L’Affaire Mehdi Ben Barka : Interview avec son fils, Bachir

Pour commencer, surtout pour les jeunes qui n’ont peut-être pas connaissance de “l’affaire” Ben Barka, pouvez-vous nous rappeler les circonstances de l’enlèvement de votre père ?

Le vendredi 29 octobre 1965, à 12h30, Mehdi Ben Barka, mon père, avait rendez-vous à la brasserie Lipp, boulevard Saint Germain, à Paris, avec un journaliste, un producteur et un scénariste, pour discuter de la préparation d’un film sur le thème des mouvements de libération nationale en Afrique, en Asie et en Amérique latine. Ce film devait être présenté à l’ouverture de la conférence tricontinentale à la Havane en janvier 1966. Le film devait s’intituler Basta !

Ce rendez-vous était un piège. Avant d’arriver à la brasserie, mon père était interpellé par deux policiers français, qui lui ont présenté leurs cartes et lui ont demandé de les suivre. Il est monté dans leur voiture officielle. Il était en confiance. Mais dans cette voiture se trouvaient d’autres personnes, dont un agent – un “honorable correspondant” selon le terme convenu – du SDECE, c’est-à-dire des services secrets français, et également un truand, un homme de main. L’agent du SDECE portait une fausse moustache et une perruque pour ne pas être reconnu par mon père, qui le connaissait.

La voiture s’est dirigée vers la banlieue sud de Paris, précisément à Fontenay-le-Vicomte, et s’est arrêtée devant la maison d’un gangster notoire, Georges Boucheseiche. A partir de là, je dirais que s’arrêtent les certitudes et commencent les hypothèses sur ce qui a pu arriver ensuite à mon père. Ce que l’on sait, c’est que le général Oufkir, Ministre de l’Intérieur marocain, a été averti que “le colis” avait été livré. Son adjoint à la Sûreté, le commandant Ahmed Dlimi, fut également averti. Le lendemain, ils arrivent à Paris.

Il y a eu un certain nombre d’allers et venues dans cette maison. On ne sait pas de qui, exactement. Mais ce qui est certain c’est que c’est là que nous perdons la piste de mon père. On peut supposer qu’il a été assassiné, mais l’on ne sait pas par qui, ni comment, ni où se trouve son corps. Est-ce que le corps est resté en France, ou a-t-il été transféré au Maroc ? Ou alors, comme le supposent certaines hypothèses, le Mossad – les services secrets israéliens – se serait-il chargé de le faire disparaître ? Jusqu’à ce jour, 34 ans après les faits, nous n’avons pas de réponses définitives à ces questions.

Au départ, il y avait une volonté politique de la part des autorités marocaines d’éliminer mon père. Cette volonté s’est traduite par des tentatives d’assassinat et par deux condamnations à mort par contumace. Les idées que développait mon père représentaient une alternative politique à celles prônées par le régime et qui avaient démontré leur faillite dans les domaines sociaux, économiques et éducatifs.

Le pouvoir marocain n’était pas le seul impliqué dans cette affaire. Il a trouvé une assistance au sein des services secrets français et auprès de truands qui avaient déjà travaillé pour eux. Cette coordination entre polices française et marocaine avait déjà été utilisée contre les opposants marocains en France. Il y a aussi le rôle du Mossad israélien qui a apporté un soutien au moins “logistique” aux services secrets marocains dans l’exécution du crime. De nombreuses enquêtes menées en Israël, en France, aux États-Unis permettent d’affirmer avec certitude l’implication du Mossad dans cette affaire. Dès 1967, des révélations dans la presse israélienne à propos de cette participation du Mossad dans l’assassinat de mon père ont indiqué qu’elle avait provoqué une importante crise gouvernementale et même la démission du Premier Ministre israélien de l’époque.

