La révolution cubaine en danger

L’abolition du capitalisme à Cuba fut l’un des plus grands événements du 20e siècle. Elle a ouvert la voie à une transformation radicale des conditions d’existence des travailleurs et des paysans cubains. L’illettrisme a été rapidement éradiqué. Il n’y avait que 44 hôpitaux sur l’île en 1962 ; dix ans plus tard, il y en avait 221. La santé générale de la population s’est améliorée à grands pas. Le taux de mortalité infantile, par exemple, a été ramené à un niveau inférieur à celui des pays européens. Pour la première fois, la masse de la population a pu s’ouvrir à l’art et la culture. La gratuité de l’éducation et des soins médicaux, l’abolition des loyers, le développement des services publics et toute une série d’autres mesures sociales ont fait que la société cubaine contrastait – et contraste encore – avec les conditions de misère, de dégradation et de précarité qui forment le lot quotidien de tous les peuples aux alentours, comme ceux de Haïti ou de Jamaïque.

Malgré toutes les difficultés qui existent à l’heure actuelle, Cuba a pu envoyer 15 000 docteurs et infirmiers participer au programme de santé publique mis en place par Chavez au Venezuela. Combien de médecins la France aurait-elle pu envoyer, si son gouvernement en avait eu l’intention ? Ainsi, quoiqu’en dise la propagande impérialiste visant Cuba et son gouvernement, nous avons sur cette île isolée une preuve concrète et irréfutable des avantages sociaux et économiques colossaux de la nationalisation des moyens de production.

Cuba fait l’objet d’une campagne implacable de la part des médias capitalistes. L’impérialisme américain s’apprête à balayer dès que possible tous les acquis de la révolution cubaine, et à livrer Cuba aux appétits rapaces des capitalistes, comme à l’époque de Batista. Face à cette menace bien réelle, il est de notre devoir de soutenir la révolution cubaine et de la défendre face à ses ennemis impérialistes.

Cependant, défendre la révolution cubaine ne signifie pas fermer les yeux sur l’extrême gravité de la situation dans laquelle elle se trouve. L’effondrement de l’Union Soviétique a porté un coup terrible à la viabilité de l’économie planifiée cubaine, qui est désormais rongée de l’intérieur – légalement et illégalement – par le secteur privé.

Le marxisme authentique a toujours rejeté la théorie fausse et réactionnaire du « socialisme dans un seul pays ». Formulée pour la première fois par Staline après la mort de Lénine, cette théorie reflétait le conservatisme et le nationalisme de la caste bureaucratique qui, compte tenu de l’isolement et de l’épuisement de la révolution russe, a pu graduellement consolider son pouvoir et établir sa dictature. Or, de toute évidence, si l’économie planifiée en URSS et ailleurs n’a pu se maintenir face aux pressions du marché mondial, celle de Cuba, isolée et affaiblie, ne pourra pas y résister indéfiniment. Une vérité incontournable s’impose : la seule façon de garantir la pérennité de l’économie planifiée et des acquis de la révolution cubaine réside dans l’extension de la révolution en dehors de ses frontières. D’où l’importance cruciale du processus révolutionnaire qui se déroule actuellement au Venezuela.

Au cours des six années de son pouvoir, Hugo Chavez a plusieurs fois affirmé que l’objectif de la « révolution bolivarienne » n’était pas de remettre en cause le système capitaliste. Son gouvernement et le mouvement révolutionnaire qui l’appuie ont cherché, au moyen de réformes dans les domaines de l’éducation, de l’emploi et de la santé, à améliorer le quotidien de l’immense majorité des Vénézuéliens. Cependant, la classe capitaliste sur place et les puissances impérialistes étrangères, dont notamment les Etats-Unis et l’Espagne, ont tenté par tous les moyens de saborder l’économie, d’empêcher la mise en oeuvre des réformes et de renverser par la force le gouvernement démocratiquement élu. C’est pourquoi, aujourd’hui, des millions de travailleurs, de paysans et de jeunes vénézuéliens parviennent – comme Hugo Chavez lui-même – à la conclusion qu’il faut rompre avec le capitalisme.

Le processus vénézuélien est d’autant plus intéressant qu’il n’est pas sans rappeler celui qui a abouti au renversement du capitalisme à Cuba en 1960. La classe capitaliste cubaine était trop faible et corrompue pour pouvoir mener une lutte sérieuse contre l’impérialisme espagnol, qui n’a finalement été expulsé qu’avec l’aide des Etats-Unis, en 1898. Cuba s’est alors transformée en une colonie économique des Etats-Unis. En 1930, seulement 30% des plantations appartenaient à des propriétaires cubains. Les travailleurs cubains étaient particulièrement militants et combatifs, mais les dirigeants du Parti Communiste cubain, au lieu de mener une lutte de classe contre le capitalisme, se sont convaincus du caractère « progressiste » des capitalistes « nationaux », au point d’intégrer le gouvernement du dictateur Batista. Cette collaboration entre les dirigeants communistes et la dictature ne pouvait que démoraliser et paralyser le mouvement ouvrier cubain. Cependant, sous Batista, les problèmes engendrés par le capitalisme mafieux étaient tellement écrasants que la révolution ne pouvait plus attendre. Si la voie « classique » de la lutte – celle du mouvement ouvrier – était bloquée, la révolution devait en trouver une autre. Ce fut celle des guérilleros dirigés par Fidel Castro.

