A propos des grèves

Rédigé fin 1899. Publié pour la première fois en 1924 dans le n° 8-9 de la revue Prolétarskaïa Révoloutsia.

Ces dernières années, les grèves ouvrières sont devenues extrêmement fréquentes en Russie. Il n’est pas de province industrielle, désormais, où il ne s’en soit produit plusieurs. Dans les grandes villes elles éclatent sans discontinuer. On conçoit donc que les ouvriers conscients aussi bien que les socialistes se demandent de plus en plus souvent quelle est la signification des grèves, comment les conduire et quelles sont les tâches des socialistes qui participent à ces grèves.

Nous voulons essayer d’exposer quelques-unes de nos idées sur ces questions. Dans un premier article, nous nous proposons d’étudier la signification des grèves dans le mouvement ouvrier en général ; dans un deuxième, nous parlerons des lois russes contre les grèves et, dans un troisième, nous dirons comment les grèves ont été et sont conduites en Russie et quelle doit être l’attitude des ouvriers conscients à leur égard [1].

***

Il faut tout d’abord se poser une question : comment s’expliquent l’apparition des grèves et leur extension ? 
Quiconque se remémore tous les cas de grèves qu’il peut connaître par son expérience personnelle, par les récits d’autres personnes ou par les journaux, constatera d’emblée que les grèves apparaissent et s’étendent là où apparaissent et s’étendent les grandes fabriques. 
Parmi les très grandes fabriques qui emploient des centaines (et parfois des milliers) d’ouvriers, on n’en trouvera guère une seule où il ne se soit produit des grèves ouvrières. Quand les grandes fabriques et usines étaient peu nombreuses en Russie, les grèves étaient également peu nombreuses mais, depuis que les grandes fabriques se multiplient rapidement, tant dans les vieilles localités industrielles que dans des villes et bourgades nouvelles, les grèves se font de plus en plus fréquentes. D’où vient que la grande production industrielle conduise 
toujours à des grèves ?

Cela vient de ce que le capitalisme conduit nécessairement à la lutte des ouvriers contre les patrons et, quand on passe au stade de la grande production, cette lutte affecte nécessairement la forme de grèves.

Expliquons-nous.

On appelle capitalisme une organisation de la société où la terre, les fabriques, l’outillage, etc., appartiennent à un petit nombre de grands propriétaires fonciers et de capitalistes, tandis que la masse du peuple ne possède rien ou presque rien en propre et doit, par conséquent, chercher de l’embauche. Les grands propriétaires fonciers et les patrons de fabrique embauchent les ouvriers et leur font fabriquer tels ou tels produits qu’ils vendent sur le marché. 
Ce faisant, les patrons se contentent de payer aux ouvriers un salaire qui leur permet à peine de subsister avec leurs familles ; tout ce que l’ouvrier produit au-delà de cette quantité de produits, le patron l’empoche, cela constitue son profit. Ainsi, en régime d’économie capitaliste, la masse du peuple effectue un travail salarié pour autrui, elle travaille non pas pour elle-même mais pour des patrons contre un salaire. On conçoit que les patrons s’efforcent toujours de diminuer le salaire : moins ils donneront aux ouvriers, et plus il leur restera de profit. Quant aux ouvriers, ils s’efforcent d’obtenir le salaire le plus élevé possible, pour procurer à l’ensemble de leur famille une nourriture saine et abondante, pour vivre dans un bon logement, pour ne pas être vêtus de loques mais s’habiller comme tout le monde. Ainsi, entre patrons et ouvriers, il y a lutte incessante à propos du salaire : le patron est libre d’embaucher qui bon lui semble, et il cherche l’ouvrier le moins cher. L’ouvrier est libre de s’embaucher chez le patron de son choix, et il cherche le plus cher, celui qui paie davantage. Que l’ouvrier travaille à la campagne ou à la ville, qu’il s’embauche chez un grand propriétaire foncier, un paysan riche, un entrepreneur ou dans une fabrique, il marchande toujours avec le patron, il est aux prises avec lui au sujet de son salaire.

Mais l’ouvrier isolé peut-il soutenir cette lutte ?