On peut aussi supposer que la CIA était impliquée d’une manière ou d’une autre. Mon père préparait, en 1965, la conférence tricontinentale qui devait réunir les représentants des mouvements de libération nationale et des partis progressistes d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. A l’époque, de nombreux pays africains étaient encore sous domination coloniale. L’apartheid sévissait encore en Afrique du Sud. Il y avait encore les colonies portugaises, et même dans les pays devenus indépendants, des luttes populaires importantes se développaient. La conférence de la Havane devait mettre en place les modalités d’une action concertée et solidaire entre ces différentes luttes. Mehdi Ben Barka était le président du Comité préparatoire à cette initiative et son activité ne devait pas laisser indifférente la première puissance impérialiste. La conférence s’est tenue en janvier 1966, mais, malheureusement, sans la présence de celui qui l’avait préparée.

Nous n’avons pas de preuves concrètes de l’implication des États-Unis. Le magazine américain Time a révélé qu’en avril-mai 1965, par l’intermédiaire de l’ambassade des États-Unis au Maroc, les autorités marocaines avaient demandé officiellement aux autorités américaines de les aider afin de “récupérer” mon père. Nous n’avons pas trace de la réponse faite à cette demande. Par contre, en utilisant les possibilités offertes par la Freedom of Information Act, une loi américaine permettant aux citoyens d’accéder, dans certains cas, aux dossiers secrets les concernant, nous avons appris que la CIA détient dans ses archives, sous le nom de Mehdi Ben Barka 1800 documents de trois ou quatre pages chacun. Nous sommes presque parvenus à avoir accès à ces documents, mais au dernier moment, toute la procédure a été bloquée, sous prétexte que leur déclassification porterait atteinte à la sécurité nationale des États-Unis.

Dans les années 60, étant donné le caractère du régime gaulliste, avec les agissements des “barbouzes” et du Service d’Action Civique, on comprend aisément que l’on ait voulu à tout prix cacher la vérité. Mais depuis, il y a eu l’élection de Mitterrand en 1981, puis de longues années sous des gouvernements de gauche. Cela n’a rien changé par rapport au soi-disant “secret-défense” ?

A vrai dire, en tout cas jusqu’à présent, cela n’a rien changé quant à notre quête de la vérité. Au départ, en 1965, il y a eu une première plainte pour enlèvement qui a débouché sur un procès en Cour d’Assises qui ne nous a pratiquement rien apporté sur la connaissance de la vérité. Une deuxième plainte a été déposée en 1975, pour assassinat, qui court toujours. Il y a donc des juges d’instruction qui s’occupent toujours du dossier depuis 24 ans ! Mais nous n’avons toujours pas accès à l’ensemble du “dossier Ben Barka” qui était en possession des services secrets français. Déjà, en 1975, nous insistions sur le fait que, 10 ans après les faits, rien ne pouvait s’opposer à ce que nous connaissions la vérité. La raison d’état ne pouvait plus être invoquée comme prétexte pour entraver l’accès à ces documents.

Mais même aujourd’hui, 34 ans après les faits, cette raison d’état sert toujours de prétexte pour nous empêcher – je dis “nous”, c’est-à-dire une épouse, des enfants, la famille de la victime – de connaître ce qui est arrivé à mon père.

En 1965, le général de Gaulle lui-même, quelques jours après l’enlèvement, avait écrit à ma grand-mère en lui assurant que tout serait fait, “avec diligence”, pour que la vérité soit connue. On sait ce qu’il en a été. La raison d’état a bloqué cette promesse. François Mitterrand, candidat à la présidence de la République, à l’époque, dans un meeting à la Mutualité, sous une banderole du Comité pour la vérité sur l’affaire Ben Barka, demandait que les faits soient connus et que les auteurs soient jugés. Jean Lecanuet, candidat centriste, fit des déclarations dans le même sens. En 1974, Giscard d’Estaing a nommé Lecanuet Ministre de la Justice, et nous lui avons rappelé cet engagement précédant. Nous lui avons demandé de permettre aux juges d’instruire le dossier sans être bloqués par la raison d’état. Nous n’avons pas reçu de réponse.

