Mesa est complètement suspendu en l’air. Il a accusé Jaimes Solars et l’un des dirigeants de la fédération des travailleurs d’El Alto, Roberto de la Cruz, de subversion et de conspiration contre le gouvernement, mais il est parfaitement incapable de les arrêter. A ce stade précis, il est peu probable que, malgré ses efforts pour mobiliser l’armée, Mesa puisse l’utiliser contre les masses. En effet, comme ce fut le cas en octobre 2003, cela ne ferait que radicaliser le mouvement et précipiter sa propre chute. En outre, on ne sait pas dans quelle mesure l’armée obéirait à ses ordres.

Cependant, les masses ne peuvent rester indéfiniment dans un état de mobilisation permanente. Si la crise révolutionnaire n’est pas résolue à l’avantage des travailleurs et des paysans, la fatigue et la désillusion risquent d’affecter le mouvement. La classe dirigeante passerait alors à l’offensive. Et pour écraser le mouvement révolutionnaire, elle n’aurait d’autre option que de mettre en place une brutale dictature militaire. La riche histoire de la Bolivie est pleine de ce genre de revers. L’avant-garde actuelle de la révolution bolivienne doit étudier cette histoire et en tirer les conclusions qui s’imposent.

Jorge Martin

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