Le nombre des ouvriers s’accroît sans cesse : 
les paysans ruinés désertent les campagnes et fuient vers les villes et vers les fabriques. Les grands propriétaires fonciers et les patrons de fabrique introduisent des machines, qui enlèvent le travail aux ouvriers. Les chômeurs se multiplient dans les villes et les mendiants dans les campagnes ; les affamés font de plus en plus baisser les salaires. Il devient impossible à l’ouvrier de lutter isolément contre le patron. Réclame-t-il un bon salaire ou refuse-t-il d’accepter une réduction de sa paie, le patron lui répond : va-t’en d’ici, il ne manque pas d’affamés à ma porte, qui seront trop heureux de travailler même pour un bas salaire.

Quand la misère du peuple en arrive au point que dans les villes et dans les campagnes il y a en permanence des masses de chômeurs, que les propriétaires de fabrique accumulent d’immenses richesses et que les petits patrons sont évincés par les millionnaires, alors l’ouvrier isolé se trouve totalement impuissant devant le capitaliste. Celui-ci peut l’écraser tout à fait, l’éreinter jusqu’à ce que mort s’ensuive par un travail de forçat, et non seulement lui mais aussi sa femme et ses enfants. En effet, prenez les branches de production où les ouvriers n’ont pas encore obtenu la protection de la loi et où ils ne peuvent opposer de résistance aux capitalistes : vous y verrez une journée de travail démesurément longue, qui va jusqu’à 17 et 19 heures ; vous y verrez des enfants de 5 à 6 ans s’épuisant à la tâche ; vous y verrez une génération d’ouvriers constamment affamés et mourant peu à peu d’inanition. Exemple : les ouvriers qui travaillent à domicile pour le compte des capitalistes ; du reste, tout ouvrier évoquera encore quantité d’autres exemples ! 
Même à l’époque de l’esclavage et du servage les travailleurs n’ont jamais connu une oppression aussi effroyable que celle que les capitalistes parviennent à faire peser lorsque les ouvriers ne peuvent leur opposer de résistance, lorsqu’ils ne peuvent arracher des lois limitant l’arbitraire des patrons.

C’est pour ne pas se laisser réduire à cette extrémité que les ouvriers engagent une lutte farouche. Voyant qu’en agissant isolément, chacun d’eux est totalement impuissant et risque de succomber sous le joug du capital, ils en viennent à se dresser tous ensemble contre leurs patrons. Des grèves ouvrières éclatent. Il arrive souvent qu’au début les ouvriers ne savent même pas ce qu’ils veulent obtenir, qu’ils ne se rendent pas compte de ce qui les fait agir ainsi : ils brisent les machines, sans plus, ou détruisent les fabriques. Ils veulent seulement faire sentir aux patrons des fabriques qu’ils sont révoltés, ils font l’essai de leurs forces conjuguées pour sortir d’une situation intolérable, sans savoir encore au juste pourquoi leur situation est si désespérée et vers quoi ils doivent orienter leurs efforts.

Dans tous les pays, l’indignation ouvrière s’est manifestée à l’origine par des soulèvements isolés — des émeutes, comme disent chez nous les patrons et la police. Dans tous les pays, ces soulèvements isolés ont engendré, d’une part, des grèves plus ou moins pacifiques et, d’autre part, une lutte générale de la classe ouvrière pour son émancipation.

Quel est le rôle des grèves (ou débrayages) dans la lutte de la classe ouvrière ? Pour répondre à cette question, nous devons d’abord nous arrêter un peu plus longuement sur les grèves. 
Si, comme nous l’avons vu, le salaire de l’ouvrier est déterminé par un contrat entre celui-ci et le patron et si en l’occurrence l’ouvrier isolé se trouve totalement impuissant, il est évident que les ouvriers doivent nécessairement soutenir en commun leurs revendications, qu’ils doivent nécessairement organiser des grèves pour empêcher les patrons de réduire les salaires ou pour obtenir un salaire plus élevé. Et, en effet, il n’est pas un seul pays à régime capitaliste où il n’y ait des grèves ouvrières. Dans tous les pays d’Europe et en Amérique, les ouvriers se sentent partout impuissants quand ils agissent isolément, et ils ne peuvent résister au patronat qu’en agissant tous ensemble, soit en faisant grève, soit en en agitant la menace. Plus le capitalisme se développe, plus les grandes usines et fabriques se multiplient rapidement, plus les petits capitalistes sont évincés par les grands, et plus devient impérieuse la nécessité d’une résistance commune des ouvriers car le chômage s’aggrave, la concurrence devient plus âpre entre les capitalistes qui s’efforcent de produire leurs marchandises au plus bas prix possible (ce qui demande que les ouvriers soient payés le moins cher possible), les fluctuations dans l’industrie s’accentuent et les crises deviennent plus violentes [2]. 
Lorsque l’industrie prospère, les patrons de fabrique réalisent de gros profits, sans songer le moins du monde à les partager avec les ouvriers ; mais en période de crise ils cherchent à faire supporter les pertes par les ouvriers. La nécessité des grèves dans la société capitaliste est si bien reconnue par tout le monde dans les pays d’Europe que la loi ne les y interdit pas, c’est seulement en Russie que subsistent 
des lois barbares contre les grèves (nous reviendrons une autre fois sur ces lois et leur application).

Mais les grèves, qui relèvent de la nature même de la société capitaliste, marquent le début de la lutte menée par la classe ouvrière contre cette organisation de la société.

Lorsque les riches capitalistes ont en face d’eux des ouvriers isolés et nécessiteux, c’est pour ces derniers l’asservissement total. La situation change quand ces ouvriers nécessiteux unissent leurs efforts. 
Les patrons ne tireront aucun profit de leurs richesses s’ils ne trouvent pas des ouvriers acceptant d’appliquer leur travail à l’outillage et aux matières premières des capitalistes et de produire de nouvelles 
richesses. Quand des ouvriers isolés ont affaire aux patrons, ils restent de véritables esclaves voués à travailler éternellement au profit d’autrui pour une bouchée de pain, à demeurer éternellement des mercenaires dociles et muets. Mais, lorsqu’ils formulent en commun leurs revendications et refusent d’obéir à ceux qui ont le sac bien garni, ils cessent d’être des esclaves, ils deviennent des êtres humains, ils commencent à exiger que leur travail ne serve plus seulement à enrichir une poignée de parasites mais permette aux travailleurs de vivre humainement. Les esclaves commencent à exiger de devenir des maîtres, de travailler et de vivre non point au gré des grands propriétaires fonciers et des capitalistes mais comme l’entendent les travailleurs eux-mêmes. Si les grèves inspirent toujours une telle épouvante aux capitalistes, c’est parce qu’elles commencent à ébranler leur domination. 
Tous les rouages s’arrêteront si ton bras puissant le veut“, dit de la classe ouvrière une chanson des ouvriers allemands. 
En effet : les fabriques, les usines, les grandes exploitations foncières, les machines, les chemins de fer, etc., etc., sont pour ainsi dire les rouages d’un immense mécanisme qui extrait des produits de toutes sortes, leur fait subir les transformations nécessaires et les livre à l’endroit voulu. Tout ce mécanisme est actionné par l’ouvrier, qui cultive la terre, extrait le minerai, produit des marchandises dans les fabriques, construit les maisons, les ateliers, les voies ferrées. Quand les ouvriers refusent de travailler, tout ce mécanisme 
menace de s’arrêter. Chaque grève rappelle aux capitalistes que ce ne sont pas eux les vrais maîtres mais les ouvriers, qui proclament de plus en plus hautement leurs droits. Chaque grève rappelle aux ouvriers que leur situation n’est pas désespérée, qu’ils ne sont pas seuls. Voyez quelle énorme influence la grève exerce aussi bien sur les grévistes que sur les ouvriers des fabriques voisines ou situées à proximité ou faisant partie d’une branche d’industrie similaire. En temps ordinaire, en temps de paix, l’ouvrier traîne son boulet sans mot dire, sans contredire le patron, sans réfléchir à sa situation. 
En temps de grève, il formule bien haut ses revendications, il remet en mémoire aux patrons toutes les contraintes tyranniques qu’ils lui ont infligées, il proclame ses droits, il ne songe pas uniquement à lui-même et à sa paie, il songe aussi à tous les camarades qui ont cessé le travail en même temps que lui et qui défendent la cause ouvrière sans craindre les privations. Toute grève entraîne pour l’ouvrier une foule de privations, et de privations si effroyables qu’elles ne peuvent se comparer qu’aux calamités de la guerre : la faim au foyer, la perte du salaire, bien souvent l’arrestation, l’expulsion de la ville qu’il habite de longue date et où il a son travail. Et malgré toutes ces calamités, les ouvriers méprisent ceux qui lâchent leurs camarades et qui composent avec le patron. Malgré les misères causées par la grève, les ouvriers des fabriques voisines éprouvent toujours un regain de courage en voyant leurs camarades engager la lutte. “Ceux qui supportent tant de misères pour briser la résistance d’un seul bourgeoissauront aussi briser la force de la bourgeoisie tout Entière” [3], a dit un des grands maîtres du socialisme, Engels, à propos des grèves des ouvriers anglais. Il suffit souvent qu’une seule fabrique se mette en grève pour que le mouvement gagne aussitôt une foule d’autres fabriques. 
Tant est grande l’influence morale des grèves, tant est contagieux pour les ouvriers le spectacle de leurs camarades qui, fût-ce momentanément, cessent d’être des esclaves pour devenir les égaux des riches ! 
Toute grève contribue puissamment à amener les ouvriers à l’idée du socialisme, de la lutte de la classe ouvrière tout entière pour s’affranchir du joug du capital. Il est arrivé très souvent qu’avant une grève importante les ouvriers d’une fabrique, d’une industrie, d’une ville donnée ne sachent presque rien du socialisme et n’y pensent guère et qu’après la grève les cercles et les associations se multiplient parmi eux, tandis qu’un nombre sans cesse grandissant d’ouvriers devenaient socialistes.

La grève apprend aux ouvriers à comprendre ce qui fait la force des patrons et ce qui fait la force des ouvriers, elle leur apprend à penser non pas seulement à leur propre patron et à leurs camarades les plus proches mais à tous les patrons, à toute la classe des capitalistes et à toute la classe ouvrière. Lorsqu’un patron de fabrique, qui a amassé des millions grâce au labeur de plusieurs générations d’ouvriers, refuse la moindre augmentation de salaire ou tente même de le réduire encore plus et, en cas de résistance, jette sur le pavé des milliers de familles affamées, les ouvriers 
voient clairement que la classe capitaliste dans son ensemble est l’ennemie de la classe ouvrière dans son ensemble, qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes et leur union. Il arrive très souvent que le patron s’emploie le plus possible à tromper les ouvriers, à se faire passer pour leur bienfaiteur, à dissimuler son exploitation des ouvriers par une aumône dérisoire, par des promesses fallacieuses. Chaque grève détruit toujours, d’un coup, tout ce mensonge, elle montre aux ouvriers que leur “bienfaiteur” est un loup déguisé en mouton.

Mais la grève n’ouvre pas seulement les yeux des ouvriers en ce qui concerne les capitalistes, elle les éclaire aussi sur le gouvernement et sur les lois. De même que les patrons de fabrique s’efforcent de se faire passer pour les bienfaiteurs des ouvriers, les fonctionnaires et leurs valets s’efforcent de persuader ces derniers que le tsar et son gouvernement agissent en toute équité, avec un égal souci du sort des patrons et de celui des ouvriers. L’ouvrier ne connaît pas les lois, il n’a pas affaire aux fonctionnaires, surtout à ceux d’un rang supérieur, et c’est pourquoi il ajoute souvent foi à tout cela. Mais voilà qu’éclate une grève. Procureur, inspecteur de fabrique, police, souvent même la troupe se présentent à la fabrique.


Les ouvriers apprennent qu’ils ont contrevenu à la loi : la loi autorise les patrons à se réunir et à discuter ouvertement des moyens de réduire les salaires des ouvriers mais elle fait un crime à ces ouvriers de se concerter en vue d’une action commune ! Ils sont expulsés de leurs logements ; la police ferme les boutiques où ils pourraient acheter des vivres à crédit ; on cherche à dresser les soldats contre les ouvriers, même quand ceux-ci restent bien calmes et pacifiques. On va jusqu’à faire tirer sur les ouvriers et, lorsque les soldats massacrent des ouvriers désarmés en tirant dans le dos de ceux qui s’enfuient, le tsar en personne adresse ses remerciements à la troupe (c’est ainsi que le tsar a remercié les soldats qui avaient tué des ouvriers en grève à Iaroslavl, en 1895). Chaque ouvrier se rend compte alors que le gouvernement du tsar est son pire ennemi, qu’il défend les capitalistes et tient les ouvriers pieds et poings liés. L’ouvrier commence à se rendre compte que les lois sont faites dans l’intérêt exclusif des riches, que les fonctionnaires aussi défendent l’intérêt de ces derniers, que la classe ouvrière est bâillonnée et qu’on ne lui laisse pas même la possibilité de faire connaître ses besoins, que la classe ouvrière doit de toute nécessité conquérir le droit de grève, le droit de publier des journaux ouvriers, le droit de participer à la représentation nationale, laquelle doit promulguer les lois et veiller à leur application. Et le gouvernement comprend fort bien lui-même que les grèves dessillent les yeux des ouvriers, c’est pourquoi il les craint tant et s’efforce à tout prix de les étouffer le plus vite possible. Ce n’est pas sans raison qu’un ministre de l’Intérieur allemand [4], qui s’est rendu particulièrement célèbre en persécutant avec férocité les socialistes et les ouvriers conscients, a déclaré un jour devant les représentants du peuple : “Derrière chaque grève se profile l’hydre [le monstre] de la révolution” ; chaque grève affermit et développe chez les ouvriers la conscience du fait que le gouvernement est son ennemi, que la classe ouvrière doit se préparer à lutter contre lui pour les droits du peuple.

Ainsi les grèves apprennent aux ouvriers à s’unir ; elles leur montrent que c’est seulement en unissant leurs efforts qu’ils peuvent lutter contre les capitalistes ; les grèves apprennent aux ouvriers à penser à la lutte de toute la classe ouvrière contre toute la classe des patrons de fabrique et contre le gouvernement autocratique, le gouvernement policier. C’est pour cette raison que les socialistes appellent les grèves “l’école de guerre”, une école où les ouvriers apprennent à faire la guerre à leurs ennemis, afin d’affranchir l’ensemble du peuple et tous les travailleurs du joug des fonctionnaires et du capital.

Mais “l’école de guerre“, ce n’est pas encore la guerre elle-même. Lorsque les grèves se propagent largement parmi les ouvriers, certains d’entre eux (et quelques socialistes) en viennent à s’imaginer que la classe ouvrière peut se borner à faire grève, à organiser des caisses et des associations pour les grèves, et que ces dernières à elles seules suffisent à la classe ouvrière pour arracher une amélioration sérieuse de sa situation, voire son émancipation. Voyant la force que représentent l’union des ouvriers et leurs grèves, même de faible envergure, certains pensent qu’il suffirait aux ouvriers d’organiser une grève générale s’étendant à l’ensemble du pays pour obtenir des capitalistes et du gouvernement tout ce qu’ils désirent. Cette opinion a été également celle d’ouvriers d’autres pays, lorsque le mouvement ouvrier n’en était qu’à ses débuts et manquait tout à fait d’expérience. Mais cette opinion est fausse. Les grèves sont un des moyens de lutte de la classe ouvrière pour son affranchissement mais non le seul ; et si les ouvriers ne portent pas leur attention sur les autres moyens de lutte, ils ralentiront par là la croissance et les progrès de la classe ouvrière. En effet, pour assurer le succès des grèves, il faut des caisses afin de faire vivre les ouvriers pendant la durée du mouvement. Ces caisses, les ouvriers en organisent dans tous les pays (généralement dans le cadre d’une industrie donnée, d’une profession ou d’un atelier) ; mais chez nous, en Russie, la chose est extrêmement difficile car la police les traque, confisque l’argent et emprisonne les ouvriers. Il va de soi que les ouvriers savent aussi déjouer la police, que la création de ces caisses est utile et nous n’entendons pas la déconseiller aux ouvriers. Mais on ne peut espérer que ces caisses ouvrières, interdites par la loi, puissent attirer beaucoup de membres ; or, avec un nombre restreint d’adhérents, elles ne seront pas d’une très grande utilité. Ensuite, même dans les pays où les associations ouvrières existent librement et disposent de fonds très importants, même dans ces pays la classe ouvrière ne saurait se borner à lutter uniquement par des grèves. Il suffit d’un arrêt des affaires dans l’industrie (d’une crise comme celle qui se dessine actuellement en Russie) pour que les patrons des fabriques provoquent eux-mêmes des grèves, parce qu’ils ont parfois intérêt à faire cesser momentanément le travail, à ruiner les caisses ouvrières. Aussi les ouvriers ne peuvent-ils se borner exclusivement aux grèves et aux formes d’organisation qu’elles impliquent. En deuxième lieu, les grèves n’aboutissent que là où les ouvriers sont déjà assez conscients, où ils savent choisir le moment propice, formuler leurs revendications, où ils sont en liaison avec les socialistes pour se procurer ainsi des tracts et des brochures. Or ces ouvriers sont encore peu nombreux en Russie et il est indispensable de tout faire pour en augmenter le nombre, pour initier la masse des ouvriers à la cause ouvrière, pour les initier au socialisme et à la lutte ouvrière. Cette tâche doit être assumée en commun par les socialistes et les ouvriers conscients, qui forment à cet effet un parti ouvrier socialiste. En troisième lieu, les grèves montrent aux ouvriers, nous l’avons vu, que le gouvernement est leur ennemi, qu’il faut lutter contre lui.