L’élection de François Mitterrand aux présidentielles de 1981 a fait naître en nous un grand espoir. Cet espoir semblait se réaliser en 1982 lorsque le Premier Ministre Pierre Mauroy a ordonné à la DGESE (anciennement le SDECE) de livrer ses dossiers sur l’affaire Ben Barka au juge d’instruction. Mais finalement, seulement un tiers des dossiers ont été ouverts au juge et à la partie civile. Les deux-tiers restants, soit à peu près 270 pièces, ont été couverts par le secret-défense. Alors qui décide de ce qui est “secret-défense” et ce qui ne l’est pas ?

Bonne question ! En effet, nous ne savons pas si cette décision des services secrets de ne pas communiquer les dossiers était à leur initiative ou si la possibilité de les retenir était déjà implicite dans l’ordre donné par le Premier Ministre. Les services secrets peuvent-ils passer outre une instruction gouvernementale ? Ou alors, Pierre Mauroy a-t-il lui-même limité la portée de son ordre par une clause de sauvegarde ? Nous ne connaissons pas la réponse.

Enfin, depuis 1982, nous avons usé de toutes les procédures possibles. Par l’intermédiaire du juge d’instruction, nous sommes intervenus à plusieurs reprises auprès des ministres de la défense pour que le secret-défense soit levé, mais sans résultat, et souvent sans aucune réponse. Par la voix de nos avocats, et directement également en tant que famille, nous avons fait appel à François Mitterrand et ses premiers ministres, sans aucun résultat, et, comme je l’ai déjà dit, souvent sans la moindre réponse. Lorsque Jacques Chirac a été élu, je lui ai écrit pour qu’il use de son autorité de chef des Armées pour lever le secret-défense, mais là encore, sans réponse. Ce fut le black-out total, un black-out qui a persisté jusqu’à ces dernières semaines.

Comment expliquer ce mur de silence ?

Il me semble qu’il y ait deux explications possibles, et de toute façon, pour nous, l’une et l’autre sont tout à fait inacceptables. La première serait de dire que les révélations sur l’assassinat de mon père seraient trop compromettantes sur les responsabilités du régime marocain. La “raison d’état”, dans ce cas, s’appliquerait au nom des relations entre la France et le Maroc. L’autre éventualité, c’est que l’ouverture de ces dossiers impliquerait de manière plus forte encore les services officiels français dans l’enlèvement et peut-être même dans le meurtre de Mehdi Ben Barka. Dans tous les cas de figure, qu’un gouvernement invoque la raison d’état pour cacher la vérité sur un assassinat politique est totalement inacceptable.

On a annoncé à la télévision que ces dossiers secrets pourraient enfin être ouverts prochainement. Qu’en est-il ?

La nouveauté, c’est que depuis quelques jours, nous avons été informés que la commission consultative du secret de défense nationale instituée par la loi de juillet 1998 devra rendre un avis sur le dossier Ben Barka vers la fin de l’année. La promulgation de cette loi était l’aboutissement de la pression de l’opinion publique sur le scandale que constitue l’utilisation du secret-défense pour protéger la raison d’état. Mais cette commission, comme son nom l’indique, n’est que consultative. En dernier ressort, c’est le Ministre de la Défense ou le Premier Ministre qui décideront de la levée ou du maintien du secret-défense concernant l’assassinat de mon père. Permettre, enfin, l’ouverture des dossiers secrets ne serait que justice. Une justice que nous exigeons par respect du combattant pour la liberté que fut mon père, car Mehdi Ben Barka a été assassiné pour son engagement au nom des valeurs de progrès, de démocratie et de dignité humaine. C’est aussi un devoir de vérité envers sa famille et envers l’Histoire. Voilà pourquoi, 34 ans après sa mort, nous continuons notre combat pour que la lumière soit faite sur la disparition de mon père.

Bachir Ben Barka, le fils de Mehdi Ben Barka,
interviewé et photographié par
La Riposte en novembre 1999, Paris.

 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *