Interview avec le journaliste Hassane Zerrouki

Comment voyez-vous la situation en Algérie aujourd’hui  ?

La situation actuelle est très inquiétante, aussi bien sur le plan 
politique que sécuritaire. Sur le plan sécuritaire, il y a un recul 
du terrorisme mais aussi un redéploiement de la stratégie islamiste. 
Ce qu’ils n’ont pas eu par la violence, ils vont chercher à l’avoir 
par la stratégie politique. Au fond, la situation n’a pas fondamentalement 
changé, ce qui a changé depuis l’élection de M. Boutéflika ce sont les 
formes de lutte qui sont menées.

La problématique posée par la loi sur la concorde civile, qu’on appelle 
la “grâce amnistiante ” est la suivante : au départ, il s’agissait 
de gracier des gens qui n’étaient pas mêlés aux assassinats, alors qu’en 
fait parmi les islamistes graciés se trouvent des personnes directement 
impliquées dans les assassinats.

Je l’ai observé lorsqu’il y avait des assassinats dans mon quartier : 
un assassinat ne se produisait pas à l’improviste, il était préparé 
à l’avance par des gens, des islamistes membres du FIS – qu’on essaye 
de présenter comme un parti modéré. Ils préparaient le terrain, préparaient 
la cible, indiquaient les habitudes de celui qui allait être descendu. 
La date était fixée, l’heure était fixée, et puis venait le tueur qui 
n’était pas du quartier, et il suffisait alors de lui indiquer la cible. 
Ils l’abattent, ils ne veulent même pas savoir s’il est contre eux ou 
pas ; ils le tuent.

On nous dit que les gens arrêtés dans ce cadre n’ont pas les mains 
tachées, alors qu’ils ont participé à l’élaboration du crime, ils ont 
assassiné, et pourtant ils ont été libérés, ce qui est de mon point 
de vue très grave. Je ne suis pas pour la peine de mort comme beaucoup, 
mais il y a quand même une justice ! Ils ont tué des femmes, des intellectuels, 
des enfants. Une réduction de peine pourrait être envisagée, mais de 
là à ce qu’ils se retrouvent libres du jour au lendemain, comme si de 
rien n’était, je trouve ça grave.

Derrière cette amnistie, il doit y avoir quelque chose. C’est une loi 
entourée de beaucoup d’opacité. Boutéflika a joué sur l’aspiration à 
la paix civile des gens, il leur a fait croire qu’une fois qu’ils voteraient 
ce texte, tout s’arrêterait, et que tout le monde serait frère. Mais 
cela n’a pu se faire sans une contrepartie, qui ne se limite pas uniquement 
à une grâce, à une libération des détenus, mais une contrepartie en 
termes politiques, qui concerne sans doute le statut des femmes, le 
statut de la langue arabe, l’ouverture sur la modernité et d’autres 
choses, pour lesquelles les islamistes ne sont pas d’accord. Il y a 
dû y avoir un compromis ou contrepartie de cette paix civile signée 
avec l’Armée Islamique du Salut, qui de mon point de vue n’est pas la 
plus importante des organisations islamistes armées. Les plus nombreux 
sont toujours dans le maquis, le GIA continue la guerre avec peut-être 
un peu moins d’intensité.

“Les assassinats dans mon quartier ne se produisait pas à l’improviste, 
il était préparé à l’avance par des membres du FIS qu’on essaye 
de présenter comme un parti modéré.”

La situation économique est grave, la poursuite du terrorisme compromet 
toute politique économique et décourage tout investisseur étranger qui 
voudrait venir s’installer ou investir dans les secteurs industriels 
d’Alger ou d’Oran. Pour Boutéflika, il faut installer une stabilité 
politique et civile, ou y faire croire, de façon à relancer l’économie. 
Les marchés financiers lui demandent de rétablir la paix civile. 
Si vous voulez que l’on vienne, disent-ils en substance, il ne 
suffit pas seulement de libéraliser l’économie, de mettre 400 000 travailleurs 
au chômage en appliquant le plan d’ajustement du FMI. Il faut 
aller plus loin, quitte à remettre sur la scène politique les 
islamistes. L’essentiel est que le marché algérien apparaisse comme 
un marché sans risque. N’oublions pas que lorsque le GIA a donné l’ordre 
à tous les ressortissants étrangers de quitter le pays, tous ceux 
qui sont restés se sont fait tuer.

Contrairement à d’autres organisations dans le monde qui font de la 
prise d’otage, celui qui tombe entre les mains de cette organisation 
n’en ressort pas vivant, même si de l’argent est offert. Ils sont capables 
de prendre l’argent et de rendre le corps après. Les prises d’otage 
à la libanaise, ça n’existe pas en Algérie, et c’est ce qui a fait fuir 
les étrangers. On se retrouve dans une situation où l’argent ne rentre 
pas : l’Algérie ne vit que de son pétrole.

“Le plan d’ajustement du FMI a été scrupuleusement appliqué par 
le gouvernement entre 1994 et 1998, et ce dans une période de 
violence terrible.”

Quelle est la réaction contre la politique du FMI ?

Les conflits sociaux sont une donnée presque permanente en Algérie. 
Le plan d’ajustement du FMI a été scrupuleusement appliqué par le gouvernement 
entre 1994 et 1998, et ce dans une période de violence terrible. 
Les syndicalistes ont eu peur d’être exploités par les islamistes qui 
étaient alors en position de force, y compris sur le terrain. Les arrêts 
de travail n’ont donc pas été suffisamment relayés par les syndicats 
pour que cela puisse influer sur la politique d’ajustement structurelle.

Le plan du FMI a été appliqué, 1010 entreprises publiques ont été fermées 
et 460 000 salariés mis au chômage : ils se sont ajoutés aux 2 millions 
de personnes déjà sans emploi. La situation sociale est aujourd’hui 
explosive. Avec le recul du terrorisme, le social va prendre le relais 
dans les années à venir. Même si des directions syndicales sont contrôlées 
par le pouvoir, ce n’est pas le cas des structures intermédiaires.

Des grandes zones de concentration ouvrière échappent en partie à la 
direction nationale, comme la zone industrielle de Ruiba ou la zone 
sidérurgique d’Annaba à l’extrême Est du pays. C’est un peu l’équivalent 
de Renault en France : le conflit social qui démarre à Annaba fait tache 
d’huile au niveau national. Les salariés de la sidérurgie d’Annaba sont 
les plus combatifs, ils font peur au pouvoir, et obtiennent plus facilement 
que d’autres une réponse à leurs revendications. L’essentiel pour l’État, 
c’est qu’ils ne bougent pas, de façon à éviter l’élargissement du mouvement.

En ce qui concerne les enseignants et les étudiant, les grèves dans 
le milieu universitaire se font dans la durée (près de six mois en 1998 
et un an en 1999, et la situation est mûre pour un redémarrage chez 
les enseignants.

La multitude des organisations chez les étudiants fait que les mouvements 
de grève sont plus compliqués à organiser. Le syndicat étudiant le plus 
dynamique est lié à un parti islamique, le Hamas. Leur action se fait 
en finesse, sans mot d’ordre purement islamique, ils prennent en main 
les réels problèmes sociaux des étudiants. Mais il s’agit d’un monde 
un peu à part, leurs grèves ont peu d’influence sur le pouvoir ou sur 
l’homme de la rue.

A l’opposé, l’année passée, les PTT ont paralysé les postes à la veille 
de l’élection présidentielle, ils ont occupé les rues, et les centres 
postaux, et ce pour se battre contre la privatisation. L’écho a été 
tel que le gouvernement a été obligé de faire marche arrière et d’entamer 
des négociations.

Vous disiez que les islamistes avaient décidé de rentrer à 
nouveaux par la voie politique, pouvez-vous nous expliquer plus en détail ?

D’abord, lorsqu’on dit “les islamistes “, il faut savoir 
qu’il y a deux partis légaux. Le Hamas n’a jamais prôné la violence, 
il a choisi le combat politique, il se dit pluraliste et il est le deuxième 
parti à l’Assemblée Nationale avec 89 députés sur 380 au total. Ils 
sont très bien implantés, ils ont des organisations caritatives qui 
font du travail dans le domaine social. Le Hamas est au pouvoir avec 
trois ministres. A côté il y a un autre parti légal, Al Nadha, un peu 
plus radical que le Hamas.

Mais les ” islamistes ” dont on parle généralement, c’est 
le FIS, c’est lui qui est le plus radical et c’est lui qui est interdit. 
Le FIS a pour objectif l’instauration d’une république islamiste, que 
cela se fasse par la violence ou par la voie politique, et cette république 
devra être exportée ensuite en Tunisie et au Maroc car pour eux il n’y 
a pas de nation, mais seulement la ouma.