Et, dans tous les pays, les grèves ont en effet appris progressivement à la classe ouvrière à lutter contre les gouvernements pour les droits des ouvriers et du peuple tout entier. Ainsi que nous venons de le dire, seul un parti ouvrier socialiste peut mener cette lutte, en diffusant parmi les ouvriers des notions justes sur le gouvernement et sur la cause ouvrière. Nous parlerons plus spécialement une autre fois de la façon dont les grèves sont menées chez nous, en Russie, et de l’usage que doivent en faire les ouvriers conscients. Pour le moment, il nous faut souligner que les grèves, comme on l’a dit ci-dessus, sont “l’école de guerre” et non la guerre elle-même, qu’elles sont seulement un des moyens de la lutte, une des formes du mouvement ouvrier. Des grèves isolées les ouvriers peuvent et doivent passer et passent effectivement dans tous les pays à la lutte de la classe ouvrière tout entière pour l’émancipation de tous les travailleurs. 
Lorsque tous les ouvriers conscients deviennent des socialistes, c’est-à-dire aspirent à cette émancipation, lorsqu’ils s’unissent à travers tout le pays pour propager le socialisme parmi les ouvriers, pour enseigner aux ouvriers tous les procédés de lutte contre leurs ennemis, lorsqu’ils forment un parti ouvrier socialiste luttant pour libérer tout le peuple du joug du gouvernement et pour libérer tous les travailleurs du joug du capital, alors seulement la classe ouvrière adhère sans réserve au grand mouvement des ouvriers de tous les pays, qui rassemble tous les ouvriers et arbore le drapeau rouge avec ces mots : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !


[1] 
L’article “A propos des grèves” a été écrit à la fin de 1899 par Lénine, alors en relégation en Sibérie, pour la Rabotchaïa Gazéta. L’article devait avoir trois parties, comme Lénine l’indique dans son préambule. On ne possède que la première partie, recopiée de la main de N. K. Kroupskaïa, et on n’a pu établir si les deux autres parties avaient été rédigées. (N. Ed.)

[2] 
Des crises dans l’industrie et de leur signification pour les ouvriers nous parlerons plus en détail une autre fois. Pour l’instant, nous nous bornerons à faire remarquer que ces dernières années les affaires 
ont très bien marché pour l’industrie russe, elle a “prospéré” ; mais aujourd’hui (fin 1899) des symptômes évidents montrent que cette “prospérité” va aboutir à une crise : à des difficultés dans l’écoulement des marchandises, à des faillites de propriétaires de fabrique, à la ruine des petits patrons et à des calamités terribles pour les ouvriers (chômage, réduction des salaires, etc.). (Note de Lénine).

[3] 
F. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, Editions Sociales, Paris, 1975, p. 281. (N. Ed.)

[4] 
Il s’agit du ministre de l’Intérieur prussien, von Puttkamer. (N. Ed.)

V.I. Lénine

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