En 1959, l’Etat cubain s’est effondré comme un château de cartes. Batista avait abandonné la capitale depuis le 1er janvier, laissant le pouvoir entre les mains d’une junte militaire réactionnaire. Celle-ci a été balayée par une grève générale des travailleurs de la Havane. Castro a pris le pouvoir, mais, comme Chavez, il n’avait pas l’intention, à ce stade, de mettre fin au capitalisme. Son programme était celui du développement d’un « capitalisme national et démocratique ». Comme Chavez, il a tenté de mener une politique de réforme sociale dans le cadre du capitalisme. La composition bourgeoise de son gouvernement traduisait le caractère bourgeois de ses objectifs. Castro ne voulait pas entrer en conflit avec les Etats-Unis. Mais dès qu’il a voulu taxer les entreprises américaines pour financer la lutte contre la misère, la modernisation du pays, l’amélioration de l’éducation et de la santé publique, Washington a réagi violemment en imposant un blocus commercial et en préparant le renversement du régime par une intervention militaire. Et c’est ce « fouet de la contre-révolution » qui a obligé Castro – dont la popularité était immense – à aller plus loin qu’il n’en avait l’intention au départ. En juillet 1960, Castro a nationalisé toutes les entreprises et propriétés américaines. Trois mois plus tard, s’appuyant sur le soutien massif de la population, il a nationalisé près de 400 entreprises capitalistes. En avril 1961, les Etats-Unis ont lancé une intervention militaire pour mettre fin à la révolution et renverser Castro. Mais les milices populaires cubaines ont écrasé les envahisseurs dans la « Baie des Cochons », et Castro a alors annoncé le caractère socialiste de la révolution cubaine.

La révolution cubaine a eut un impact puissant sur la conscience des travailleurs et de la jeunesse latino-américains. Cependant, cela n’a pas eu que des conséquences positives. De même que Castro a été influencé par la victoire de la révolution chinoise, sa propre victoire a incité bon nombre de jeunes et d’intellectuels radicalisés à voir dans les méthodes des guerilleros cubains un raccourci vers la prise de pouvoir. Ils se qualifiaient le plus souvent de « marxistes-léninistes », mais ignoraient ou faisaient complètement abstraction de l’héritage théorique particulièrement riche du marxisme sur cette question. A la fin du 19e siècle, par exemple, les premiers marxistes russes, autour de Plékhanov et Lénine, ont mené une lutte politique longue et âpre contre les narodniks russes, dont les méthodes étaient les mêmes, au fond, que celles des groupes de guerilleros qui se sont développés en Amérique latine dans la foulée de la révolution cubaine. Selon le marxisme, le socialisme ne peut être que le résultat du mouvement conscient de la classe ouvrière, et ce en raison de la fonction spécifique qui est la sienne dans la production moderne.

Toutes les tentatives d’exporter le « modèle révolutionnaire cubain » à d’autres pays latino-américains se sont soldées par des échecs désastreux. Che Guevara était dévoué corps et âme à la cause révolutionnaire, mais sa tentative, en Bolivie, de mener une guerre révolutionnaire à partir d’une minuscule bande de guérilleros – en passant par-dessus la tête du mouvement ouvrier bolivien – fut un fiasco complet qui, tragiquement, lui coûta la vie. Che Guevara comprenait la nécessité d’étendre la révolution à l’ensemble du continent latino-américain. De ce point de vue, sa démarche était tout à fait correcte. Cependant, la méthode n’était pas la bonne.

Certes, au Nicaragua, les Sandinistes ont réussi à prendre le pouvoir dans des circonstances comparables à celles qui ont permis l’arrivée au pouvoir de Castro. Mais au lieu d’exproprier les capitalistes, comme l’avait fait ce dernier, ils ont stupidement laissé l’économie entre mes mains de leurs pires ennemis, qui s’en sont naturellement servis pour se débarrasser d’eux à la première occasion, avec l’aide de l’impérialisme américain.

Même dans les cas où, à la faveur de circonstances historiques exceptionnelles, des guérilleros ou des armées paysannes, comme celle de Mao, en Chine, ont abouti à l’abolition des rapports de propriété capitalistes, les régimes qui en ont résulté n’ont pas été et ne pouvaient pas être autre chose qu’une caricature bureaucratique d’Etat socialiste. La condition sine qua non d’un Etat socialiste est la participation, le contrôle et la direction des affaires de l’Etat et de l’économie, à tous les niveaux, par le salariat et ses représentants démocratiquement élus.

A la différence de la révolution russe de 1917, la révolution cubaine ne fut pas directement accomplie par la classe ouvrière et ses organisations, dont le rôle se limitait à celui de point d’appui à la prise de pouvoir des guerilleros, notamment lors de la grève générale de janvier 1959. Cette différence n’est pas un détail. Au contraire, elle a eu des conséquences décisives et explique le caractère particulier du nouveau régime établi par la révolution cubaine. Dès 1959-1960, le pouvoir politique à Cuba a été entre les mains d’une bureaucratie non élue. Il n’existe à Cuba aucune structure démocratique comparable aux « soviets » russes de 1917, à travers laquelle les travailleurs puissent exercer directement le pouvoir dans les domaines économique et politique.

Chacun comprendra la menace que représente pour Cuba l’énorme puissance impérialiste des Etats-Unis. La disparition de l’Union Soviétique a profondément modifié le rapport de forces entre les grandes puissances mondiales. Les guerres en Serbie, en Afghanistan et en Irak traduisent la réalité de ce changement. En effet, on n’a jamais connu d’époque où tant de moyens économiques et militaires étaient concentrés entre les mains d’un seul pays. Cependant, actuellement, compte tenu de l’enlisement des Etats-Unis en Irak, le danger principal provient non pas de l’extérieur mais de l’intérieur.D’une part, les acquis de la révolution sont aujourd’hui de plus en plus minés par la gangrène capitaliste qui s’installe dans l’économie cubaine. D’autre part, comme ce fut le cas dans l’URSS de la fin des années 80, une partie significative de la bureaucratie et des chefs militaires est impliquée de diverses façons dans le monde des « affaires » capitalistes. Il arrive que des représentants de l’Etat mènent un train de vie comparable à celui d’hommes d’affaires occidentaux. Les intérêts de ces éléments corrompus et avides d’enrichissement personnel coïncident avec ceux du capitalisme étranger.

Aux différents niveaux de l’Etat, une division s’installe entre ceux qui veulent défendre l’économie nationalisée et ceux qui veulent en finir avec elle. Compte tenu des conséquences de la chute de l’URSS, Castro n’avait d’autre choix que d’ouvrir l’économie à des investissements étrangers et tolérer, dans certaines limites, le développement d’activités de type capitaliste. Il s’agissait notamment de stimuler le secteur touristique. Mais la progression du secteur privé – légal et illégal – est en train de saper les bases de la planification, et donc du régime.

Castro est contre la restauration du capitalisme et s’efforce de résister aux tendances pro-capitalistes. A plusieurs reprises, il a tenté de limiter la corruption et l’affairisme dans la société et au sein de l’Etat. En 1986, déjà, il déclarait publiquement que la révolution était menacée par une « classe de nouveaux riches ». Récemment, des mesures répressives ont été prises à l’encontre des contre-révolutionnaires liés à l’administration américaine. Ces mesures, qui ont fait l’objet de dénonciations hypocrites dans les médias occidentaux, étaient entièrement justifiées du point de vue de la défense de la révolution. Par ailleurs, une politique visant à limiter la « dollarisation » de l’économie a été mise en place, notamment par le décret du 14 novembre 2004. Castro cherche à limiter le poids du secteur capitaliste. En 2003, 580 entreprises, 315 entrepôts et 180 ateliers illégaux ont été démantelés.

Ce sont là des mesures légales et administratives positives, mais leur impact est forcément limité. Elles ne pourront jamais en elles-mêmes éradiquer la gangrène capitaliste qui s’installe. En toute probabilité, compte tenu de son immense popularité, aussi longtemps que Castro vivra, les tendances contre-révolutionnaires n’apparaîtront pas au grand jour. Lorsqu’il mourra, par contre, elles passeront immédiatement à l’action, avec l’appui des Etats-Unis et de toutes les autres puissances impérialistes.

Pour prévenir ce danger, de profondes réformes sont nécessaires. Des organisations collectives et démocratiques des travailleurs doivent être créées, dotées de réels pouvoirs, de façon à ce que la classe ouvrière ne reste pas passive au moment où, par-dessus sa tête, la catastrophe se prépare. Il faut s’attaquer de front à la corruption et à l’affairisme. Il faut chasser les éléments pro-capitalistes notoires de tous les échelons de l’Etat. Il faut imposer des contrôles stricts sur les revenus de tous les représentants du peuple, qui doivent être élus et dont l’activité doit être soumise à la vigilance et au contrôle direct des travailleurs.

Ceci dit, même dans le cas d’une victoire contre la corruption et l’affairisme, il ne sera pas possible de régler les problèmes fondamentaux de l’économie et de la société cubaines dans le cadre national. Le salut de la révolution et la sauvegarde de ses acquis passent nécessairement par son extension dans le reste de l’Amérique latine. Un mouvement révolutionnaire est actuellement en cours au Venezuela. Les événements récents en Bolivie, au Brésil, en Argentine, en Equateur et ailleurs indiquent le potentiel révolutionnaire qui existe à travers le continent. Une victoire décisive de la révolution socialiste – au Venezuela par exemple – changerait radicalement la situation et, compte tenu de la catastrophe sociale économique que signifie le capitalisme dans toute l’Amérique latine, ne serait que le prélude à d’autres victoires. C’est cette perspective – et cette perspective seulement – qui permettra à la révolution cubaine de battre l’impérialisme et d’éviter à son peuple de retourner dans les chaînes du capitalisme, dont il s’est libéré il y a près d’un demi-siècle.

Greg Oxley

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