Dans l’immeuble où j’habitais, nous n’étions plus que deux à ne pas 
aller à la mosquée et les autres nous montraient du doigt.

Le GIA n’hésite pas à mener des actions au Maroc, leur ennemi est partout, 
ce sont les taghout. Ils combattent pour une terre d’Islam, et partout 
où ce combat doit être mené, ils iront. Ces islamistes-là sont en perte 
de vitesse. Ils ont perdu une bonne partie de leur assise populaire 
qui a été récupérée par les autres partis. Une bonne partie de leurs 
militants de base n’a pas voulu les suivre dans leur folie meurtrière. 
Je ne dirais pas qu’il ont tout perdu, ils gardent quand même des noyaux 
durs dans certaines villes d’Algérie. Actuellement, ils sont dans une 
stratégie d’attente. La guerre doit utiliser la ruse et quand l’ennemi 
est fort, ils faut savoir reculer pour mieux repartir. Ils ne sont pas 
capables de gagner les élections et c’était déjà le cas en 1991, mais 
le système électoral était fait de tel manière qu’avec 20% des voix 
ils ont emporté près de la moitié des sièges de députés. Trois 
millions d’électeurs qui décident du sort de 25 millions d’Algériens : 
nous ne sommes pas pour cette démocratie là, nous la refusons.

Vous avez parlé de marchandage entre M. Boutéflika et les islamistes. 
Quels en sont les termes ?

Boutéflika est un homme qui joue beaucoup et on ne sait pas vraiment 
ce qu’il a promis aux islamistes. Concernant le statut des femmes, Boutéflika 
cherche à contourner la question. Par exemple, il veut soumettre à un 
référendum la question de la polygamie, sachant bien qu’une majorité 
votera contre. Il pourra ensuite dire aux islamistes que c’est le peuple 
qui a décidé.

Le courant démocrate auquel j’appartiens se bat pour la séparation 
du religieux et du politique et refuse les compromis sur cette 
question : nous voulons un État laïque. Il faut revoir la constitution, 
l’ancienne loi Islam-religion d’État a mené à cette situation, et aujourd’hui 
les gens ont tiré des leçons, ils sont prêts. Nous sommes passés à travers 
un phénomène de masse de type fasciste comparable à ce qui s’est passé 
en Allemagne dans les années 30 ; une espèce de grande folie s’est emparée 
de la population, du jour au lendemain la grande masse de la population 
a basculé dans le religieux. Dans l’immeuble où j’habitais, nous n’étions 
plus que deux à ne pas aller à la mosquée et les autres nous montraient 
du doigt. Mais cela se passait dans les années 80, aujourd’hui c’est 
fini. Cela évolue très vite, l’Algérie est un pays qui avance 
par ruptures.

Pouvez-vous nous expliquer comment se pose la question de l’arabisation 
en Algérie ?

Le vrai problème est un problème identitaire. Les pouvoirs qui se sont 
succédés ont instrumentalisé la langue arabe à des fins politico-idéologiques. 
Leur calcul politique était le suivant : puisque tout ceux qui pensaient 
à gauche étaient contre l’arabisation et représentaient un certain danger, 
le meilleur moyen de les éliminer était d’arabiser complètement la société. 
Mais ce n’est pas avec la langue que l’on efface le mouvement des idées, 
et à travers cela, ils ont confondu arabisation et islamisation. Les 
plus conservateurs se sont servis de la langue pour islamiser la société, 
et il est arrivé un moment où l’école était devenue une usine à fabriquer 
des tueurs. L’enseignement du français était interdit, l’essentiel étant 
que les jeunes n’accèdent pas à la connaissance du monde. C’était une 
décision fasciste d’enfermement et de repli sur soi qui aurait pu avoir 
des conséquences catastrophiques.

Aujourd’hui, il y a une certaine prise de conscience et une volonté 
de moderniser l’enseignement de la langue. Mais se greffe à cela un 
autre problème, lié à l’existence d’une deuxième langue, le berbère. 
Son existence est maintenant un acquis inscrit dans la constitution. 
Le berbère commence à être enseigné Le journal télévisé est donné dans 
les deux langues. Ce problème d’identité n’en est plus au stade de la 
cristallisation passionnelle comme dans le passé. On est arrivé à ce 
résultat grâce à la lutte menée par les mouvements associatifs berbères.

Propos recueillis par Cécile Schley et Laïla Bennani.

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